#title De la politique considérée comme opium du peuple #author Julius, et pour appui le vertige #SORTauthors Julius, Et pour appui le vertige #SORTtopics politique, démocratie, raison, subjectivité, activité #date 1990 #source Consulté le 21 septembre 2016 de [[https://infokiosques.net/lire.php?id_article=658][infokiosques.net]] #lang fr #pubdate 2016-09-21T18:22:44 « L’émancipation politique, c’est la réduction de l’homme d’une part, au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste, et, d’autre part, au citoyen, à la personne morale, membre de l’Etat. L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare plus la force sociale sous la forme de la force politique. » (« La Question juive », Marx, 1844) *** Avant-propos Les trois textes réédités à la suite de l’avant-propos sont issus du recueil Et pour appui, le vertige, rédigé au début des années 1990, par le cercle affinitaire et éphémère du même nom. L’objectif de leurs auteurs était d’approfondir la critique de la politique, en particulier des variantes à prétention révolutionnaire auxquelles ils avaient parfois participé au cours des deux décennies de combats précédents en Europe. En France, bon nombre de critiques, surgies dans la foulée de Mai 68, ne dépassaient pas le cadre du refus de l’institution politique. Elles n’allaient pas jusqu’à rompre avec la représentation politique en général, tant la tradition jacobine, qui lui attribue le rôle de démiurge de l’histoire, hantait, et hante toujours en partie, le cerveau de nos contemporains. Dans des milieux hostiles à l’Etat, on assista même à la tentative de lui redonner ses lettres de noblesse d’antan, au nom de la subversion de la société capitaliste. Tous les discours de l’époque sur le thème : « Mettre la politique révolutionnaire au poste de commande » ne signifiaient rien de plus. Désormais, certains traits du sinistre visage de la domination moderne, qui étaient encore assez flous à l’époque de la rédaction de ces textes, sont plus marqués. Ce qui nécessite d’actualiser la critique. Rappelons que la tendance profonde du capitalisme, c’est de réifier en totalité le monde. Ce que l’utopiste Saint-Simon, fondateur du socialisme technocratique, anticipa, à l’aube de l’industrialisation, et résuma dans la célèbre formule : « Remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses. » Ce qui revient à dire que l’économie tend à saper les bases même de la politique, du moins telle qu’elle fut formulée par les doctrinaires de la République idéale, comme Rousseau, et leurs héritiers au sein du mouvement de classe traditionnel. Mais la réification intégrale de la société est impossible à réaliser parce que le capitalisme a besoin d’êtres humains pour fonctionner. C’est pourquoi, à défaut de pouvoir les éliminer tous pour les remplacer par des machines, il utilise des dispositifs de domination qui permettent de les gérer « comme des choses ». La bureaucratisation de l’Etat a précédé la prise du pouvoir par la bourgeoisie. En France, elle apparaît avec la monarchie absolue. Mais la technocratisation plus récente de l’appareil du pouvoir, accélérée par le rôle croissant dévolu à la technoscience dans la domestication des têtes de bétail humain, a modifié en profondeur la nature de la politique, telle qu’elle est advenue à l’époque des Lumières, au XVIIIe siècle, et telle qu’elle a culminé lors de la constitution de l’Etat providence dans la première moitié du XXe siècle. De domaine public placé au-dessus des domaines privés et destiné à être le champ d’intervention privilégié de la raison d’Etat, elle a été ravalée au rang de spectacle et convertie en technologie de domination. Elle est de plus en plus difficile à distinguer de l’administration de la population réalisée par la machine d’Etat. Elle n’a plus l’ambition de représenter de façon universelle la société, ce qui donne l’impression, particulièrement en France, qu’elle a presque disparu en tant que telle : elle semble ne plus avoir aucune autonomie, et être résorbée dans l’économie et le social. Impression renforcée par la tendance de l’institution étatique à gérer au coup par coup les situations auxquelles elle est confrontée et à donner des tours de vis supplémentaires. « L’Empire », le dernier concept en vogue inventé par les professeurs en citoyenneté mondiale, du côté de la maison Negri, ne fait que donner forme à la grande illusion citoyenne d’après laquelle la coercition est la seule arme, ou presque, dont dispose désormais le pouvoir d’Etat. D’après eux, du monde de la souveraineté mis à mal par la crise des Etats nations et le recul de l’Etat providence, il ne subsisterait, pour l’essentiel, que le pouvoir de décision et de police de la prétendue oligarchie supranationale, qui dirigerait du haut de son Olympe le monde profane d’en bas, à coup de mesures d’exception. De telles mesures constitueraient désormais le corps de la législation « impériale ». En d’autres termes, le royaume de la démocratie appartiendrait au passé. Ce qui autorise les citoyennistes à l’idéaliser. Mais