Collectif Résistance 71

Anthropologie politique : Société, pouvoir, état et violence

Résoudre l'aporie anthropologique politique de Pierre Clastres ou comment lâcher prise des antagonismes induits pour une société des sociétés

Août 2019

“La première démarche de l’esprit est de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Pourtant, dès que la pensée réfléchit sur elle-même, ce qu’elle découvre d’abord, c’est une contradiction.”

~ Albert Camus ~

« Il me paraît assez triste de constater qu’à son stade actuel la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre divers mots clefs, tels que « pouvoir », « puissance », « force », « autorité », et finalement « violence », dont chacun se réfère à des phénomènes distincts et différents.”

~ Hannah Arendt, 1972 ~

“Là où cesse l’État, c’est là que commence l’Homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. Là où cesse l’État — regardez donc mes frères ! Ne les voyez-vous pas, l’arc-en-ciel et les ponts du surhumain ?”

~ Friedrich Nietzsche, “De la nouvelle idole” ~

“Un ethnologue français, Pierre Clastres, a émis, pour les sociétés humaines en général, l’hypothèse que la tendance normale dans un groupe est la résistance collective aux excès du pouvoir. Dans une société encore peu complexe, les notables doivent s’attacher leurs obligés en redistribuant en permanence les richesses qu’ils réussissent à grand peine à accumuler. Dans une société guerrière où le prestige est lié aux prouesses de combat, les grands guerriers doivent remettre sans cesse leur titre en jeu, jusqu’au jour où ils finissent par être éliminés.
L’émergence de sociétés inégalitaires ne serait donc pas la norme, mais l’exception et le résultat d’un disfonctionnment de ces mécanismes de contrôle. Finalement, l’inégalité ne serait pas naturelle...”
~ Jean-Paul Demoule, archéologue, ancien directeur de l’INRAP, 2012 ~


A BB


Société, pouvoir, état et violence : Résoudre l’aporie anthropologique politique de Pierre Clastres ou comment lâcher prise des antagonismes induits pour une société des sociétés


Résistance 71


Depuis plusieurs années, nous réfléchissons sur les analyses pertinentes et décisives de l’anthropologue politique Pierre Clastres (1934-1977), dont les travaux et recherches sur la société, l’État et le pouvoir, les sociétés contre l’état, cheminant sur une voie médiane entre une anthropologie structuraliste évolutionniste et une “anthropologie” marxiste, ont inspiré bien des anthropologues depuis sa tragique disparition prématurée dans un accident de voiture il y a un peu plus de 40 ans.

Directeur de recherche associé au CNRS, grand spécialiste des sociétés primitives (pris dans son sens de “primere” c’est à dire premières, originelles, dont certaines ont perduré jusqu’à récemment dans des endroits reculés de la planète) qu’il nous apprit ne pas être “sans état”, mais bien plutôt “contre l’État”, spécialiste notamment des sociétés amérindiennes du sud, Clastres était arrivé dans ses recherches à une aporie philosophique, une impasse contradictoire qu’il s’apprêtait à résoudre. Il laissa quelques écrits et notes dans lesquels il expliquait que la recherche future s’évertuerait à résoudre certaines questions, que cette impasse contradictoire à laquelle il semblait être arrivé, soulevait.

Dans ce qui va suivre, nous allons tenter d’énoncer cette aporie et de la résoudre afin de faire entrevoir le chemin sur lequel la société humaine semble être destinée à marcher sans pour autant en avoir parfaitement conscience. Pour ce faire, nous allons dans un premier temps définir et expliquer ce qu’est une aporie, terme emprunté à la philosophie et particulièrement pertinent ici puisque Clastres lui-même avait abordé l’anthropologie depuis l’angle philosophique, après avoir été exposé aux travaux et avoir été l’élève de Claude Lévi-Strauss dans ses études de doctorat de philo. Puis nous définirons le pouvoir, ce qui nous amènera à succintement résumer les recherches de Clastres en ce domaine. Ainsi nous pourrons parvenir à la formulation de l’aporie concernant la recherche de Clastres et tenter de la résoudre pour ouvrir le champ non seulement théorique mais tout aussi pratique vers une nouvelle poussée évolutionniste de la société humaine en direction de son émancipation finale de toutes les contingences et antagonismes induits, engendrés par le système étatico-capitaliste que nous avons été contraint d’endorser et de subir depuis bien trop longtemps déjà.

Dans un premier temps, voyons ce qu’est une aporie. Ce terme philosophique est issus du grec ancien, “poria”, le passage, auquel on y met un préfixe privatif “a” pour donner “aporia” ou “absence de passage”, c’est à dire une “impasse” au terme d’une réflexion approfondie. Une aporie est une impasse contradictoire en apparence insoluble qui apparaît parfois au bout d’un raisonnement. Le plus souvent, une aporie se formule sous la forme d’une question contradictoire, mais pas nécessairement ; elle peut aussi simplement provenir du raisonnement ramifiant son argumentation jusqu’a une impasse qui peut-être insoluble en l’état des connaissances actuelles des choses au moment de la réflexion mais qui peut éventuellement se résoudre plus tard avec plus d’information sur le sujet.

Nous aborderons également la question inévitable quand on parle de la société humaine, celle du “pouvoir”. Sans disserter profusément sur un sujet qui a déjà fait couler tant de salive et d’encre, cadrons simplement le débat avant d’en venir à l’approche de la société et du “pouvoir” faite par Clastres.

Le mot “pouvoir” vient du latin “potere” qui veut dire “être capable de…” “avoir la faculté, la capacité de faire quelque chose”. Hannah Arendt avait pertinemment défini le “pouvoir” comme étant “L’aptitude d’agir de façon concertée” (1972). Ainsi on peut nager, faire du ski ou parler le mandarin tout comme on peut moissonner la récolte de blé ou partir en vacances à l’autre bout du monde… On en est capable. Quand on parle de “pouvoir politique”, on parle de deux choses : pouvoir et politique. Être capable de quoi ?… d’organiser la vie de la cité, de prendre les décisions pour ce faire, donc d’agir de façon concertée pour le bon agencement de la vie du groupe à quelle qu’échelle que ce soit. C’est quand on pose la question du qui prend les décisions que l’on tombe alors dans la partie méthodologique de l’affaire, ainsi comme l’a bien analysé Clastres dans ses recherches, on ne peut pas envisager une société humaine sans pouvoir, celui-ci est inhérent, immanent à la société quelque soit son mode de fonctionnement, par contre ce qui peut différer est la méthode avec laquelle ce pouvoir est exercé. Le pouvoir (politique) s’exerce ou il n’est pas et il n’est pas seulement ou obligatoirement une relation de dominant à dominé, tout dépend du mode de fonctionnement de la société choisi… ou non, comme nous allons le voir par la suite avec l’analyse de Clastres.

Le “politique” du grec “polis”, la cité, a aussi été appelé “espace politique” par Hannah Arendt dont la réflexion sur la nature du pouvoir après le seconde guerre mondiale, mit fin à tant de confusion sur les termes de “société”, “État”, “pouvoir”, “puissance”, “violence”, le plus souvent assimilés en tant que synonymes. Le politique, le “pouvoir politique” naît donc de la capacité d’action individuelle et collective pour organiser un groupe d’humains vivant ensemble et/ou proches d’autres communautés. Le politique est une communauté de l’agir, de l’action, dans le but du bien-être de l’ensemble de la communauté proche et étendue. Il est la faculté de prendre des décisions pour agencer le groupe dans lequel on vit quelque soit sa taille et son importance.

Ainsi, on ne peut pas dire qu’une société est avec ou sans pouvoir ni désirer une société sans pouvoir, ceci n’aurait pas de sens : “Nous estimons que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que celui-ci soit déterminé par les liens de sang ou les classes sociales)… […] Ainsi on peut penser le politique sans la violence, mais on ne peut pas penser le social sans le politique, en d’autres termes, il n’y a pas de société sans pouvoir.”, nous dit Pierre Clastres dans “La société contre l’État” (1974, éditions ce Minuit, p.20-21). Le pouvoir s’exerce de deux manières : non coercitive ou coercitve. Le pouvoir est immanent à la société et ne peut s’exercer que de deux façons possibles.

Afin de mieux comprendre la relation entre société, pouvoir, état, chefferie, violence, il est essentiel de résumer les recherches de Pierre Clastres et son parcours sur l’étude de ce sujet, qui fit de lui un des anthropologues politiques les plus influents de la seconde moitié du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui.

