#title Béranger au pilori #author Joseph Déjacque #SORTauthors Déjacque Joseph #SORTtopics Béranger #date 1857 #source Consulté le 31 août 2016 de [[http://www.non-fides.fr/?Beranger-au-pilori][non-fides.fr]] #lang fr #pubdate 2016-08-31T13:36:50 Béranger est mort. Vive Béranger ! – Assez de gens emboucheront en son honneur les trompettes de la louange. Tous les partis revendiqueront l’illustre chansonnier, le poète national. Les académies et les goguettes, toutes les sociétés littéraires et bacchiques se disputeront ses reliques. On l’érigera statue sur les places publiques de toutes les capitales au taux de cent milliers de francs et de cent milliers de souscripteurs. On le moulera en plâtre et on le fera courir les rues petit-bonhomme d’un sou. Les Jésuites vendront des chapelets avec un saint Béranger en médaillon. Les Libérâtres publieront sur lui des biographies ou des complaintes avec vignette représentant le grand patriote Béranger. Les Napoléoniens inscriront son nom en lettres d’or aux voûtes de l’Arc-de-Triomphe, leur Panthéon impérial. Chacun, dans le salon ou dans la mansarde, au château ou à la chaumière, chacun voudra avoir “ de Béranger le portrait ressemblant ”. Lui qu’on a tant fêté pendant sa vie, à l’heure de ses obsèques on le fête encore. Vive Béranger ! Béranger est mort. Sa tombe est à peine fermée. C’est à peine si le fossoyeur qui l’a enseveli a eu le temps de regagner sa demeure. La Renommée au glaive de feu veille à l’angle du sépulcre. Malheur ! — hurle-t-elle par ses cents voix, — malheur à qui oserait toucher à ce mort. Malheur à qui oserait profaner les dépouilles confiées à ma garde ! Il n’échapperait à la pointe de mon épée flamboyante que pour porter au front, comme le Juif-Errant, l’empreinte de l’anathème universel. – Eh bien ! cette profanation, moi, je l’ose !… Arrière, fantômes ! chiens de civilisés, arrière ! Laissez-moi descendre dans ce caveau. Je veux ce cadavre. Ecartez-vous, vous dis-je. Je suis de l’École Anarchique, un Interne de la Révolution Sociale. Tout sujet venant de l’amphithéâtre est ma propriété, et il m’appartient d’en faire l’autopsie. Hurlez ou ne hurlez pas, mais place ! car j’ai un manteau contre lequel s’émousseraient vos coups et vos morsures, et ce manteau c’est mon droit, c’est ma qualité de libre penseur. Ainsi, fantômes, arrière ! arrière, chiens de civilisés ! Mon laisser-passer exhibé, je mets le pied sur les degrés de ce tombeau, je soulève la pierre et le drap mortuaires, et me voici face à face avec un cadavre. Je porte la main sur ce crâne livide… — Ah ! qui parle d’immobilité ? — Voyez : le mouvement, engrenage perpétuel, broie cet épi humain sous sa meule ; il en aura bientôt fait une poussière tamisée au crible des attractions. Il la distribue en aliment à la foule des êtres souterrains qui, d’échelon en échelon, la feront remonter à la vie de la lumière. – Déjà les vers rongeurs habitent cette boîte osseuse où grouillaient des idées. La poésie des ombres à remplacé la poésie des rayons. Aux grelots des chansons, aux mélodies du luth ont succédé des bruits fossiles. Cette tête qui ne fut jamais jeune, — jamais ardente, — et qui demeura toujours enfant, — toujours à la mamelle ; — dont tout l’enthousiasme fut de l’enthousiasme à froid pour un grand nom bien plus que de chaud enthousiasme pour les grandes choses ; cette tête, hier ravagée par la décomposition morale, aujourd’hui défigurée par la décomposition physique, Lavater aurait du mal à en déchiffrer les traits, Gall pourrait à peine en distinguer les reliefs. Ils prendraient peut-être bien, l’un, les lignes de la dissimulation pour celle de la franchise ; l’autre, la