le mode de domination actuel n’est pas assimilable à l’oligarchie, forme d’Etat antérieure à la généralisation du système capitaliste à l’échelle mondiale, et « l’Empire » n’en est pas le stade ultime et le modèle de « gouvernance » universelle enfin trouvé. La souveraineté n’a pas été désintégrée par l’accélération de la globalisation du capital et les contradictions entre Etats nationaux n’ont pas disparu sous prétexte que les institutions supranationales ont acquis davantage de pouvoir de décision qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Ensuite, bien que le talon de fer broie sans complexe les têtes rétives, parfois avec la dernière rigueur au nom de la chasse au « terrorisme », il est absurde de prétendre que, dans les pays européens, le règne de l’état d’exception est arrivé. Les Etats, même les plus républicains, disposent toujours de batteries de mesures d’exception pour les situations qu’ils jugent exceptionnelles, et qui, en règle générale, finissent par être incluses dans les tables de la loi. D’ailleurs, le corps des lois les plus essentielles de tels Etats fut bâti à partir de mesures provisoires, imposées à l’origine par la force, voire par la terreur, qui sont ensuite devenues pérennes. L’oublier, c’est raisonner en démocrate. Enfin, il n’y a pas plus de vide politique que de vide social en général. C’est le processus d’abstraction croissante des relations propres au capital que les individus, confrontés à la disparition des repères et à la décomposition des valeurs auxquels ils étaient habitués – tel le culte du progrès et la croyance dans la pérennité de l’Etat providence –, prennent pour du vide. La domination a horreur du vide. Le nihilisme du capital a des limites que le pouvoir d’Etat connaît. C’est pourquoi il tente, depuis près de vingt ans, de « recréer du lien social et politique », en particulier via ses conseillers en citoyenneté, qui recyclent à l’infini les illusions politiques issues de Mai 68, afin de désamorcer les velléités de révolte. En d’autres termes, bien que la domination moderne conduise, sous nos latitudes, à limiter le domaine d’intervention des anciennes médiations propres à l’Etat providence, qui reposaient sur la vieille structuration en classes de la société bourgeoise, elles restent indispensables pour faire accepter l’inacceptable à la population. Le pouvoir d’Etat en crée ou en légitime aussi de nouvelles lorsqu’elles apparaissent hors du champ politique institué, au sein de la prétendue société civile, même lorsqu’elles ne représentent qu’elles-mêmes. Les ONG en sont sans doute le meilleur exemple. Par suite, les maîtres à penser qui proposent de « repenser le politique » ne font qu’apporter de l’eau au moulin de l’entreprise de réhabilitation et de modernisation de la politique, donc de l’Etat. Y compris les recycleurs du « biopolitique » à la sauce Agamben, qui procure le kit de survie idéologique à bon nombre de membres de la militance en Europe, laquelle compte des nostalgiques des sectes jacobines. Le « biopolitique » est le dernier gros mot de la politique qui fait passer des vessies pour des lanternes : des analogies superficielles avec des modes de domination révolus pour l’analyse de celui d’aujourd’hui ; des organes supplétifs des institutions étatiques pour les associations d’entraide de la défunte société civile ; et même des conflits menés pour conquérir et redistribuer capital et pouvoir à travers le monde pour les guerres civiles qui accompagnèrent l’apparition de l’Etat nation, à l’époque de la monarchie. Il suffit pour cela que les miliciens n’abordent pas les insignes des troupiers de « l’Empire ». Les apôtres du citoyennisme en treillis n’en demandent pas plus ! Dans les « milieux révolutionnaires », l’ultime avatar de la réhabilitation, c’est, depuis plus de dix ans, la tentative de rejouer la pièce du sujet révolutionnaire, alors même que le théâtre qui l’amena à monter sur les planches a disparu. La faillite des croyances qui lui donnait quelque souffle de vie, à commencer par la croyance au rôle de classe révolutionnaire attribué aux prolétaires industriels, l’a envoyé dans les limbes et rien ne le ressuscitera. Pas même la tentative de le faire revivre sous la figure de l’individu sans attaches : sans histoire, sans sociabilité, etc. Dans cette optique, les déterminations qu’il n’a pas choisies sont en principe des entraves à sa liberté, et la subjectivité individuelle, elle, est la principale, voire la seule boussole à partir de laquelle il peut évoluer dans le monde objectif. Parfois, la clandestinité est même présentée comme le chemin de traverse obligé pour échapper à la hiérarchie et le levier enfin trouvé pour organiser quelque conspiration des égaux, dans la pure tradition jacobine. De tels mythes ont pourtant déjà fait faillite depuis plus de trente ans, en particulier du côté de la RAF, qui ne dépassa jamais le cadre du volontarisme politique. Mais pas plus que la RAF, leurs apologistes actuels ne comprennent pas que leur sujet désincarné, même