Pierre Clastres est un anthropologue / ethnologue français qui vint à l’anthropologie par le chemin de la philosophie. En préparant son doctorat de philo, il croise le chemin de Claude Levi-Strauss dont il devient l’élève. Il passe à l’anthropologie et part faire des études de terrain en Amérique du sud où il résidera de nombreuses fois pour des durées de plus d’un an au cœur des sociétés primitives (au sens anthropologique, sociétés “premières”, originelles) au Brésil, au Vénézuéla et surtout au Paraguay chez les indiens Guayaki dans les années 60. Il enseigne quelque temps à l’université de Sao Paulo au Brésil, puis devient directeur de recherches au CNRS.

De ces voyages d’études, il écrira plusieurs ouvrage dont ses deux plus célèbres sont : “Chroniques des indiens Guayaki”, Plon, 1972 et “La société contre l’État”, éditions de Minuit, 1974, deux excellents ouvrages que nous invitons bien évidemment à lire dans leur intégralité. Clastres décède subitement dans un accident de voiture en 1977 alors qu’il est en pleine phase de questionnement de paradoxes qui se révèlent au fur et à mesure de sa réflexion sur la société, le pouvoir, l’état, la violence et la guerre. Peu avant sa mort, en 1977, la revue “Libre” publie un de ses textes : “L’archéologie de la violence”, ayant pour sous-titre “La guerre dans les sociétés primitives”. Ce texte est publié tel quel aux éditions de l’Aube en 2010, mais fait partie d’un recueil de textes que Clastres publia entre 1969 et 1977 et réunis sous le titre de “Recherches d’anthropologie politique”, Seuil, 1980. Nous avons utilisé tous ces textes comme base de notre réflexion pour rédiger le présent essai, notre “Manifeste pour la société des sociétés” (2017) ainsi que notre compilation hommage en 2017 pour les 40 ans de son décès. “L’archéologie de la violence” est le texte de Clastres menant à l’aporie que nous allons enter de formuler plus tard dans cet essai.

Les études anthropologiques de Clastres arrivent sur la scène à un moment où le domaine de l’étude de l’Homme et de son fonctionnement social est partagé en deux clans distincts :

Nous avons republié sur Résistance 71 ce texte de Clastres “Les marxistes et leur anthropologie” qui fut initialement publié dans la revue “Libre” en 1978 depuis le texte manuscrit de Clastres. Ce texte figure dans “Recherches d’anthropologie politique” (Seuil, 1980).

Clastres, par ses recherches et ses conclusions dessinent alors ce qu’on pourrait appeler une voie du milieu qui rend compte de la réalité sociale des sociétés primitives dans leur refus de la centralisation du pouvoir, de la chefferie despotique et donc du pouvoir coercitif. Dans “La société contre l’État”, il nous dit ceci p.20 :

Le pouvoir politique […] se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif. Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n’est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l’occidentale (pas la seule naturellement). Il n’y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d’explication d’autres modalités différentes.

De là, il soulève p.22 les deux grandes interrogations de l’anthropologie politique générale :

1- Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est à dire qu’est-ce que la société ?

2- Comment et pourquoi passe t’on du pouvoir politique non coercitif au pouvoir politique coercitif ? C’est à dire qu’est-ce que l’histoire ?

Ainsi, Clastres démontre pas à pas, que la société primitive est une société à la chefferie sans pouvoir. Le “chef” est un porte-parole, gardien de la tradition ancestrale et qui ne saurait donner des ordres qui ne seraient du reste, jamais obéis. Le pouvoir politique dans la société primitive réside dans la communauté qui décide, le “chef” ne faisant que suggérer et s’assurer du bon fonctionnement traditionnel des choses. Ce n’est qu’en cas de conflit que le “chef de guerre” prend en charge la destinée guerrière du groupe, son autorité cesse avec la fin du conflit (qu’elle soit temporaire ou définitive). Ainsi existe t’il un pouvoir civil et militaire, ce dernier représentant une forme de pouvoir coercitif n’étant accepté que temporairement et lorsqu’une menace exogène vient perturber, menacer la communauté. Le “chef” du quotidien est un “faiseur de paix”, grand orateur, médiateur et généreux de ses dons et de son partage. Le “chef” de la société primitive est prestigieux, mais le plus pauvre de la communauté. Il n’est pas la “sphère du pouvoir”, mais le centre des mots, de la tradition, de la parole. Clastres nous dit : “On peut dire non que le chef est un homme qui parle, mais que celui qui parle est un chef.

La caractéristique essentielle de la société primitive, nous dit Clastres par ses recherches, est son unité. Elle est une et indivisée, il n’y a pas de scission politique entre un pouvoir de ceux qui dominent et une obéissance de ceux qui sont dominés. Le rapport dominant/dominé y est totalement absent. Le pouvoir politique, décisionnaire, n’est pas séparé de la communauté, il n’exIste pas d’entité séparée du pouvoir. Il existe du reste des mécanismes internes pour que ceci ne se produise pas, en cela, Clastres nous dit que les sociétés primitives ne sont pas seulement des société sans État, mais elles sont des sociétés CONTRE l’État, comme l’indique le titre de son ouvrage phare.

De plus, il nous enseigne que l’unité de la société est préservée grâce à la “guerre”, aux conflits avec les autres, en cela l’unité indivisée de la société des indiens Guarani ou Guayaki par exemple, ne peut être qu’en rapport de la division existante avec les autres groupes environnant. L’harmonie interne n’existe et n’est maintenue que par la division, l’antagonisme externe.

Il n’existe pas non plus de scission “économique”, non pas parce que ces sociétés ne peuvent pas avoir d’économie étant si pauvres et luttant en permanence contre la famine qui guette, mais parce que leur mode de production domestique refuse le surplus, refuse et rend impossible tout velléité d’accumulation et de spéculation. Comme l’a prouvé un autre grand anthropologue contemporain et ami de Clastres, l’Américain Marshall Sahlins, les sociétés primitives sont des sociétés d’abondance dont le mode de production domestique est parfaitement adapté à la garantie du statu quo égalitaire. Ainsi tant le pouvoir politique qu’”économique” ne peuvent pas y être séparés du groupe et créer division et inégalité.

La base fondamentale du pouvoir est le pouvoir non coercitif, l’humanité a vécu environ 99% de son existence depuis 1,8 millions d’années de cette façon. Le conflit armé organisé de masse (la guerre) n’existe que depuis moins de 10 000 ans et l’État, de ses entités proto-étatiques jusqu’aux états-nations modernes, n’existe que depuis environ 5000 ans.. Les études de Clastres (entre autres) nous montre que cela n’est pas le fait d’une “évolution inéluctable”, mais d’un choix fait par un petit nombre au détriment de grand nombre, dans des circonstances socio-politico-économiques particulières et favorables à la maintenance forcée de la division de la société.

Qu’en est-il de l’État ? Il est la forme institutionnalisée de la division de la société. L’État est l’outil du nivellement de sociétés locales puis étendues et vues comme compatibles dans une standardisation (le plus souvent forcée) des valeurs (politiques, structurelles, linguistiques, économiques) autour d’un chef imposé directement ou indirectement et de ses complices. Ce nivellement n’est pas quelque chose de spontané, créé par les intervenants, mais un système de rapport dominant/dominé coercitif, imposé par la force et maintenu au moyen de ce qui est appelé aujourd’hui le “monopole de la violence ‘légitime’ “. L’État n’est pas volontaire, il est forcé sur les peuples. Il s’exerce par tout un système légal et bureaucratique entérinant la dictature plus ou moins avancée selon les sociétés (monarchies de droit divin ou constitutionnelle, despotismes et dictatures en tout genre, “démocratie libérale”, qui n’est qu’une dictature molle pouvant se durcir à n’importe quel moment comme la république française par exemple, qui écrasa la Commune dans un bain de sang et réprime aujourd’hui le mouvement contestataire des Gilets Jaunes au moyen d’une violence d’état totalement disproportionnée en rapport aux actions du peuple réfractaire aux crimes de la dictature marchande).

Voici ce qu’analyse Clastres dans le dernier chapitre éponyme de “La société contre l’État” (extraits à partir de la page 161 dans le livre des éditions de Minuit) et nous permet de mieux comprendre la relation société, pouvoir, état, violence :

“[…] Il n’y a pas de hiérarchie dans le champ de la technique, il n’y a pas de technologie inférieure ou supérieure : on ne peut mesurer un équipement technologique qu’à sa capacité de satisfaire en un milieu donné, les besoins de la société. […] Deux axiomes paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore : le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État, le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. […] Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? A quoi cela leur servirait-il ? A quoi servirait les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que l’Homme travaille au-delà de ses besoins.