bosse du libéralisme pour celle de la liberté, du chauvinisme pour le cosmopolitisme, du talent pour le génie. Béranger, le grand Béranger, est mort. Les prêtres l’ont absout. Les journalistes ont fait son oraison funèbre. Ils ont répandu sur sa tombe l’encre du bénitier et l’eau bénite de l’écritoire, les larmes de la plume et les larmes du goupillon. Ils ont transformé son char funéraire en char triomphal, sa couronne de pampres poétiques en branches de lauriers civiques. La république des lettres l’a proclamé César. — Silence, voix de l’église et de la presse ! chœurs de l’apothéose, silence ! et place à l’insulteur ! — A moi ce cadavre ! — Béranger fut ce que, dans la société actuelle, on nomme un sage, c’est-à-dire un bon bourgeois, le dos au feu, le ventre à table ; assez voltairien pour rire du prêtre et de l’enfer alors que le clergé était en discrédit auprès de la haute et basse bourgeoisie, et assez dévot, — assez fourbe et assez niais, — pour croire en Dieu, l’Etre Suprême, le Créateur de toutes choses. Aussi, à l’heure de la mort, quand il eut dévidé jusqu’à la bobine le peloton de ses jours gras, trouva-t-il qu’il était temps de se repentir : il fit son acte de contrition. Les prélats que le grand monarque de la chanson avait coutume d’admettre à sa Cour de Passy ; les Sibours de son intimité ; les confesseurs que le prêtre des prêtres avait recommandés au poète très-chrétien et qui assistaient périodiquement à ses petits-levers ; ces pères-confesseurs assistèrent aussi à son grand-coucher. Il agonisa dans leurs bras, invoquant d’eux le pardon de ses péchés. Il mourut, comme un bon catholique, en rendant son corps à l’église et son âme à Dieu. L’abbé Veuillot s’occupe à le canoniser… — Et toi, peuple, qui a payé de ta liberté la popularité de ce Ratapoil littéraire, est-ce que, après avoir mis chapeau bas devant cette royauté pestilentielle, avoir conduit et suivi le deuil, est-ce que tu ne vas pas aussi lui offrir des messes pour le repos de son âme ? Allons ! qui t’arrête ? Va donc ! — imbécile multitude ! Béranger est l’horloge-modèle de cette politique de boutiquiers que sous le règne de Louis-Philippe on a flétri du nom de Juste-Milieu. Jamais le pendule de son cœur ne se dérangea de sa monotone régularité. Il ne connu point ces fortes secousses, ces palpitations précipitées qui agitent par moments les natures d’élite, abrègent pour elles le temps et la distance, et consument en une minute des années de leur vie. Né dans les régions inférieures de la société, il sut, flatteur adroit, caresser ave tact la classe des parvenus et s’en faire protéger. Il déguisa, aux yeux des prolétaires, sa bassesse envers ses maîtres en chantant les préjugés soldatesque de la populace. Il se fit courtisan de ce libéralisme sans principe, opposition bourgeoise et parlementaire qui ne voyait dans sa lutte avec la Restauration qu’un moyen de faire un peu de bruit autour de ses petites personnalités, et dans la victoire qu’un peu plus de facilité pour acquérir des places. En retour de sa servilité le poète fut choyé, prôné, couronné par la caste besogneuse. Nouvel Homère, il allait vantant les exploits de ses hôtes, affublant du nom d’éloquence oratoire les criailleries avocassières, travestissant le brigandage militaire en gloire nationale, et, comme le rapsode antique, il emplissait sa sacoche à débiter son recueil de chansons. Fils de Bacchus, il aimait le jus de la treille et les amours faciles, les glous-glous et les flons-flons, les Lisons et les Lisettes ; les grands verres pleins et les gros baisers vides. Jamais son luth ne résonna aux brises des grandes passions. Les sublimes