lorsqu’on le farde aux couleurs de la révolte, est modelé à l’image du citoyen moderne : l’individu atomisé de la prétendue « fin de l’histoire ». Sauf que, dans la réalité, celui-ci est bien l’héritier de l’histoire récente de l’Etat, lequel a joué le rôle d’exécuteur testamentaire des illusions portées par des révoltes antérieures, en particulier celle selon laquelle la subjectivité individuelle transcende en principe le monde objectif du capital. Quarante ans après, le sujet de l’Etat réalise de façon caricaturale le programme situationniste de l’époque héroïque. Il croit s’autodéterminer par lui-même alors qu’il est déterminé par des chaînes qui, pour être moins discernables, n’en sont pas moins réelles. Le même phénomène touche les « milieux ». Les médiations à partir desquelles la militance d’hier construisait représentations et organisations, à commencer par le Parti de classe, disparaissent. A celle d’aujourd’hui, il ne reste que la représentation valorisante qu’elle a d’elle-même comme ultime médiation avec le monde. Elle postule donc que sa subjectivité, a priori étrangère à la domination, l’autorise à rejouer le film de la politique contre l’Etat. Mais la politique reste le tombeau de la révolte. L’action politique, même lorsqu’elle prend des formes scandaleuses, voire clandestines, n’apporte rien en termes de critique, de rencontres et de partages d’affinités. Elle amène à reconstituer des formes d’organisation qui, sans être des partis, n’en sont pas moins des carcans. En attendant la dernière désillusion, la dégringolade dans le nihilisme, puis le retour au conformisme… Au lendemain de la Commune de Paris, Bakounine affirmait déjà : « La tyrannie sociale ne présente pas ce caractère de violence impérative, de despotisme légalisé et formel qui distingue l’autorité de l’Etat. Elle ne s’impose pas comme loi, à laquelle tout individu est forcé de se soumettre sous peine de châtiment juridique. Son action est plus douce, plus insinuante, plus imperceptible et plus informelle, mais d’autant plus puissante que celle de l’autorité de l’Etat. […] Elle enveloppe l’homme dès sa naissance, le transperce, le pénètre et forme la base de sa propre vie individuelle, de sorte que chacun est en quelque sorte le complice contre lui-même, le plus souvent sans s’en douter lui-même. Il en résulte que, pour se révolter contre cette influence, l’homme doit en partie se révolter contre lui-même. » Désormais, le fonctionnement social est intériorisé par les individus comme il ne l’a jamais été et la servitude miforcée, mi-volontaire qui en résulte est l’un des facteurs les plus puissants du maintien de la domination. Il est donc impossible d’opposer les individus, de façon abstraite, à la société, comme cela a pu être le cas à l’époque où le capitalisme était encore dans les langes. Certes, les révoltes sont toujours individuelles, dans la mesure où ce sont des individus en chair et en os qui refusent, qui combattent… Mais des individus tels qu’ils existent et non pas tels qu’ils devraient être, tels qu’ils sont mutilés par le capital et l’Etat, lesquels ne sont pas de pures représentations et de pures institutions extérieures à leur vie. Même pour les révoltés que nous sommes, l’individualité est à conquérir sans cesse. Elle fait partie de l’histoire individuelle et collective. Elle se forge à travers les confrontations, les relations, les activités, les remises en cause qui ne dépendent pas que de nous, même lorsque nous agissons de notre propre initiative. Par contre, l’idée qu’elle nous est donnée à priori, presque à titre de propriété, nous la laissons aux moralistes, amateurs de « pureté révolutionnaire ». Julius, janvier 2009. *** Raison et politique En Europe, la politique n’a plus la prétention d’être le facteur décisif, capable de gérer la société et de la diriger de façon despotique. Elle est aussi beaucoup moins divisée en partis distincts, possédant des programmes particuliers et précis. Par suite, elle apparaît davantage comme la forme sans aucun contenu général et comme le pur spectacle des chicanes des politiciens. Mais, en réalité, elle participe au processus d’abstraction propre au capital. En effet, le besoin d’être affranchi de la nature en général, de la nature humaine en particulier, est de plus en plus déterminant pour la survie du capital. Cela implique l’aggravation de la tendance à réifier la vie, c’est-à-dire à transformer les êtres en choses interchangeables susceptibles d’être valorisées. Les membres de la société acceptent grosso modo, du moins en Europe, l’idéologie sanctionnant leur domestication : le discours de l’économie politique. Il en va de même pour la politique. Elle n’apparaît plus comme l’instance impérative placée en dehors et au-dessus de la société parce que l’idéologie la sanctionnant – le discours de la raison d’Etat – a désormais élu domicile dans le coeur et la tête des citoyens. La citoyenneté est effective et elle fait partie du fonctionnement d’ensemble de la société. D’où notre approche de la politique. Nous ne