[… Tout est bouleversé par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsqu’au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le “code civil” de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quant à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet que s’inscrit la différence entre l’indien amazonien et l’indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois. Il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard. […] Ainsi, la division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et les assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail ; l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.

[…] Les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures, des corps sociaux au décollage “normal” interrompu par quelque bizarre maladie, elles ne se trouvent pas au point de départ d’une logique historique conduisant tout droit au terme inscrit d’avance, mais connu seulement a posteriori, notre propre système social.

[…] L’apparition de l’État a opéré le grand partage typologique entre “sauvages” et “civilisés”, elle a inscrit l’ineffaçable coupure dans l’au-delà de laquelle tout est changé, car le Temps devient Histoire.

[…] C’est donc bien la coupure politique qui est décisive et non le changement économique. La véritable révolution, dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intacte l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est l’apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, de ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que l’infrastructure c’est le politique et la superstructure, c’est l’économique.

[…] L’État dit-on est l’instrument qui permet à la classe dominante d’exercer sa domination violente sur les dominées. Soit. Pour qu’il y ait apparition de l’État, il faut donc qu’il y ait auparavant division de la société en classes sociales antagonistes, liées entre elles par des relations d’exploitation. Donc la structure de la société, la division en classes, devrait précéder l’émergence de la machine étatique. Observons au passage la fragilité de cette conception purement instrumentale de l’État. Si la société est organisée par des oppresseurs capables d’exploiter les opprimés, c’est que cette capacité d’imposer l’aliénation repose sur l’usage d’une force, c’est à dire sur ce qui fait la substance même de l’État, le “monopole de la violence physique légitime”.

[…] Articuler l’apparition de la machine étatique à la transformation de la structure sociale conduit seulement à reculer le problème de cette apparition. Car il faut alors se demander pourquoi se produit au sein d’une société primitive, c’est à dire d’une société non divisée, la nouvelle répartition des hommes en dominants et dominés. Quel est le moteur de cette transformation majeure qui culminerait dans l’installation de l’État ? Son émergence sanctionnerait la légitimité d’une propriété privée préalablement apparue. L’État serait le représentant et le protecteur des propriétaires. Fort bien. Mais pourquoi y aurait-il apparition de la propriété privée en un type de société qui ignore, parce qu’il la refuse, la propriété ? Pourquoi quelques-uns décidèrent-ils un jour de déclarer : ‘ceci est à moi’ et comment les autres laissèrent-ils ainsi s’établir le germe de ce que la société primitive ignore, l’autorité, l’oppression, l’État ? Ce que l’on sait maintenant des sociétés primitives ne permet plus de rechercher au niveau de l’économique l’origine du politique. Ce n’est pas sur ce sol là que s’enracine l’arbre généalogique de l’État. Il n’y a rien dans le fonctionnement économique d’une société primitive, d’une société sans État, rien qui permette l’introduction de la différence entre plus riches et plus pauvres, car personne n’y éprouve le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous, de satisfaire les besoins matériels et l’échange des biens et des services, qui empêche constamment l’accumulation privée des biens, rendent tout simplement impossible l’éclosion d’un tel désir, désir de possession qui est en fait désir de pouvoir. La société primitive, première société d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance. Les sociétés primitives sont des sociétés sans État parce que l’État y est impossible. Et pourtant tous les peuples civilisés ont d’abord été sauvages : qu’est-ce qui a fait que l’État a cessé d’être impossible ? Pourquoi les peuples cessèrent-ils d’être sauvages ? Quel formidable évènement, quelle révolution laissèrent surgir la figure du Despote, de celui qui commande à ceux qui obéissent ? D’où vient le pouvoir politique ? Mystère, provisoire peut-être, de l’origine.

[…] Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Il ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir et la figure (mal nommée) du “chef” ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive qu’on peut déduire l’appareil étatique général.

[…] Les fonctions de chef telles qu’elles ont été analysées montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résoudre les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages etc, il ne dispos, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. […] A quoi la tribu estime t’elle qu’un tel homme est digne d’être un chef ? En fin de compte, à sa seule compétence “technique” : dons oratoires, savoir-faire comme chasseur, capacité de coordonner les activités guerrières, offensives ou défensives. En aucune manière la société ne laisse passer le chef au-delà de cette limite technique, elle ne laisse jamais une supériorité technique se transformer en autorité politique. Le chef est au service de la société, c’est la société en elle-même, lieu véritable du pouvoir, qui exerce comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre service, d’exercer sur la tribu ce que l’on nomme le pouvoir : jamais la société primitive ne tolèrera que son chef se transforme en despote. Haute surveillance en quelque sorte, à quoi la tribu soumet le chef, prisonnier en un espace d’où elle ne le laisse pas sortir.

[…] Ne l’oublions pas, le chef primitif est un chef sans pouvoir : comment pourrait-il imposer la loi de son désir à une société qui le refuse ? Il est à la fis prisonnier de son désir de prestige et de son impuissance à le réaliser. Que peut-il alors se passer ? Le guerrier est voué à la solitude, à ce combat douloureux qui ne le conduit qu’à la mort. Ce fut là le destin du guerrier sud-américain Fousiwe : pour avoir voulu imposer aux siens une guerre qu’ils ne désiraient pas, il se vit abandonné par sa tribu. Il ne lui restait plus qu’à mener seul cette guerre et il mourut criblé de flèches. La mort est le destin du guerrier, car la société primitive est telle qu’elle ne laisse pas substituer au désir de prestige la volonté de pouvoir. Ou en d’autres termes, dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d’avance condamné à mort. Le pouvoir politique séparé est impossible dans la société primitive, il n’y a pas de place, pas de vide que pourrait combler l’État.”

En ce dernier chapitre du livre, Clastres révolutionne l’anthropologie et ses théories évolutionnistes, fait exploser le cadre établi. Clastres n’avait pas fini son travail, avant de voir sa dernière réflexion sur le pouvoir, la violence et la guerre avant son décès soudain, voici ce qu’il nous dit dans les deux derniers paragraphes de “La société contre l’État” en 1974 :

Les prophètes, armés de leur seul logos, pouvaient déterminer une “mobilisation” des Indiens, ils pouvaient réaliser cette chose impossible dans la société primitive : unifier dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus. Ils parvenaient à réaliser, d’un seul coup. le “programme” des chefs ! Ruse de l’histoire ? Fatalité qui malgré tout voue la société primitive elle-même à la dépendance ? On ne sait. Mais en tout cas, l’acte insurrectionnel des prophètes contre les chefs conférait aux premiers, par un étrange retournement des choses, infiniment plus de pouvoir que n’en détenaient les seconds. Alors peut-être faut-il rectifier l’idée de la parole comme opposé de la violence. Si le chef sauvage est commis à un devoir de parole innocente, la société primitive peut aussi, en des conditions certainement déterminées, se porter à l’écoute d’une autre parole, en oubliant que cette parole est dite comme un commandement : c’est la parole prophétique. Dans le discours des prophètes git peut-être en germe le discours du pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes, se dissimule peut-être la figure silencieuse du despote.

Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions-nous là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l’État dans le Verbe ? Prophètes conquérants des âmes avant d’être conquérants des hommes ? Peut-être.

[…] Mais ce que nous montrent les Sauvages, c’est l’effort permanent pour empêcher les chefs d’être des chefs, c’est le refus de l’unification, c’est le travail de conjuration de l’Un, de l’État. L’histoire des peuples qui ont une histoire est dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira t’on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.” (fin du livre)

En 1977 la revue Libre publie ce texte de Pierre Clastres “Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives”. Dans ce texte, Clastres poursuit l’analyse plus en détail dans un domaine particulier du pouvoir : celui de la violence et de la violence collective organisée : la guerre. Pour Clastres, celle-ci est une nécessité pour les sociétés primitives afin de maintenir leur unité interne, afin de rester indivisée. Il rappelle les trois approches anthropologiques de la guerre : celle du discours naturaliste, celle du discours économiste et celle du discours échangiste.