emportements n’allaient pas à ce cœur ratatiné sur lui-même et dont un battement trop violent eût troublé la béate quiétude. Ne cherchez pas chez ce chanoine de la poésie les fortes amours ni les fortes haines : les attendrissements suprêmes comme les vives colères font mal ; et il tenait à sa santé ; il voulait vivre longuement et bien vivre. C’est de lui, sans doute, que le duc d’Orléans devenu Louis-Philippe, emprunta cette maxime chère à la philosophie de moi exclusif : “ La paix à tout prix. ” A cette divinité domestique il sacrifia durant toute sa vie avec une religieuse persévérance. Doué d’un estomac fort capable et de poumons fort exigus, il se trouvait partout à l’aise, fut-ce dans un cachot, pourvu que ce cachot fût une cave garnie des meilleurs vins, un cabaret approvisionné de la meilleure chère, et qu’on lui donna pour Hébé une Margot qui fît et défît son lit. Nature de colimaçon, le grand air n’était pas absolument indispensable à sont tempérament. Il pouvait vivre, et vivre heureux, sous les verrous, à la seule condition qu’il y eût toujours dans son caveau, — sur la table ou sur l’édredon, — de l’écume à boire ou à répandre. Maigre d’orgueil mais bouffi de vanité, il s’enivrait avec une monacale modestie des fumets de la gloire, gloire capiteuse et de mauvais crû. Il a chanté toutes les débauches, débauches de peuples et d’hommes ; Bacchus et Mars, l’empereur et Goton ; l’orgie du cabaret et de l’alcôve, et l’orgie des champs de batailles ; les bacchanales du vin, du sperme et du sang. Avide d’une popularité douce et hâtive, il a eu recours aux fangeuses et sanglantes défroques du chauvinisme frrrançais. Il s’est fait le chiffonnier de la déroute : il a suivi le grand homme sur la grande voirie de sa défaite. Il a crocheté avec sa marotte la redingote grise et le petit chapeau, et il en a fabriqué le vélin de son chansonnier. Parmi les vivants détritus de Wagram, d’Austerlitz, de Moscou, de Waterloo, culottes de peau contre lesquelles il trébucha plus d’une fois, la nuit, au coin des bornes, en rentrant de la goguette ; parmi tous les vieux galons, les vieux pans de capotes qui avaient balayé des villes prises d’assaut et trempé dans tous les opprobres comme dans toutes les horreurs de la guerre ; parmi toutes ces immondes guenilles impériales enfin, il est allé chercher ses inspirations. Il a ramassé dans ce tas de gloires ordurières les préjugés encore vivaces ; il les a mis sur le trépied ; il en a fait un funeste ragoût, l’a assaisonné de lyrisme, et en a nourri l’imagination d’une génération naissante. Père Jésuite de l’Ordre des Bourgeois, il a commis sur la jeunesse française ce qu’on pourrait appeler un infanticide moral. – Diplomate autant que poète, il manœuvra auprès des puissances de son temps, puissance de l’échoppe et du salon, avec une rouerie digne de l’évêque d’Autun , attaquant assez ceux-ci pour se faire applaudir de ceux-là, mais jamais assez brutalement pour se créer d’irréconciliables ennemis. Il y a dans ses veines quelque peu du sang de Dupin l’aîné, son défenseur : l’âme d’un paillasse sous l’extérieur du Paysan du Danube. – Béranger, le grand patriote, le modèle de toutes les vertus civiques, l’immortel chansonnier de nos gloires nationales, Béranger se meurt, Béranger est mort. Fleur poétique du parti libéral sous la Restauration, il a vécu ce que vivent les partis, l’espace d’une génération. Le Socialisme a tué le Libéralisme. Tous les prétendus renoncements du chantre populaire ne sont que des sacrifices habilement calculés. Béranger pensionné du gouvernement eût perdu de son prestige : ses chansons se fussent moins bien vendues, elles eussent été