pouvons pas la saisir comme simple objet, institution du pouvoir d’Etat ou des partis. Elle est le mode d’être et de représentation propre au capital. La politique acquit la figure et la dimension que nous lui connaissons quand elle commença à être séparée de la religion et de l’institution de la religion, l’Eglise. Elle constitua alors le domaine public par excellence face aux domaines privés dans lesquels furent peu à peu relégués les divers cultes et rites. La rupture fut dans cette mesure très formelle. Mais il est vrai que la politique eut, en liaison avec la dissolution de la noblesse et l’affermissement du pouvoir de la bourgeoisie, de moins en moins besoin de la sanction, a priori et a posteriori, du verbe et des foudres de l’Eglise. Et avec la passion chrétienne en particulier, l’Etat refoula aussi les passions humaines en général dans le domaine de la vie privée comme lubies personnelles. Le domaine de la vie publique, basée sur le mythe de la Raison, était né. Elle devait permettre à l’Etat d’être émancipé du caprice du prince, auréolé du mystère de la révélation divine. L’Etat ne reposa plus sur la hiérarchie des valeurs aristocratiques, du moins en principe, mais sur celle des valeurs bourgeoises. Dans cette hiérarchie, la conformité aux prétendues lois du fonctionnement de la société et à leur représentation, la Raison froide et impersonnelle, était en quelque sorte placée au-dessus des émotions personnelles afin de les dompter et de les orienter dans le sens du service de l’Etat. Chaque être était ainsi divisé en deux : l’un privé, égoïste, et l’autre public, altruiste. « Le citoyen est l’être moral », affirmait Rousseau dans Le Contrat social. La politique était conçue comme le champ de réalisation de l’esprit de citoyenneté, supposé tapi au sein de chaque membre de la société, légitimé par la Raison et le langage qui en découle, bref le domaine de la gestion laconique et sans sentimentalisme des institutions étatiques. Bien entendu, le discours des idéologues de la République idéale, dans le genre de Saint-Just, sur la politique n’a jamais vraiment recoupé la politique effective, comme mode d’être et de représentation, même après que les membres de la société ont fait leur l’idéologie qui la légitime. Ces derniers restent trop absorbés au quotidien par les domaines privés pour que leur participation au domaine public puisse être permanente. Cette fiction relève de l’utopie de la démocratie. La politique, c’est la réduction des êtres au statut de citoyen et donc leur transformation en objets, en instruments de l’autorité de l’Etat, du moins en tendance. La politique est représentation et, à ce titre, elle ne peut exister que par le biais de personnages déterminés, les représentants, à qui le pouvoir est délégué. Les politiciens ont la charge de gérer le pouvoir d’Etat, bien sûr grâce à l’inertie et à la complaisance du corps de l’Etat : les simples citoyens. Il n’empêche que ce discours a exercé, et exerce encore, de l’influence sur ceux qui croient, à tort ou à raison, être exclus de la politique. En particulier, la communauté dite de classe, celle qui fut constituée par les dépossédés et qui prit contenu et formes dans les centres décisifs de l’accumulation du capital, a partagé cette illusion malgré les aspects contestataires et parfois subversifs qu’elle a pu avoir en Europe. C’est sans doute parce qu’ils voyaient, et voient parfois encore, la cause principale de leur esclavage salarié dans l’existence de la classe des possesseurs privés et dans l’hostilité du pouvoir d’Etat à les laisser accéder à la citoyenneté intégrale. Ils accusaient au fond la politique officielle de trahir l’idéal de la politique. De là l’objectif : constituer un jour le domaine public idéal, la communauté des travailleurs débarrassée des vampires du travail, y compris, si nécessaire, par l’insurrection et le renversement du pouvoir d’Etat en place. Le mouvement de classe est ainsi né, qui assimile alors par principe le personnel au privatif. Cette conception fut figée et poussée à l’extrême par Marx, mais elle fut et reste partagée par nombre de doctrinaires du communisme et même de l’anarchisme, à commencer par Bakounine. D’où la création de l’association des élus de l’idéal – les conspirations, les partis ou les organisations non formelles, peu importe ici –, de ceux qui croient connaître et représenter le mouvement historique d’émancipation globale. L’association est ainsi basée sur la valeur suprême de la politique, le savoir universel et dépersonnalisé à outrance, débarrassé des interférences générées par les sensations, les émotions et les pensées personnelles. L’idéologie commence dès que le penseur oublie les limites de la pensée et de la verbalisation et, par suite, tente de les doter de la faculté d’embrasser et d’exprimer ce qui est pour nous l’illimité : la totalité de la vie. Car l’une comme l’autre relèvent de l’abstraction et la vie n’est pas qu’abstraction. Abstraire, c’est généraliser et unifier à partir des données obtenues par les sens, c’est