1- Le discours naturaliste :

Emmené par l’archéologue, anthropologue André Leroi-Gourhan pour qui la violence dans la société humaine est inhérente, l’humain est agressif et violent par nature ; c’est une propriété zoologique, un fait irréductible, une donnée naturelle qui se situe dans l’être biologique même de l’humain. La violence humaine serait partie de la survie.

A son sujet, Clastres pense ceci : “l’inquiétante conception de Leroi-Gourhan mène à une dissolution du sociologique dans le biologique, la société y devient un organisme social et toute tentative d’articuler sur la société un discours non zoologique s’y révèle d’avance vaine. Il s’agira d’établir au contraire que la guerre primitive ne doit rien à la chasse, qu’elle s’enracine non pas dans la réalité de l’Homme comme espèce, mais dans l’être social de la société primitive, qu’elle fait signe par son universalité non vers la nature, mais vers la culture.

2- Le discours économiste :

Pas de chef de file particulier, l’expression d’une conviction, même s’il s’est formé au XIXème siècle et si Marx et Engels en furent des porte-parole efficaces. L’idée est de concevoir que la société primitive est une société de subsistance, de survie, essentiellement dû à un sous-développement technologique et son incapacité à dominer la nature efficacement. L’économie primitive est vue exclusivement comme une économie de misère. Ceci sert de toile de fond à la guerre. La rareté et l’inefficacité des forces productives forcent à la lutte aussi à cause d’une concurrence exacerbée. On retrouve ici en filigrane bien sûr l’idée du pasteur Malthus pour qui il n’y a pas suffisamment de ressources sur la planète pour subvenir à tous, ce qui mène à la guerre et la survie des plus aptes (ce que reprendront, Thomas Huxley, Herbert Spencer et toute la filière du darwinisme-social jusqu’à aujoutd’hui). Cet argument est, pour les “économistes”, incontournable… Ces arguments sont aussi parties de la trame marxiste sur la question, voici ce qu’en dit Clastres dans son texte (p.24 dans l’édition de l’aube) :

Le marxisme, en tant que théorie générale de la société et aussi de l’histoire, est obligé de postuler la misère de l’économie primitive, c’est à dire le très faible rendement de l’activité de production. Pourquoi ? Parce que la théorie marxiste de l’histoire (et il s’agit de la théorie même de Karl Marx) découvre la loi du mouvement historique et du changement social dans la tendance irrépressible des forces de production à se développer. Mais pour que l’histoire se mette en marche, pour que les forces productives prennent leur essor, il faut bien qu’au point de départ de ce processus, ces mêmes forces productives existent d’abord dans la plus extrême faiblesse, dans le plus total sous-développement faute de quoi, il n’y aurait pas la moindre raison pour qu’elles tendent à se développer et l’on ne pourrait articuler le changement des forces productives. C’est pourquoi le marxisme, comme théorie de l’histoire fondée sur la tendance des forces productives au développement, doit se donner, comme point d’appui, une sorte de degré zéro des forces productives : c’est exactement l’économie primitive, pensée dès lors comme économie de la misère, comme économie qui, voulant s’arracher à la misère, tendra à développer ses forces productives.

[…] La société primitive pose à la théorie marxiste une question cruciale : si l’économique n’y constitue pas l’infrastructure au travers de quoi devient transparent l’être social, si les forces productives, ne tendant pas à se développer, ne fonctionnent pas comme déterminant du changement social, quel est alors le moteur qui met en marche le mouvement de l’Histoire ?.. L’économie primitive est-elle oui ou non, une économie de la misère ? Ses forces productives représentent-elles ou non, le minimum possible du développement ? […] C’est pourquoi M. Sahlins a pu, à bon droit, parler de la société primitive comme de la première société d’abondance. Les analyses de Sahlins et de Lizot … indiquent que les sociétés primitives, chasseurs nomades ou agriculteurs sédentaires, sont en réalité, au vu du faible temps voué à la production, de véritables sociétés de loisir. […] Ainsi donc, l’économie primitive est au contraire une économie de l’abondance et non pas de la rareté : la violence ne s’articule pas autour de la misère et l’explication économiste de la guerre primitive voit s’effondrer son point d’appui. Et si l’économique n’a rien à voir avec la guerre, alors faudra t’il peut-être tourner le regard vers le politique.”

3- Le discours échangiste :

Mené par l’anthropologue, sociologue Claude Lévi-Strauss, qui fut professeur de Clastres. Celui-ci dans son œuvre parle peu de la guerre, il l’analyse dans un texte unique écrit en 1943 : “Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud”. Pour lui, le rapport entre la société et la guerre est celui-ci : “Les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses.” Pour Lévi-Strauss, l’échange prime sur la guerre car il est au cœur de l’être social. Le problème est que des recherches (de M. Sahlins notamment) ont démontré que la société primitive fait tout pour fonctionner en autarcie et donc de limiter les échanges tant que possible. De fait la volonté d’autarcie économique est l’outil de l’indépendance politique ou du moins de son idéal. En cela la société primitive est anti-commerciale, anti-échangiste. Cela ne se réalise pas partout certes, mais c’est la tendance naturelle de ces sociétés. Ainsi la guerre, quand elle a lieu, ne peut pas être articulée au commerce ou à l’échange.

Dans “Archéologie de la violence”, p.34, Clastres nous dit ceci :

Pour Hobbes, la société primitive, c’est la guerre de chacun contre chacun. Le point de vue de Lévi-Strauss est symétrique et inverse à celui de Hobbes : la société primitive, c’est l’échange de chacun avec chacun. Hobbes manquait l’échange, Lévi-Strauss manque la guerre.

De plus, la société primitive non seulement ignore, mais produit des mécanismes internes pour empêcher l’inégalité de s’instaurer, elle empêche la distinction entre riches et pauvres, elle empêche la scission entre exploiteur et exploité et par là même, la domination d’un ou du chef sur la société.

p.41 et suivante, Clastres nous dit ceci sur le groupe, la communauté, la société :

La communauté primitive est à la fois totalité et unité. Totalité en ce qu’elle est un ensemble achevé, autonome, complet, attentif à préserver sans cesse son autonomie, société au sens plein du terme. Unité, en ce que son être homogène persévère dans le refus de la division sociale, dans l’exclusion de l’inégalité, dans l’interdit de l’aliénation. […] Elle ne laisse aucune figure de l’Un se détacher du corps social pour la représenter, pour l’incarner comme unité. […] dans la société primitive, c’est le chef qui est commis de parler au nom de la société : en son discours, le chef n’exprime jamais la fantaisie de son désir individuel ou le dire de sa loi privée, mais seulement le désir sociologique qu’a la société de rester indivisée et le texte d’une Loi que personne n’a fixée, car elle ne relève pas de la décision humaine. C’est de cette Loi que le chef est le porte-parole : la substance de son discours c’est toujours la référence à la Loi ancestrale que nul ne peut transgresser car elle est l’être même de la société : violer la Loi ce serait altérer, changer le corps social, introduire en lui l’innovation et le changement qu’il repousse absolument.

[…] Chaque communauté, en tant qu’elle est indivisée, peut se penser comme un Nous. […] Elle peut se poser comme totalité parce qu’elle s’institue comme unité : elle est un tout fini parce qu’elle est un Nous indivisé.”

Ici nous pensons à un exemple concret que les lecteurs de Résistance 71 connaissent bien : Kaianerekowa, la Grande Loi de la Paix de la confédération iroquoise, régissant Onowaregeh (l’Île de la Grande Tortue / Amérique du Nord) depuis le XIIème siècle, texte que nous avons traduit en français dans son intégralité en 2015. Tout le discours des portes-parole de la société des 6 nations indivisées iroquoises, de sa chefferie sans pouvoir, repose sur cette Grande Loi de la Paix que les colons envahisseurs européens chrétiens ont bafoué, trahi après l’avoir initialement acceptée dans la fourberie de leur infériorité numérique temporaire initiale. Cet exemple nous indique que la société indivisée dans son fonctionnement politico-économique n’est pas figée, ce n’est pas une société inerte, cloîtrée qui refuse tout par peur de perdre, mais une société dynamique dans son relationnel, qui, dans ses rapports extérieurs, peut certes parfois tourner au conflit.

