Emma Goldman, Alexandre Berkman, Alexandre Schapiro

Dans les prisons de Russie

1922

Ayant quitté tout récemment la Russie, nous pensons que notre premier devoir, et le plus urgent, est de parler au nom de nos prisonniers politiques en Russie.

C’est un triste et déchirant constat de la situation en Russie que de parler des prisonniers politiques dans le pays de la Révolution Sociale ! Pourtant, tel est le cas malheureusement. Nous ne faisons pas référence aux contre-révolutionnaires qui pourraient être, de manière concevable, prisonniers de la Révolution. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les prisons de Russie sont aujourd’hui surpeuplées par les meilleurs éléments révolutionnaires du pays, par des hommes et des femmes aux idéaux et aux aspirations les plus élevés. A travers tout le vaste pays, en Russie même comme en Sibérie, dans les prisons de l’ancien régime comme du nouveau, dans les cachots secrets de la Ossoby Otdell (Section Spéciale) de la Tcheka, croupissent des révolutionnaires de tous les partis et les mouvements : révolutionnaires sociaux de gauche, maximalistes, sympathisant communistes de « l’opposition syndicale », anarchistes, anarcho-syndicalistes et universalistes — adhérents de différentes écoles de philosophie sociale, mais tous, vrais révolutionnaires, et, pour la plupart d’entre eux, participants enthousiastes à la révolution de novembre 1917.

La situation de ces prisonniers politiques est pitoyable à l’extrême. Sans parler de leur anxiété et souffrances psychologiques. Du fait des conditions générales en Russie, le manque de matériau de construction et d’ouvriers qualifiés, la rénovation des prisons est pratiquement hors de question. Les conditions sanitaires sont, donc, dans la plupart des cas, des plus précaires. Mais le pire de tout est le problème alimentaire. A aucun moment, le gouvernement bolchevique n’a été capable d’assurer une alimentation suffisante pour ses prisonniers. Leurs rations ne couvrent pas le stricte minimum pour la survie. L’aide réelle envers les prisonniers reposent sur les épaules de leurs amis, proches et camarades. Mais aujourd’hui, la situation empire encore. Avec seulement cinquante deux pour cent des taxes sur les produits alimentaires collectés et pratiquement aucune chance de faire mieux, avec la famine épouvantable dans la région de la Volga, et avec l’effondrement général de l’appareil économique gouvernemental, la situation de la population carcérale est, en réalité, sans espoir.

C’est la Croix Rouge Politique qui pourvoient au besoins des prisonniers politiques en Russie, selon ses moyens très limités, une organisation très dévouée et efficace, dont est membre active Vera Figner,[1] la révolutionnaire de longue date. Cette organisation, qui dépend entièrement de la coopération bénévole, a réussi remarquablement sa mission, étant donné les difficultés pour tout le monde en Russie de partager ses propres très maigres rations. Dans l’ensemble, néanmoins, la Croix Rouge Politique a été capable d’assurer le minimum vital des prisonniers politiques.

De tous, excepté ceux des anarchistes. Non pas par volonté de discrimination de la part de la Croix Rouge, au contraire. Cette est organisation est totalement non- partisane bien que très influencée par des éléments droitiers. Les anarchistes russes, par conséquent, ont depuis longtemps initié par eux-mêmes l’aide à leurs camarades emprisonnés et depuis des années, la Croix Rouge Anarchiste (plus tard connue sous le nom de Croix Noire), prend soin d’eux dans les prisons russes.Pendant tout ce temps, cela a représenté une tâche herculéenne pour les anarchistes russes en liberté que de répondre aux besoins de leurs camarades arrêtés. Beaucoup e militants les plus actifs ont sacrifié leur vie à la révolution, un grand nombre d’entre eux sont morts sur le front pour la défendre, alors que d’autres ont été fusillés ou croupissent dans les prisons bolcheviques. La plupart de ceux qui sont restés en vie et en liberté sont eux-mêmes en permanence au bord de la famine : La Croix Noire doit fournir des efforts surhumains pour éviter aux camarades incarcérés de mourir de faim. Elle a accompli un travail noble, plein d’abnégation.[2]