mémoriser et comparer, définir et nommer et, par conséquent, c’est, dans le meilleur des cas, acquérir la capacité d’orientation dans le labyrinthe de la réalité tandis que, dans le même temps, cette dernière est quelque peu schématisée et desséchée par la conceptualisation et la désignation. En ce sens, la représentation ne coïncide jamais avec l’ensemble de la réalité, même si elle en fait partie. Telle est la limite de l’esprit, limite fort élastique d’ailleurs, qu’il ne faut pas confondre avec les bornes et les séparations que le monde de l’aliénation impose à la pensée et au langage. La vie, y compris la vie des humains, n’est pas réductible à l’identique, au commun, au répétitif, bref au définissable, bien que de pareilles qualités aient de l’importance dans le cours général de la vie. La vie possède aussi des qualités multiples, fugitives, éphémères, imprévues et non formulables, comme l’affirme justement Bakounine dans Dieu et l’Etat. La recherche de la représentation totalisante conduit à enfermer, à standardiser et à bannir les phénomènes dits particuliers et passagers, c’est-à-dire les singularités des êtres, dans la mesure où ils sont impensables et indicibles. Le penseur devient ainsi idéologue, ce qui signifie qu’il devient bien plus négateur de la vie que négateur du monde de l’aliénation. La politique rejoint ainsi la démarche de l’idéologie. La pensée constitue alors la sphère autonome et pseudo-universelle de la recherche et de la formulation de l’idéal de société. Elle semble désormais détachée de l’ensemble du monde et animée du mouvement propre de la conceptualisation à outrance. Ici, il est courant de perdre la tête et d’en arriver à négliger l’importance de la confrontation avec le reste de la réalité. L’idéologue épure les concepts eux-mêmes des déterminations concrètes et particulières, ou de celles qu’il saisit comme telles, afin d’obtenir le concept le plus abstrait et le plus général. Il recherche donc l’indétermination, c’est-à-dire la notion globale qui est censée déterminer et définir toutes les autres. En laissant ainsi derrière lui toutes les propriétés, toutes les facultés des êtres, y compris celles de former des idées, comme autant d’entraves à l’affranchissement et à la formulation de l’idée globalisante, il en vient à n’avoir devant lui que le pur esprit, la pure activité abstractive de la pensée formelle séparée de la vie. C’est ce que le philosophe de l’Etat, Hegel, appelle la méthode absolue de l’Esprit, et nous, la transformation de la réflexion en autoréflexion. Pour l’idéologue spéculatif, la société peut en être l’incarnation et, à ce titre, elle est l’objet absolu de l’étude de l’Histoire : la Raison dans l’Histoire. Pour nous, les diverses manifestations des êtres sont les êtres réels et il n’y a au-delà que le néant. Mais, pour lui, elles ne sont que les attributs de la chose en soi : la Raison. Le mouvement de la conceptualisation, qui paraissait sans fin, est alors stoppé parce que l’idéologue croit avoir enfin découvert le principe ultime du monde. Et ce dernier n’est plus là que pour en fournir l’illustration. Cela montre que la Raison reste, depuis l’origine, entachée de l’esprit sinon de la lettre du monothéisme, qui culmina, lors de la Terreur, avec le Culte de l’Etre suprême. Cependant, elle a connu l’importante modification de sens liée à la nécessité pour la société bourgeoise d’une part, de combattre la théologie qui sanctifia le bon plaisir du Prince, personnification de la société aristocratique et, d’autre part, de présenter le règne du capital comme la loi éternelle de la nature, afin de désamorcer les velléités de révoltes des « classes dangereuses ». Dans la métaphysique, la raison vient encore au secours de la religion. La connaissance de la nature doit conduire à la reconnaissance du créateur : Dieu. Dans la conception réaliste de la société, conception acceptée au fond par Marx, la subjectivité en délire affirme qu’elle est enfin émancipée de la transcendance. A l’inverse de la révélation du mystère de la foi ou de l’idéologie égotiste du libre arbitre, elle prétend être l’objectivité par excellence. La société est l’objet de la critique mais le sujet, le critique, nie la dimension personnelle de la critique et la présente comme exclusivement impersonnelle. Il affirme que le monde intérieur qu’il crée n’est que le reflet adéquat, enfin trouvé, du monde extérieur et de la négation de celui-ci, bref la seule certitude immédiate qui soit en rupture avec l’interprétation médiatisée de l’idéalisme spéculatif. C’est là justement l’illusion fondamentale de l’idéologie réaliste : être le miroir de la réalité sans la moindre apparition d’interférences de la part du sujet ou de l’objet. Elle fait ainsi passer les entités subjectives pour les êtres objectifs, la synthèse et la conclusion dernière de l’activité subjective, d’un seul ou de plusieurs humains, pour la cause première et la substance immuable de l’activité objective de l’ensemble de la société, depuis l’aube de l’humanité. Elle