Pour Clastres, le rapport de conflit, la guerre est essentiel à l’existence dans la durée des sociétés primitives. Le conflit, la guerre, maintient le statut d’indivision de la société, le Nous existe en rapport aux Autres disparates. Un ethnologue contemporain de Clastres, Robert Jaulin, a montré le côté ethnocentrique systématique des peuples et communautés, ethnocentrisme qui s’est perpétré dans les sociétés modernes. La différence exacerbée afin de singulariser le Nous, l’instrumentalisation de la différence pour préserver l’unité interne, ressort psychologique toujours appliqué de nos jours avec en plus la notion de “supériorité” menant à une hiérarchisation fictive ethnographique, ethnocentrique puis finalement pleinement raciste. Il est très courant de constater que dans leurs langues respectives, des peuples se sont appelés “humains”, “vrais hommes”, “hommes”, par rapport aux Autres, qui sont ?…. quoi au juste ?… Clastres le mentionne dans son ouvrage “Chronique des indiens Guayaki” (1972), quand il dit que les Guayaki font partie des “Atché” qui dans leur langue veut dire “êtres humains”, impliquant qu’un non-Atché serait ?…. quoi au juste ? Ainsi, l’ethnocentrisme maintient la division exogène pour permettre et renforcer l’unicité endogène. La même chose fonctionne dans la société voisine. Dès l’origine, il semblerait qu’une erreur de perception ait mené à un antagonisme factice qui perdurera, s’accentuera et s’exacerbera jusque dans les sociétés modernes dites “civilisées”, une sorte de dénominateur commun qui a, comme on le verra plus tard, une importance non négligeable.

Une pensée antagoniste ne peut mener qu’à un rapport antagoniste au sens large, même s’il permet l’union interne. En ce sens, les États n’ont fait qu’élargir ce fait. L’État, par ses rouages institutionnels et centralisés, englobe des sociétés jugées “compatibles” (par qui ?…) sur un plan culturel, linguistique, économique et use d’une coercition plus ou moins affirmée selon les cas, pour les assimiler sous la houlette d’une entité politique séparée, divisée du corps social, quelque soit son identité : monarchie, empire, république, fédération.

Pierre Clastres nous dit que “la société primitive est le lieu de l’état de guerre permanent” (p.51). C’est à partir de là dans sa réflexion, qu’il met en parallèle les résultats de ses recherches avec les théories de Thomas Hobbes l’Anglais et de Claude Lévi-Strauss, ce qui le mènera à une impasse contradictoire, que nous allons tenter de formuler et de résoudre. Pourquoi Hobbes ? Sans doute parce qu’il est le fondement idéologique de la future pensée dite “libérale” du comment accommoder et minimiser l’impact de l’inévitable (sic) Leviathan sur nos vies.

Voici ce que Clastres nous dit sur la théorie de Lévi-Strauss, son professeur (p.56) :

… car la priorité et l’exclusivité accordées à l’échange conduisent en fait à abolir la guerre. Se tromper sur la guerre, disions-nous, c’est se tromper sur la société. Croyant que l’être social primitif est être-pour-l’échange, Lévi-Strauss est conduit à dire que la société primitive est société-contre-la-guerre : la guerre est l’échange manqué. Son discours est très cohérent, mais il est faux. La contradiction n’est pas interne à ce discours, c’est le discours qui est contraire à la réalité sociologique, ethnographiquement lisible, de la société primitive. Ce n’est pas l’échange qui est premier, c’est la guerre, inscrite dans le mode de fonctionnement de la société primitive. La guerre implique l’alliance, l’alliance entraîne l’échange (comme déploiement de la socialité de la société primitive, comme libre jeu de son être politique). C’est au travers de la guerre qu’on peut comprendre l’échange et non l’inverse. La guerre n’est pas un raté accidentel de l’échange, c’est l’échange qui est un effet tactique de la guerre. Ce n’est pas comme le pense Lévi-Strauss, le fait de l’échange qui détermine le non-être de la guerre, c’est le fait de la guerre qui détermine l’être de l’échange. Le problème constant de la société primitive ce n’est pas : avec qui allons-nous échanger ? mais comment pourrons-nous maintenir notre indépendance ? L’échange est un mal nécessaire, puisqu’il nous faut des alliés, tant vaut-il que ce soit des beaux-frères.

Hobbes croyait, à tort, que le monde primitif n’est pas un monde social parce que la guerre y empêche l’échange, entendu non seulement comme échange de biens et de services, mais surtout comme échange des femmes, comme respect de la règle exogamique dans la prohibition de l’inceste. […] Mais l’erreur de Hobbes ne fait pas la vérité de Lévi-Strauss. Pour ce dernier, la société primitive est le monde de l’échange : mais au prix d’une confusion entre l’échange fondateur de la société humaine en général et l’échange comme mode de relation entre groupes différents. Aussi ne peut-il échapper à l’élimination de la guerre en tant qu’elle est la négation de l’échange : s’il y a de la guerre, il n’y a pas d’échange et s’il n’y a plus d’échange, il n’y a plus de société. Certes l’échange est immanent au social humain : il y a société humaine parce qu’il y a échange des femmes, parce qu’il y a prohibition de l’inceste. […] La guerre met en question l’échange comme ensemble de relations socio-politiques entre communautés différentes, mais elle le met en question précisément pour le fonder, pour l’instituer par la médiation de l’alliance.”

Il convient ici à notre sens de faire un petit aparté sur la guerre dans les sociétés primitives. Pour nous occidentaux, habitués des guerres de conquête et aux horreurs de l’impérialisme qui nous est propre, penser guerre, nous amène à penser guerres napoléoniennes, première et secondes guerres mondiales, guerres de libération nationale (Indochine, puis Vietnam, Algérie), guerres de conquête coloniale et de contrôle impérialiste impliquant le meurtre de masse, le génocide, l’extermination de populations civiles sous les bombardements, etc, etc…

La guerre chez les Indiens d’Amérique du Sud ou du Nord ne ressemble en rien à ce qui est décrit ci-dessus, toute proportion des moyens techniques à disposition gardée. Si l’état de guerre peut-être permanent, les gens ne passent pas leur temps à la faire et lorsque ceci se produit, on est loin des batailles rangées exterminatrices de l’occident génocidaire. La “guerre” en Amazonie ressemble plus à de petites escarmouches, le plus souvent ne tuant personne. Le style est plus proche de quelques guerriers décochant quelques flèches, de nuit, sur un village et décrochant avant que l’ennemi ne soit réveillé, que d’une bataille rangée de dizaines de guerriers s’exterminant jusqu’au dernier.

Même chez les Indiens d’Amérique du Nord, réputés “guerriers”, il convient de mettre un certain bémol et qui peut mieux en mettre un que des chercheurs et sociologues natifs, comme par exemple Russel Means et Vine Deloria Jr, tous deux de la grande nation Sioux, disant :

Il y a un dicton Lakota qui dit que ‘les anciens et les mères savent la folie que de s’engager dans la bataille’. Lorsqu’un désaccord ne pouvait être résolu entre des nations, les disputes étaient nivelées d’une façon qui était moins dangereuse qu’un match de Football Américain moderne.” (R. Means)

Nos désaccords entre nations indiennes étaient très largement résolus sans verser le sang.” (Vine Deloria Jr.)

“Chaque village Lakota avait un faiseur de paix, un salvateur de conflit interne par la discussion et le consensus. La liberté était primordiale, parce quel type d’accord peut-on vraiment avoir s’il demande une coercition, s’il n’est pas accouché librement du conflit ?” (R. Means)

A cet égard, Clastres poursuit dans son “Archéologie de la violence” p.59 et suivantes :

“[…] C’est dire que l’état de guerre est permanent puisqu’avec les étrangers on a seulement un rapport d’hostilité, mis en œuvre effectivement ou non dans une guerre réelle. Ce n’est pas la réalité ponctuelle du conflit armé, du combat qui est essentielle, mais la permanence de sa possibilité, l’état de guerre permanent en tant qu’il maintient dans leur différence respective toutes les communautés. Ce qui est permanent, structural, c’est l’état de guerre avec les étrangers qui culmine parfois, à intervalles plus ou moins réguliers selon les sociétés, dans la bataille effective, dans l’affrontement direct… L’état de guerre est permanent, mais les Sauvages ne passent pas leur temps pour autant à faire la guerre.

La guerre comme politique extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l’on pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l’incessante référence au système traditionnel des normes, à la Loi ancestrale qu’on dit toujours respecter, que l’on ne peut altérer d’aucun changement. Par son conservatisme, que cherche à préserver la société primitive ? Elle cherche à conserver son être même. Quel est cet être ? Un être indivisé, le corps social homogène, la communauté est un Nous.