moins lues. Et ce que le Pouvoir lui pouvait offrir ne valait certes pas ce qu’il eût perdu. Béranger académicien, Béranger, gauche, maladroit, en retard de cinquante ans avec la mode, eût également perdu ses avantages à se montrer en public. Le ridicule qui l’aurait atteint dans sa nouvelle position aurait infailliblement rejailli sur le faiseur de chansons. Et lui qui riait des autres, il aurait donné trop beau jeu pour rire de lui. Béranger représentant eût amoindri aussi Béranger le chansonnier. Son incapacité oratoire, et surtout sa pauvreté d’idées en face des idées nouvelles qui de toutes parts demandent la parole, l’eussent ravalé des hauteurs du Pinde aux pieds de la Montagne, dans ce Marais où croassent les grenouilles du Centre. Nécessairement il ne pouvait mieux faire que de se dérober à des ovations qui eussent été pour lui autant de pièges où, comme le renard, il eût laissé quelque chose de sa fourrure. Il ne pouvait guère se faire illusion à cet égard. Aussi, fit-il du désintéressement comme d’autres font de la corruption. Monsieur de Béranger était certainement un fin matois. S’étant créé dans sa spécialité un lit bien chaud et bien mollet, il n’avait garde d’en vouloir sortir : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, pensait-il. Il s’était fait eunuque au moral afin de n’avoir pas à redouter les désagréments de l’ambition. Et cependant la vanité perce malgré lui sous son humilité feinte : il conserva quand-même la particule devant son nom, comme il aurait conservé le titre de duc ou de marquis s’il eût tenu de ses ancêtres. En 48, il eût été désolé que, malgré son refus, on ne le nommât pas Représentant à la Constituante. Elu, il donna sa démission, mais non pas avant de s’être accordé la satisfaction d’aller à la Chambre et d’y siéger tout un jour. C’était un vrai faux-bonhomme. Comme Laffitte , comme tous les gueux enrichis qui, au pinacle de la fortune, parlent sans cesse de leurs gros sabots, le chansonnier parvenu, Béranger, au faîte de sa littéraire opulence, tirait vanité de sa modeste condition financière. Il était l’homme des infiniment petites choses. Rien de grand, rien de passionné n’électrisa cette nature bourgeoise. Le thermomètre des sensations ne s’éleva ou ne s’abaissa jamais qu’au niveau des zones tempérées. Il fut impérialiste modéré, hérétique modéré, républicain modéré, voire même modérément socialiste. Sur cette mer du monde où d’audacieux navigateurs se heurtent à des récifs en voulant braver le flot de l’opinion, Béranger, lui, se laissa toujours aller doucement à la dérive, bercé par le flux et le reflux des courants populaires et par le clapotement des intérêts bourgeois. Couché moëlleusement dans son embarcation et la main appuyée sur sa lyre, il recueillit avec une lâche philosophie le murmure caressant de toutes ces vagues moutonnières. Lui que la nature et la supériorité de son talent appelaient au timon des idées, aux voyages de long cours vers les continents de l’Avenir, — la crainte des tempêtes, la peur des naufrages, le soin de sa douillette et exclusive individualité le firent rester en vue de la plage natale, dans les eaux du Passé. Lui qui pouvait armer en découverte, faire voile pour la haute mer ; lui qui pouvait être le Christophe Colomb d’un nouveau monde social, il arma pour le petit commerce, et, lesté de refrains bacchiques et de souvenirs bonapartistes, il se fit le caboteur des aspirations bourgeoises. – « Né pour être homme, et devenir épicier !