reste métaphysique, même sous des apparences critiques. Ainsi, chez les idéologues de la société communiste, cette essence est le travail qu’il faudrait débarrasser de l’enveloppe aliénante qu’il a adoptée depuis l’apparition du capital. Cela montre à quel point ils sont restés prisonniers de l’idéologie valorisante du travail, dominante dans la société bourgeoise. L’idéologie réaliste, dernier avatar connu de la Raison, n’a pas fini d’entraver les tentatives de critique du monde. Pour l’idéologue en question, l’activité de la pensée totalisante est l’activité noble et l’étalon de mesure de toutes les autres activités propres à la politique. Elle est génératrice de normes auxquelles tous les adeptes doivent soumission. La hiérarchie ainsi créée est d’autant plus dangereuse qu’elle parait fondée sur la connaissance générale de l’origine et de l’histoire des sociétés et des révolutions. Elle en impose par la prétendue rigueur de la démonstration alors qu’elle spécule sur la crainte et le respect séculaires qu’inspirent aux humains l’esprit et le verbe. Le sens obligatoire de l’histoire de l’humanité, prédéterminé et personnifié par l’idéologue, est l’impératif suprême et leurs histoires singulières ne sont plus rien et doivent baisser pavillon devant lui. Ainsi rassemblés en sectes, en partis ou en associations moins formalisées, ils ne sont plus que les membres de la communauté autoritaire, les instruments de la loi primordiale et de l’objectif universel et nulle mesure tirée de la démocratie pure n’y change rien. Ce qu’ils peuvent sentir, désirer, vouloir, penser et exprimer au-delà et au-dehors de la communauté placée au-dessus d’eux est a priori suspect et, en dernière analyse, condamnable. L’adhésion au mode de représentation politique n’est pas seulement due à l’influence du modèle de citoyenneté avancé par la démocratie ou encore à la nostalgie à l’égard de la communauté de classe idéalisée par les révolutionnaires du passé. Elle résulte aussi du présent, de la difficulté, énorme aujourd’hui par suite du repli général, à échapper dans la solitude à la communauté du capital et en particulier aux micro-communautés de la société, telles les familles nucléaires. Ceux que la survie indispose, mais qui renoncent à donner sens à la vie en commençant à affirmer leurs propres facultés ont parfois besoin de ce genre d’auto-valorisation. Ils cherchent le sens supérieur, étranger à eux-mêmes, grâce auquel ils puissent être reconnus. Dans cette mesure, l’esprit et le logos de la pseudo-communauté, de la communauté basée sur la politique idéale, constitue la médiation, l’ailleurs, dans lequel ils croient être délivrés et élevés au-dessus de la pénible immédiateté, celle des passions mesquines des ego. Les idéologues anarchistes d’aujourd’hui, comme Colombo, n’y échappent pas. Ils appellent à la reconstitution de l’espace public plébéien, qu’ils nomment le politique pour le distinguer de la politique, siège de la hiérarchie. Mais, par ce biais, ils ne font que déplacer le problème de la survie sans le résoudre. La séparation qui scinde les citoyens en deux, sans qu’il y ait de cloison étanche entre elles, demeure. L’envie, la jalousie et le reste ne disparaissent pas du seul fait qu’ils les exorcisent, c’est-à-dire qu’ils les chassent de la conscience et de la verbalisation. La raison politique est au contraire entretenue par ces « viles passions » même si elles ne sont pas reconnues et institutionnalisées comme telles dans le champ de la politique idéale. La Raison les rend présentables en les dotant de la sanctification de l’esprit et du verbe qui leur permet d’agir aussi au sein de la communauté politique. En réalité, la Raison sort aussi de la déraison. L’extirpation formelle de la passion par la raison ne favorise en rien la formation et l’épanouissement des facultés humaines, en particulier de celles des sens. Elle participe à leur atrophie et cache en fin de compte le maintien de la dichotomie entre vie privée et vie publique. Le critique vulgaire affirme souvent que l’idéologue de la révolution est « le penseur en chambre », c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas intéressé, ou très peu, par la mise en œuvre et le mode d’emploi de l’autoréflexion. Rien n’est plus superficiel en règle générale. La plupart des idéologues de la révolution, y compris le pape de l’Internationale situationniste, Debord, paraphrasent, dans La Société du spectacle, la formule de Hegel : la Raison est le savoir qui doit devenir pouvoir. Par pouvoir, ils n’entendent pas la capacité de chacun à réaliser de la vie, mais la domination sur les vies d’autrui. Pour acquérir la dimension du pouvoir, ils ont besoin d’être reconnus par la société ou, plus exactement, par les fractions insatisfaites de cette dernière. Peu importe ici d’analyser si cette reconnaissance est effectuée par le biais du cérémonial de la démocratie pure ou imposée de façon brutale et si elle est étendue à la masse des dépossédés ou restreinte à des poignées d’individus comme c’est aujourd’hui le