Mais si sa tâche a été jusqu’à maintenant pénible et difficile, elle l’est devenue aujourd’hui infiniment plus encore. La nouvelle politique des bolcheviques de persécution systématique des anarchistes s’avère être un handicap insurmontable pour le travail de la Croix Noire. La plupart de ses membres ayant été arrêtés, l’organisation a été récemment réorganisée et est maintenant connue sous le nom de Société pour l’Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes. Elle continue héroïquement la tâche d’apporter aux camarades emprisonnés toute l’aide matériel qu’elle peut rassembler. Malheureusement, ses moyens sont des plus limités. Les camarades en liberté se privent eux-mêmes de besoins de première nécessité afin d’envoyer quelques kilos de pain et de pommes de terre de plus aux prisonniers. Oui, ils sont prêts, et heureux, à partager jusqu’à leur dernière ressource. Mais ils disposent de si peu, et leurs camarades emprisonnés sont si nombreux et leurs besoins si importants ! Il arrive des nouvelles terribles des prisons de Moscou, de Petrograd, de Orel et Vladimir, des provinces lointaines de l’Est, et des camarades exilés dans le nord glacial. Le fléau terrible de la famine, le redoutable tzinga (scorbut), les frappent ! Leurs mains et leurs pieds enflent, leurs gencives se relâchent, leurs dents tombent. Le pourrissement à l’œuvre dans des corps vivants !

L’ensemble de nos camarades écoutera t-il cet appel à l’aide ? Les anarchistes de Russie sont aujourd’hui totalement incapables de répondre aux besoins les plus élémentaires de leurs prisonniers sans l’ assistance des camarades et amis de l’étranger.Au nom de la Société pour l’Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes, au nom de nos camarades martyrisés, qui meurent maintenant de faim et de froid dans les prisons bolcheviques, par loyauté à leur idéal élevé, nous faisons appel à vous, camarades et amis de partout. Seule, notre ide immédiate et généreuse peut sauver nos camarades emprisonnés de la mort par la faim.


Fraternellement,


Alexander Berkman, représentant à titre particulier, Société pour l’Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes ;

Emma Goldman ;

A. Schapiro Secrétaire, Organisation Anarcho-Syndicaliste, “Golos Truda”, Moscou.


P.S. — Seul les dons en argent sont nécessaires. Étant donné le faible taux de change de la monnaie russe, même les dons les plus modestes de nos amis européens et américains seront les bienvenus. Les contributions doivent être envoyées à : Redaction, Brand, R.A.R.P., Olandsgatan 48, Stockholm 4, Sweden.

NOTE. — Nous demandons à toutes les publications anarchistes et syndicalistes de publier cet appel.

Stockholm, 12 janvier 1922.

[Nous espérons que tous les camarades, dans tous les pays, répondront à cet appel avec grande générosité. Ce récit des souffrances de nos camarades devrait tous nous toucher et nous pousser à les aider à les soulager et à leur montrer notre solidarité. Nous serons heureux de recevoir les donations et de les faire suivre à Stockholm. Nous savons que les temps sont durs actuellement, mais si nous essayons d’imaginer la situation atroce de nos camarades dans ses horribles prisons russes, même les plus démunis d’entre nous sera convaincu de donner quelque chose. Donnons tous et rapidement. Envoyez vos donations à Freedom Press, 127 Ossulston Street, London, N.W. 1.]

[1] Véra Nikolaïevna Figner (1852 1942) Militante socialiste russe, membre du groupe Narodnaïa. Volia, qui assassina l’empereur Alexandre II en mars 1881. Condamnée à mort, sa peine est commué en prison à vie. Elle est libérée en 1905. Voir Résister à la prison par l’autobiographie : Véra Figner et les prisons tsaristes, Philippe Artières et Denis Dabbadie, Cultures & Conflits, automne 2004.
Autobiographie :Les Mémoires d’une révolutionnaire, Véra Figner, Trad. du russe par Victor Serge, 1930, Collection “Les contemporains vus de près”, Gallimard. [NDT]

[2] Voir le site de la Anarchist Black Cross Federation.


Freedom, février 1922.