Le conservatisme primitif cherche donc à empêcher l’innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l’indivision, il cherche à empêcher l’apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l’économique (impossibilité d’accumuler la richesse), qu’au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une.

[…] La permanence de la société primitive passe par la permanence de l’état de guerre, l’application de la politique intérieure (maintenir intact le Nous indivisé et autonome) passe par la mise en œuvre de la politique extérieure (conclure des alliances pour faire la guerre) : la guerre est au cœur même de l’être social primitif, c’est elle qui constitue le véritable moteur de la vie sociale. Pour pouvoir se penser comme Nous, il faut que la communauté soit à la fois indivisée (une) et indépendante (totale) ; l’indivision interne et l’opposition externe se conjuguent, chacune est condition de l’autre. La société primitive est société pour la guerre, elle est par essence guerrière…”

Il est intéressant de comparer ce que vient de dire Clastres avec ce que nous en disent des Indiens d’Amérique du Nord sur leur culture ancestrale, tels R. Means et V. Deloria que nous avons cités ci-dessus. Il s’avère également que la “guerre” chez les Indiens des Amériques fasse aussi partie d’un grand mythe entretenu par l’idéologie coloniale afin de justifier aussi la violence à l’encontre des peuples locaux, exterminés au fil des siècles, sauf sans doute chez les Incas, mais ceux-ci étaient organisés en un État impérial puissant et déjà colonial, qui répondait déjà aux besoins et nécessités de la division sociale opérée en leur sein et utilisait la coercition pour “l’assimilation”.

Clastres poursuit (p.63) avant d’arriver dans sa ligne droite finale des plus bizarres…

[…] On voit dès lors que c’est la même logique rigoureuse qui détermine et la politique intérieure et la politique extérieure de la société primitive. D’une part, la communauté veut persévérer en son être indivisé et empêche pour cela qu’une instance unificatrice se sépare du corps social, la figure du chef/commandant et y introduise la division sociale entre le maître et les sujets. La communauté d’autre part veut persévérer en son être autonome, c’est à dire demeurer sous le signe de sa propre Loi : elle refuse donc toute logique qui la conduirait à se soumettre à une loi extérieure, elle s’oppose à l’extériorité de la Loi unificatrice. Or, quelle est cette puissance légale qui englobe toutes les différences en vue de les supprimer, qui ne se soucie précisément que d’abolir la logique du multiple en vue du lui substituer la logique contraire de l’unification, quel est l’autre nom de cet Un que refuse par essence la société primitive ? C’est l’État.

Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène. La division sociale, l’émergence de l’État, sont la mort de la société primitive. Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu’elle soit indivisée, sa volonté d’être une totalité exclusive de toutes les autres s’appuie sur le refus de la division sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social homogène.

[…] Refus de l’unification, refus de l’Un séparé, société contre l’État.

[…] Le refus de l’État, c’est le refus de l’économie, le refus de la Loi extérieure, c’est tout simplement le refus de la soumission, inscrit comme tel dans la structure même de la société primitive. Seuls les sots peuvent croire que pour refuser l’aliénation, il faut l’avoir d’abord éprouvée : le refus de l’aliénation (économique ou politique) appartient à l’être même de cette société, il exprime son conservatisme, sa volonté délibérée de rester Nous indivisé. […]

Qu’est-ce que la société primitive ? C’est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C’est la guerre, comme vérité des relations entre communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d’unification. La machine de guerre, c’est le moteur de la machine sociale, l’être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre.”

A partir d’ici la conclusion de Clastres prend une tournure qui mène à une impasse contradictoire. Il est bien entendu que Clastres est mort subitement prématurément et qu’il travaillait sur la suite à donner à ce texte, mais il est intéressant de constater que ses derniers écrits officiels se terminent de la sorte, ce qui aussi montre son honnêteté intellectuelle ; d’autres auraient peut-être “arrangé” l’affaire ou ne l’aurait mentionné qu’une fois la réponse obtenue. Ceci dit, il est difficile de comprendre pourquoi il a été chercher une relation avec Thomas Hobbes, dont la réflexion est un des piliers du soutien à l’État, son “Léviathan”, nécessaire selon lui au développement humain. Pour mieux comprendre les tenants et aboutissements de cette réflexion, nous allons reproduire l’intégralité des quelques 30 dernières lignes de l’ouvrage sans coupure. Nous commenterons à l’issue.

Clastres poursuit donc (p.66 et 67) :

Plus il y a de guerre, moins il y a de l’unification et le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre. La société primitive est société contre l’État en tant qu’elle est société-pour-la-guerre.

Nous voici à nouveau ramené vers la pensée de Hobbes. Avec une lucidité après lui disparue, le penseur anglais a su déceler le lien profond, la relation de proche voisinage qu’entretiennent entre eux la guerre et l’État. Il a su voir que la guerre et l’État sont des termes contradictoires, qu’ils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la négation de l’autre : la guerre empêche l’État, l’État empêche la guerre. L’erreur, énorme mais presque fatale chez un homme de ce temps, c’est d’avoir cru que la société qui persiste dans la guerre de chacun contre chacun n’est justement pas une société ; que le monde des Sauvages n’est pas un monde social ; que, par la suite, l’institution de la société passe par la fin de la guerre, par l’apparition de l’État, machine anti-guerrière par excellence. Incapable de penser le monde primitif comme un monde non naturel, Hobbes en revanche a vu le premier qu’on doit les penser dans une relation d’exclusion. Pour lui, le lien social s’institue entre les hommes grâce à ce “pouvoir commun qui les tient tous en respect” : l’État contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle répète en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d’unification, elle nous dit que la guerre est contre l’État.”

Conclusion choc s’il en est… Précisons néanmoins que cette dernière expression du texte de Clastres “la guerre est contre l’État” fut associée à une note de l’auteur qui dit ceci (note 13, édition de l’Aube p.71) :

Au terme de cette tentative d’archéologie de la violence se posent divers problèmes ethnologiques, celui-ci en particulier : quel sera le destin des sociétés primitives qui laissent s’emballer la machine guerrière ? En permettant l’autonomie, par rapport à la communauté, du groupe des guerriers, la dynamique de la guerre ne porterait-elle pas en elle le risque de la division sociale ? Comment réagissent les sociétés primitives lorsque cela se produit ? Interrogations essentielles car derrière elles se profile la question transcendantale : à quelles conditions la division sociale peut-elle apparaître dans la société indivisée ? A ces questions et à d’autres, on tentera de répondre par une série d’études que le présent texte inaugure.”

Pour nous, il y a une question des plus immédiates sur la fin de ce texte de Clastres : si, comme conclut Clastres en accord semble t’il avec Hobbes, “la guerre est contre l’État”, comment se fait-il donc que l’histoire de l’État puisse être réduite dans ses grandes lignes, à l’histoire de la guerre, pris dans le sens de la violence collective organisée puis institutionnalisée alors que l’État est supposé être l’anti-thèse de la société primitive guerrière ? Historiquement, on ne peut que constater que l’État est une machine de guerre bien plus grande que ne le furent jamais les sociétés primitives. Nous ne parlons pas tant de la capacité technologique accrue que de la volonté d’entretenir un conflit devenu impérialiste de conquête absolu. L’État n’a rien fait d’autre que d’institutionnaliser la guerre, d’en faire sa ligne directrice de subsistance dans le délire de l’expansion irrémédiable de la marchandise en son mouvement global perpétuel dès lors que la division de la société fut achevée. Il y a ici une énorme contradiction. Alors bien sûr Hobbes pensait que l’unification à la fois par accord et par coercition de sociétés autonomes possiblement ou objectivement compatibles au sein d’un État (la Gaule par exemple, unifiée sous l’empire romain par la conquête et l’assimilation) empêchait la guerre, mais la guerre continuait à exister de manière toujours plus violente envers les entités politiques et économiques extérieures soient-elles étatiques ou non. L’État par ses rouages et son pouvoir de coercition, par la peur qu’il inspire, nivelle de force et empêche, pour un temps, les conflits internes, qui sporadiquement émergent parfois sous la forme de guerre interne, de guerre “civile” ou de guerre d’expansion coloniale. L’État est pour la guerre, c’est son moyen d’existence, de survie et d’expansion tout comme, en apparence, celui de la société primitive l’expansion en moins. La guerre des sociétés primitives n’est pas une guerre de conquête et d’extermination, mais un simple moyen de maintenir l’affirmation du Nous contre les Autres et de refuser l’unification dans la division. La guerre pour l’État est nécessaire pour sa survie et identiquement, pour projeter l’image dans la conscience collective du “Nous” ethnocentrique contre les Autres (aussi réduits en états) qui nous veulent forcément du mal. De fait la guerre est devenue pour l’État une marchandise, elle est un business très lucratif fondé sur la marchandisation de la destruction et de la reconstruction. Le mythe de Sisyphe encore et toujours recommencé.