cas. Elle n’est pas non plus réductible à l’institutionnalisation, c’est-à-dire à la reconnaissance officielle par le pouvoir d’Etat, dans le cadre de la morale et de la législation, et à la tentative illusoire d’utiliser ou de retourner certaines institutions comme les assemblées parlementaires et les médias. La politique comme mode d’être et de représentation implique le besoin de reconnaissance dans la société et cela en détermine les modalités. Elle veut attirer l’attention sur elle et faire impression. Elle déploie alors le langage de la séduction qui lui est propre et qui constitue le savoir-faire du savoir-pouvoir. Elle vise à l’effet de spectacle au sens le plus vulgaire du mot, même parfois au prix de la prison. La quête de la reconnaissance détermine l’ouverture de la chasse au sujet révolutionnaire, ou plutôt, à l’époque de la décomposition de la communauté traditionnelle de classe, aux sujets révolutionnaires les plus divers. Sujets qui sont d’ailleurs en réalité les objets que le chasseur veut capturer et modeler à l’image de l’idéal. Il cherche donc l’Etre potentiel dans les moindres manifestations de contestation de ce monde, réelles ou imaginaires. Rendu sourd et aveugle par l’idée fixe qui le possède, il ne peut même plus tenter de les appréhender telles qu’elles sont, c’est-à-dire telles qu’elles apparaissent. Il compte trouver et révéler aux acteurs eux-mêmes la prétendue essence de l’activité qu’ils ignorent : l’immuable esprit de la politique révolutionnaire qui doit englober la totalité du monde. A cette chair à canon de la politique, il ne manquerait que la pensée et la parole. Devant ce sens intime fort mystérieux, accessible à quelques initiés, les désirs, les pensées, les expressions mais aussi les aliénations des humains, telles que nous pouvons les percevoir au cours de rencontres, n’ont plus d’importance. « Ils aiment le peuple non pour ce qu’il est, mais tel qu’ils l’imaginent », ironisait Dostoïevski, dans Les Possédés, à propos des nihilistes russes. L’idéologue ne prend pas les individus tels qu’ils sont, cherchant parfois à échapper à leurs aliénations et y retombant souvent, mais tels qu’ils devraient être, des concrétisations de l’abstraction fantastique : l’Etre qu’il doit rendre conscient, diriger, organiser ou du moins exalter. Mais pour les révolutionnaires sans révolutions, la croyance qu’il existe, en dépit de l’évidence, le(s) sujet(s) révolutionnaire(s) est très consolatrice dans une période où les révoltés effectifs se réduisent comme peau de chagrin en Europe. L’époque est d’ailleurs propice à la disparition de la référence à la communauté de classe et, par suite, à celle de l’idéal qui va avec. Il ne fait plus recette. Cependant, il ne s’ensuit pas toujours que les individus désabusés en aient fini avec le mode de pensée et d’expression qui l’accompagne. Le processus actuel d’extrême individualisation, au sens du repli sur l’ego, le domestique et le catégoriel, est souvent associé au maintien de la Raison, comme réflexe acquis, même si la finalité, la recherche de l’idéal universel, n’en est plus le moteur. Elle subsiste comme lubie égoïste, à titre d’opinion privée peu soucieuse de la consécration de l’opinion publique, de celui qui, seul ou dans le cénacle des individualistes forcenés, méprise le monde, crache dans la soupe mais la trouve supportable au quotidien et devient incapable d’apprécier les révoltes d’autrui et d’aller vers elles. C’est la façon dérisoire d’être distingué dans l’impuissance, la feuille de vigne du conformisme. De plus, nous assistons aujourd’hui à l’arrivée en force du nihilisme qui conduit à affirmer qu’il est inutile de chercher à penser et à agir par soi-même puisque plus rien n’aurait de sens et qu’ainsi plus rien ne vaudrait la peine d’être vécu. C’est souvent la désillusion envers l’idéal prétendument universel et révolutionnaire qui engendre ce type de crise. Face à la faillite de la croyance en l’autorité de l’idéal supérieur aux individus, ces derniers restent démunis. Le nihilisme commence parfois par la remise en cause du doctrinarisme de l’idéal et de l’autoritarisme qu’il induit et tend à imposer comme transcendance aux individus. Mais inapte en général à dépasser le stade des refus formels sans perspective, il est hostile à l’effort que constituent la formation de la pensée critique et la réalisation de cette dernière. Sous prétexte que la pensée et le langage peuvent relever de l’idéologie, il les repousse par principe et exalte les passions en bloc. En réalité, ce négativisme exprime la démission de la critique du monde et le triomphe de ce dernier. En effet, dans le pathos du monde à l’envers, les idéologues à la mode appellent idéologie toutes les tentatives passées ou présentes de critiquer de façon radicale la société et d’en imaginer le dépassement, et nomment fin de l’idéologie la prolifération des idéologies, du rationalisme jusqu’au mysticisme post-moderniste. En ce sens, le nihilisme favorise l’avachissement dans le conformisme ou la fuite dans la