… » Les printemps ont succédé au printemps, les automnes aux automnes. Le chansonnier a atteint ses 78 hivers, l’âge de la chute du tronc après la chute de ses feuilles. Ses chansons ont produit leurs fruits : nous avons eu Louis-Philippe, le Gouvernement Provisoire, Cavaignac et Napoléon III. C’est assez. L’arbre n’a que trop vécu. Passons sur ses racines la charrue à défricher. Béranger est mort. Meure Béranger ! Et maintenant que les fils de ses œuvres me jettent la pierre ; qu’ils me lapident dans leurs conciliabules ou dans leurs journaux. La main sur ma poitrine et l’autre devant l’Humanité, j’ai dit ce que je pensais. Je l’ai dit sans prévention et sans haines personnelles, uniquement parce qu’il m’est pénible de voir la meute populaire aboyer des vivats au convoi de ce joueur de flûte de la Bourgeoisie. J’aime les grands exemples et les tempêtes de la pensée. Je déteste les petits trafics et le calme-plat des neutres. Aux palinodies de la Muse je préfère l’altière révolte des Titans, les grands cœurs aux grands esprits. C’est toujours avec le sentiment du mépris et de la honte que j’abaisse mes yeux sur les célébrités de mon époque. Je ne saurais nier qu’ils ne fussent des excroissances des masses, et c’est surtout ce qui me les rend odieuses. Ne pouvant souffleter sur toutes ses joues le public aux cent millions de têtes, je m’attaque corps à corps à telle ou telle illustration, mesquine individualité montée à âne sur le dos de cette immense majorité de brutes, et je lui jette mon venin. Bouillant d’indignation, je me dresse au sulfureux sommet de la minorité révolutionnaire, et je crache ma lave à la face du Centaure moderne, quadrupède moitié exploiteur, moitié bête de somme. Que ne puis-je inonder le globe entier de ma salive brûlante et engloutir dans ses âcres flots les monstrueux instincts des civilisés. Après l’écoulement du torrent dévastateur, l’on verrait la minorité progressive sortir de l’arche et fonder sur toute la terre la cité de l’humanitaire harmonie, l’organisation de la liberté et de la dignité individuelles, le culte de l’universelle et anarchique solidarité. Mais les temps sont encore loin, hélas ! et l’on prêchera longtemps encore dans le désert ! Ma voix se perdra dans l’isolement ; elle ne trouvera même pas dans la presse un écho pour la reproduire. Il y aura encore bien des pleurs et des grincements de dents avant que les multitudes, aujourd’hui viles et serviles, ne se transforment en fières et libres phalanges. Il se fera encore bien des émeutes, il y aura encore bien des révolutions avortées avant que les peuples ne se lassent d’offrir la courbe de leurs échines aux pygmées, aux vermines qui les rongent. Les temps sont loin, hélas ! où il ne sera plus question, que comme souvenir, de l’exploitation de l’homme par l’homme. Aussi, point de pitié pour les caméléons de la pensée. C’est dans le but de prélever des primes d’or ou des applaudissements qu’ils reproduisent dans leur prose ou dans leur vers tous les dégradants préjugés qui rampent dans le cerveau des foules ignorantes. Point de pitié pour ces flatteurs du peuple : ils n’ont que trop vécu à ses dépens. Poursuivons du fouet de nos colères les écrivains grippe-sou ou grippe-renommée, pères nourriciers de la servitude portant dans leur besace le biberon de l’obscurantisme. C’est afin de jouir le plus longtemps possible de la paie des mois de nourrice qu’ils rattachent avec la pointe de leur plume, comme avec la queue d’une épingle, les vieux langes du passé sur la poitrine de l’humanité adulte. Comme le pauvre idiot de Bretagne, l’humanité n’a subi qu’avec trop de longanimité leur tutelle. Il est temps de l’en délivrer, si l’on ne veut que la pupille demeure à jamais idiote et infirme. Point de pitié pour les parents inhumains qui veulent prolonger sa stupide et inerte