Dans notre “Manifeste pour la société des sociétés” (octobre 2017, p.47-54), nous avons abordé ce sujet et pensons avoir résolu cette contradiction.

Avant d’aller plus loin, prenons un exemple dans ce que nous avons écrit ci-dessus qui aidera à comprendre la suite.

Clastres nous récapitule les trois discours anthropologiques sur l’existence de la guerre, rappelez-vous : le discours naturaliste, le discours économiste et le discours échangiste. L’erreur souvent commise est de faire ou de devoir faire un choix. Affirmer que cette théorie est plus valide que les autres parce que cela serait plus propice à l’agenda du moment. Ceci fait tomber dans le choix idéologique qui le plus souvent fait non seulement ignorer les autres, mais souvent aussi essaie de les invalider pour faire prévaloir ce qui a été choisi. La voie du milieu nous amène à constater que certains éléments d’une théorie peuvent être valides, d’autres moins et ce pour toutes les théories avancées sur un sujet. En l’occurence, oui Leroi-Gourhan a raison de dire que l’humain est agressif… Tous les animaux le son dans la mesure de leurs moyens physiques. Cela fait partie du patrimoine génétique des mécanismes de défense. L’agressivité est liée à la survie à l’auto-préservation. Par contre il ne faut pas confondre agressivité (naturelle) et violence (socialement induite). Ainsi, oui il y a aussi un élément “économique”. L’échange sans argent peut être vu comme un don ou un partage. Un don qui le plus souvent demande une réciprocité ou un partage qui implique la gratuité. L’analyse de Marx et Engels, dans le contexte de la société déjà divisée et où les mécanismes de modes de production ont été altérés jusqu’au mode capitaliste actuel, est parfaitement pertinente, de fait, rien ne vaut l’analyse de Marx sur les rouages et le devenir de la société devenue capitaliste dans l’évolution de la dictature marchande. Celle-ci est de fait inéluctable une fois le système préalablement enclenché. Marx avait raison sur ce point, bien moins sur ses solutions proposées.

Pour le discours échangiste, il est évident que certains conflits ont pu se produire à cause de la rupture de la chaîne de l’échange et que cela constitue parfois, mais pas toujours, une cause valide qui induit le conflit, la guerre.

Il y a du vrai dans chaque théorie et il y a aussi de la confusion voire de l’erreur dans chacune. L’idée n’est pas de faire un “choix” personnel selon ce qu’on “veut croire”, ce qui nous arrange de croire, ou ce qu’une caste veut imposer comme mode de pensée et de fonctionnement, mais de synthétiser l’ensemble, embrasser leur COMPLÉMENTARITÉ pour finalement transformer notre réalité.

Ainsi lorsqu’on analyse, comme Clastres, les deux types de société : primitive et étatique. Que remarque t’on ? Qu’elles ont toutes deux un point commun, une caractéristique commune : l’antagonisme (“Manifeste pour la société des sociétés”, p.49-50) :

La société originelle utilisait l’antagonisme avec la société Autre pour maintenir son unité dans une société harmonieuse mais isolée dans sa bulle. L’état est parvenu à forcer le nivellement des différences de certains groupes pour les assimiler culturellement au sein d’un état centralisé au pouvoir coercitif séparé, plus tard unifié en état-nation, mais toujours en position antagoniste avec l’Autre, l’état voisin. Ce ne fut qu’un glissement de valeurs qui ne pouvait que dégénérer plus avant du fait de son caractère dès lors divisé et coercitif, les peuples étant autant opprimés à l’intérieur que les peuples “conquis”. Il semble au vu de cette analyse qu’il convient de substituer à l’antagonisme une propriété totalement éludée au fil du temps et pourtant fondamentalement naturelle : celle de la notion de complémentarité. C’est sur cette notion de complémentarité et d’entraide que se fondera la société universelle du futur.

Nous pensons que tout est une question de maturité. L’humanité apprend et devient de plus en plus politiquement mature, pourvu qu’elle apprenne de ses erreurs, ce qu’elle fait dans le temps, même si tout cela paraît parfois bien lent, voire parfois semble aller à reculons ; on ne force une croissance qu’à péril.

Nous disons ceci dans le “Manifeste” (p.51-52) :

Tant que la société est politiquement indivisée, l’association libre, le consensus et le bien collectif sont de mises. La concurrence n’existe pas dans une société refusant la séparation du pouvoir, l’accumulation de surplus et l’échange autre que le don (certes codifié). L’humanité demeure en son état naturel. Mais si les sociétés humaines non divisées préservent leur unité en opposition à la diversité, elles doivent utiliser le concept de complémentarité et d’inter-relation égalitaire si elles veulent échapper au cycle sans fin de la relation conflictuelle de garantie d’unicité et d’union des sous-ensembles sociaux. Les sociétés primordiales manquaient sans doute partiellement de la reconnaissance d’autrui, elles pratiquaient déjà, par souci de préservation, un ehtnocentrisme qui se voulait salvateur et préservateur de l’unité sociale. Les facteurs de l’évolution rendent finalement caduques les velléités de se préserver de l’Autre, si on accepte le concept de complémentarité nécessaire,

Tout comme l’homme et le femme ne sont en rien antagonistes, mais complémentaires, toutes les associations humaines n’ont aucune raison d’entrer en concurrence dans un monde aux ressources naturelles adéquates et gérables pour l’ensemble de l’humanité pourvu que le concept d’entraide et de complémentarité prévale. Ainsi revenir à la croisée des chemins, celle où nous avons pris le mauvais tournant, doit nous ramener au choix de la non-division de la société et d’épouser la complémentarité de la diversité humaine dans sa capacité de créer et d’interagir positivement sur le monde qui l’entoure.

Ainsi, l’union globale dans la complémentarité ouvrira la porte pour une société humaine inter-reliée, égalitaire, consensuelle, librement associée, où le pouvoir politique sera de nouveau dilué dans ses peuples et où l’économie ne pourra plus être une économie d’exploitation et de spéculation, mais de véritable échange sous le principe fondateur de la complémentarité.

Clastres parle on ne peut plus à propos de forces sociales centrifuge et centripète agissant sur la société, la première poussant à l’union, la seconde à la dispersion. A la page 52 de notre “Manifeste” nous disons ceci :

La sagesse ancestrale chinoise ne dit-elle pas que “l’être et le non-être naissent l’un de l’autre.” Ainsi l’antagonisme est souvent une tromperie ou plutôt un trompe-l’œil (et l’esprit..). Les forces centrifuges et centripètes sont en apparence antagonistes, mais sans leur complémentarité, la mécanique du mouvement serait-elle possible ?… Toute substance naturelle toxique possède son complément curateur dans la nature et même dans la dialectique philosophique, la synthèse pourrait-elle exister sans la complémentarité de la thèse et de l’anti-thèse bien formulées ?… Ainsi peut-on dire que la synthèse est le tout engendré par deux entités complémentaires (thèse et anti-thèse) et non pas antagonistes, est-elle le point d’équilibre de deux antagonismes apparents ?…

Puis dans la continuité dialectique page 53 :

La Nature et l’évolution ont montré que l’antagonisme est le maillon faible de la chaine évènementielle. La coopération, l’entraide permet d’atteindre de plus haut niveaux d’adaptation des espèces. L’humain n’échappe bien entendu pas à cette règle. Ainsi, tout comme l’enfant antagonise pratiquement tout (de manière induite), l’humanité dans sa prime enfance et son enfance actuelle a également antagonisé l’essentiel de ses relations. L’immaturité politique et sociale se caractérise donc par la relation antagoniste. De là, la maturité politique et sociale implique une sortie de l’antagonisme systématique pour entrevoir la voie de l’harmonie qui est caractérisée par le concept de complémentarité.