enfance au détriment de son agile et studieuse puberté. Traînons-les aux assises de la minorité sociale. Point de pitié pour ces natures marâtres, qu’elles s’appellent du nom d’une classe, comme la Bourgeoisie, ou du nom d’un parti, comme le Libéralisme ou l’Impérialisme, ou du nom d’un homme, comme Louis-Bonaparte, César ou Homère de Béranger. Mais, dira-t-on, Béranger a fait du socialisme : il a écrit Les Fous, Le Suicide, Les Quatre Ages historiques, et d’autres. Bonaparte aussi peut se dire socialiste. A Ham n’a-t-il pas écrit sur le paupérisme ? Qu’est-ce que cela prouve ? C’est que ce n’est pas l’intelligence qui leur a manqué pour comprendre les grandes questions sociales et pour travailler en vue de l’Avenir. Donc, ils sont d’autant plus coupables qu’ils sont plus intelligents. Ils sont coupables d’avoir bassement sacrifié au Présent, d’avoir agioté sur l’abrutissement public, l’un en employant toutes les ruses de son esprit, toutes les ressources de son expérience à se créer une position impériale au mépris de sa dignité privée, comme au mépris de la dignité et de la liberté du peuple ; l’autre en employant toutes les grâces de sa Muse, toute la beauté de son talent à la recherche et à la conservation d’une popularité contemporaine, et, cela aussi, au mépris de sa popularité future et de sa moralité privée, comme au mépris de la moralité et de l’éducation des masses. Ils ont spéculés, l’un et l’autre, sur le temps qu’ils avaient à vivre. Ils ont placé leur nom et leurs œuvres à fond perdu. Soit ! Les intérêts sont viagers, la mémoire n’en hérite pas. Vivants, ils ont ou ils ont eu les honneurs qui sont l’apanage des têtes couronnées ; morts, ils appartiennent à la philosophie de l’histoire, et elle n’attend pas même toujours que la tombe s’ouvre pour formuler sa sentence. Plus ils se seront facticement élevés et plus ils seront réellement abaissés. Morts ou vivants, qu’ils soient décapités de leur auréole afin de détruire dans sa larve la pléiade de leurs imitateurs. J’ai dit. Je suis un volontaire de la Révolution. Je porte au poing plume de fer et mousquet. L’ennemi se présente. Tout me le signale, les bruits de la rue et les bruits de la presse. Je ne le choisis pas, il s’offre à moi. S’il s’appelle Béranger, je n’en suis pas cause, et cela m’est indifférent. Tout ce que je sais, c’est que c’est l’ennemi ; et je l’attaque. En avant ! et vive la République anarchique et universelle ! Mais, dira-t-on encore, Béranger était le meilleur homme des bourgeois-poètes. — Louis XVI aussi était le meilleur homme des rois. — Eh ! que m’importe ! si le meilleur n’en vaut rien. — Est-ce trahir le peuple que d’ouvrir la frontière à l’ennemi ? — Est-ce trahir le peuple que de caresser les préjugés réactionnaires que l’Ignorance a mis en garnison dans son sein ? — Louis XVI a-t-il appelé ses bons amis les ennemis ? — Béranger a-t-il chanté l’ivrognerie de la gloire et les lauriers de la barrière ? — Meilleurs ou pires, meurent les traîtres ! Et enfin d’autres ajouteront : Pourquoi cette violence de langage à propos de Béranger, l’homme le plus affable et le plus bienveillant de son siècle ? Hypocrisie ! répondrai-je, que cette bienveillance et cette affabilité : l’affabilité du marchand envers la pratique, la bienveillance du maître envers l’ouvrier, une grimace de singe afin de mieux attraper sa dupe. – Quant à moi, je ne sais pas flétrir avec douceur ; je ne sais pas garrotter, avec politesse, un empoisonneur public au pilori. Les battements de mon cœur ne se règlent pas sous l’archet des convenances. Mon cœur n’est pas un cœur de civilisé : quand il vibre d’indignation, il ne miaule pas, il rugit.