La “synthèse” du concept de l’organisation de la société humaine se trouverait donc dans la résolution de la contradiction initiale émanant de sa “thèse” et de son “anti-thèse” par l’acceptation de la complémentarité comme facteur unificateur. Ainsi, en “lâchant-prise” de l’antagonisme pour embrasser la complémentarité, l’humanité synthétiserait-elle son rapport social pour en faire un grand tout cohérent, unifiée de manière universelle, se réconciliant ainsi avec l’ordre naturel, l’équilibre, des choses.

Si le dénominateur commun des pouvoirs non-coercitif et coercitif est l’antagonisme, celui-ci caractérise la phase d’immaturité politique de l’humanité l’enfermant dans le cycle de l’erreur répétée.

Nous concluons sur ce sujet en page 54 de la façon suivante :

Le but de l’humanité, en tant que congrégation planétaire d’une espèce, est de continuer son évolution. Celle-ci est prisonnière du cercle vicieux de l’antagonisme. Sortir du cercle vicieux, c’est briser la relation antagoniste en la remplaçant par la relation de complémentarité. Ainsi, nous pouvons entrevoir le chemin menant à la maturité politique de notre espèce, à laquelle notre survie est directement liée, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Ce chemin consiste en la substitution de l’antagonisme par la complémentarité. En cela, Antagonisme = Division et Complémentarité = Union. La trinité “thèse”, “anti-thèse”, “synthèse” est comprise dans le cercle de l’unification universelle.

La “synthèse” politico-sociale serait donc l’arrivée à maturité politique de l’humanité par la résolution de la contradiction apparente de sa “thèse” et de son “anti-thèse” en lâchant-prise de l’antagonisme pour épouser la complémentarité. C’est alors que la société humaine unifiera ses sociétés indépendantes ré-unifiées non coercitivement par la re-dilution du pouvoir dans leurs peuples, en une société Une… Une Société des Sociétés englobant dans la complémentarité les sociétés unifiées ayant enfin lâché-prise de l’antagonisme aliénant.

p.59-60 :

De fait, l’inter-relation des communautés atteindra son apogée lorsque sera appliquée la seule réalité objective du corps social humain : la terre et sa mise en commun, sa réappropriation au sein de la communauté organique en bannissant la propriété privée, source primaire de l’aliénation économique.

De ceci résulte que la société des sociétés est de fait un véritable retour à la Nature, un regain de l’esprit disparu et de relations inter-communautés débarrassées des clivages factices générés par le principe institutionnalisé de la division nous régissant toujours actuellement.

C’est alors et alors seulement, que l’humanité trouvera sa finalité ultime, celle d’œuvrer ensemble pour le bien–être et la joie de vivre de tout à chacun. Aussi simpliste que cela puisse paraître, l’objectif final de la société humaine est… la société humaine elle-même, transcendant les limites qu’elle s’est imposée à elle-même en se trompant de chemin évolutif il y a quelques millénaires. Ceci dit, nous savons fort heureusement que cela n’est en rien inéluctable et que toute erreur se corrige parce que solution il y a. La certitude qui se fait jour plus avant est celle-ci : Il n’y a pas de solutions au sein du système en place. Les deux pouvoirs auxquels la société humaine ne peut pas échapper et que nous avons identifié au départ comme étant le pouvoir non-coercitif et le pouvoir coercitif, ont un point commun : l’antagonisme qui peut-être transcendé par la complémentarité acceptée de tous. Notre maturité socio-politique est enracinée dans ce souffle, qui seul établira l’esprit de la société humaine pour les millénaires à venir.

Le dernier paragraphe de notre conclusion du “Manifeste pour la société des sociétés” nous projette dans la réalité à transformer, à transcender, et tel en est l’enjeu :

p.61 : “Ainsi, la société des sociétés représente t’elle l’avenir de l’humanité, un avenir qui verra la société humaine s’unifier par la complémentarité bien comprise aux niveaux des individus et au niveau collectif en abolissant la relation immature d’antagonisme ; unification qui se fera au gré des associations libres, des communes, des associations libres de communes, des confédérations régionales et trans-régionales, qui réalisera globalement le bonheur de tous selon la formule d’”à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins” et où personne n’aura ou ne “vaudra” plus qu’un autre ; une société à pouvoir non coercitif qui réalisera enfin le désir suprême de l’Homme d’être libre et heureux en harmonie avec ses semblables et la Nature, sans conflit interne ni externe.

[…]

Nous sommes tous inter-reliés… dans la complémentarité du grand tout universel.”

Ainsi. dans ce présent essai, nous avons analysé la recherche influente de l’anthropologue politique anarchiste Pierre Clastres sur les rapports entre société, pouvoir, état, violence et guerre, nous avons montré que sa recherche prématurément et tragiquement amenée à son terme, parvenait à une grande question contradictoire que nous avons à notre sens résolue dans notre “Manifeste pour la société des sociétés” d’octobre 2017 et que nous avons restituée ici.

Que reste t’il à faire à présent ?

Agir et surtout… vivre en transformant notre réalité pour parvenir finalement à notre maturité politique, décisionnaire et organisatrice ; à transformer notre réalité afin d’être enfin des humains pleinement réalisés dans notre émancipation des antagonismes factices contre toutes les tyrannies politiques et économiques de la marchandise. Nous devons impérativement embrasser la complémentarité de notre multiplicité et lâcher prise des antagonismes qui ne mènent au mieux qu’à des impasses, à termes à des conflits et à la division, cette division qui nous mine depuis toujours, cette division qui nous a masqué notre réalité d’abord par ignorance, puis par tromperie et malveillance du plus petit nombre.

Le drame fondamental de notre humanité est notre immaturité relationnelle, notre peur infantile de l’Autre ; mais après tout, 1,8 millions d’années contre 4,5 milliards d’année pour notre planète… nous ne sommes que des nourrissons ayant sans aucun doute été sevrés trop tôt… La question est : pourrons-nous survivre à tant d’erreurs de parcours ? Pourrons-nous survivre à nous-mêmes ? Survivrons-nous notre prime enfance pour enfin apprendre à marcher ?… Ce n’est pas de révolution qu’il doit s’agir, mais bel et bien d’évolution, cessons de tourner en rond dans ce vaste samsara de l’antagonisme factice et forcé.


F, S, L, J, C, E, B, T

Résistance 71

Août 2019


“On peut dire qu’il n’y a pas encore eu de révolution dans l’histoire. Il ne peut y en avoir qu’une qui serait la révolution définitive… S’il y avait une seule fois révolution en effet, il n’y aurait plus d’histoire. Il y aurait unité heureuse et mort rassasiée.”

“Toutes les révolutions modernes ont abouti à un renforcement de l’État. 1789 amène Napoléon, 1848 Napoléon III, 1917, Staline, les troubles italiens des années 1920, Mussolini et Weimar, Hitler.”

~ Albert Camus, “L’homme révolté”, 1951 ~


“Revenir à son origine s’appelle être en repos.

Être en repos s’appelle revenir à la vie.

Revenir à la vie s’appelle être constant.

Savoir être constant s’appelle être éclairé.”

~ Lao Tseu, Tao Te King, XVI. ~


Bibliographie :


- Arendt H., “The Origins of Totalitarism”, Harcourt, 1968

- Clastres P., “Chronique des indiens Guayaki”, Plon, 1972

- Clastres P., “La société contre l’État”, éditions de Minuit, 1974

- Clastres P., “Archéologie de la violence”, Libre, 1977, L’aube 2010

- Clastres P., “Recherches d’anthropologie politique”, Seuil, 1980

- Collectif Résistance 71, “Manifeste pour la société des sociétés”, R71, 2017

- Confédération Iroquoise, “Kaianerekowa, la Grande Loi de la Paix”, R71, 2015

- Deloria V., “Custer Died for your Sins”, MacMillan NY, 1969

- Jaulin R., “La paix blanche, introduction à l’ethnocide”, Seuil, 1970

- Means R., “If you’ve forgotten the names of the clouds you’ve lost your way”, Treaty Publication, Porcupine, Dakota, 2012

- Sahlins M., “Stone Age Economics”, Aldine-Atherton, 1972


Lectures complémentaires sur Résistance 71 :


- Page Pierre Clastres et l’Anthropologie Politique

- Page Anthropologie Politique

- Page Fin de l’État

- Page Bibliothèque PDF

- Page Russell Means

- Page Textes Fondateurs pour un Changement Politique

- Page Paolo Freire “La pédagogie des opprimés”


https://resistance71.files.wordpress.com/2019/09/pierre_clastres_anthropologie_politique_et_resolution_aporie.pdf