folie. En Europe, nous traversons l’époque où la perte du sens, ou des sens, de la vie n’a sans doute jamais été aussi importante. C’est à la fois le fruit de la déliquescence de la communauté de classe traditionnelle – laissons les morts enterrer les morts – et du processus d’abstraction du capital qui engendre la masse des individualités atomisées et déboussolées, sans autre référence que celle de l’appartenance à un ou plusieurs ghettos de la pseudo-communauté morcelée. Nous, nous avons besoin de repères, pas de références ou d’identifications. Nous ne pouvons pas nous raccrocher à l’idéal révolutionnaire qui fut toujours très ambigu et qui est désormais sclérosé et relégué au statut d’idéologie. C’est pourquoi il nous parait important d’aiguiser aussi notre faculté de penser de façon critique sans laquelle il peut devenir difficile de donner sens à nos vies. La recherche de la généralisation, toujours susceptible d’être corrigée ou remise en cause, est certes du domaine de l’abstraction. Elle n’en est pas moins indispensable pour combattre le monde et ne pas être écrasé par l’accumulation des phénomènes et des images momentanées et chaotiques. Et cette recherche inclut, bien entendu, la curiosité envers les mouvements hostiles à l’aliénation qui ont pu apparaître hier et qui peuvent exister aujourd’hui. Car nos facultés dépendent aussi de celles d’autrui et des échanges que nous pouvons et qu’ils peuvent favoriser. Ceci posé, nous n’oublions pas que même la pensée la plus pertinente est incapable, à elle seule, d’engendrer les diverses facultés, le désir, la volonté, etc., indispensables pour qu’elle puisse être transformée, par l’individu ou mieux l’association d’individus, en critique effective du monde. Encore que nous n’ayons pas l’intention de faire de ces facultés complexes et médiates des certitudes immédiates, des leviers qui nous permettraient de débloquer la situation. *** Subjectivité et politique Au nom de la politique, on a autrefois proscrit les « passions », la subjectivité, pour les reléguer dans le domaine dit des « affaires privées », sur la base d’une hiérarchisation, d’une priorité donnée aux intérêts collectifs (les affaires publiques) sur les intérêts individuels. Le propre de la politique était bien de ne se fonder et justifier que par la froide Raison, et de rejeter tout ce qu’elle identifiait comme de simples aliénations appartenant à la sphère privée. Or, on peut constater que ce qui, hier, était froidement écarté est aujourd’hui activement revendiqué : ces valeurs dites privées réinvestissent le domaine public, dans un mouvement de sujétion de toute la subjectivité des individus à ce qui constitue les caractéristiques de la politique. Car la critique de la politique, née d’un réel sentiment d’insatisfaction face aux exclusions sous des formes multiples, aux séparations tout à fait concrètes dans la vie des gens (négation de la vie des individus, esprit de sacrifice au profit de priorités, d’objectifs à atteindre, de tâches ou de missions à accomplir) n’a malheureusement guère dépassé le stade de la critique des idéologies politiques. Elle a souvent été formulée comme le refus d’une abstraction totalisante, d’un enfermement dogmatique auquel il suffisait, pour en sortir, de lui opposer la « pureté de l’être », les émotions, le concept de plaisir ou celui de l’authenticité du quotidien. C’était faire bien peu de cas de l’importance de la reproduction des comportements politiques. Faire bien peu de cas aussi du poids de ce monde, de ses normes ainsi que de la subtile complexité des relations humaines… Nous mîmes la politique à la porte… Elle rentra par la fenêtre ! Ainsi, longtemps niée par l’esprit borné de l’idéologie politique, l’affirmation des spécificités et identités (culturelle, linguistique, ethnique, nationale, sexuelle, etc.) s’inscrit généralement dans les limites étroites de la revendication d’une simple reconnaissance sociale, afin d’obtenir un statut singulier qui leur était jusque-là refusé au nom d’intérêts plus généraux. Ce qu’on leur accorde bien volontiers dans la mesure où elles ne constituent en fait que de nouveaux domaines publics, des affaires à gérer dans le cadre de la politique et de l’économie. Et ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui plus que jamais, les tendances uniformisatrices des modes de vie et de penser trouvent leur corollaire dans l’explosion de regroupements formels d’individus, chargés bien souvent à leur tour de normes communautaires et catégorielles (par goûts, par âges, par langues, par professions, par sexes, etc.). La standardisation du monde moderne occidental s’appuie aujourd’hui sur une pseudo-diversité sociale qui ne cache en fait que la création de nouvelles séparations, de ghettos identitaires, au sein desquels la réelle diversité des individus, leurs aspirations et leurs révoltes n’ont aucune place. Par ailleurs, certains courants ont cru bon de mettre en avant le bon plaisir de chacun, la souveraineté des émotions comme argument et fin en soi, face au monstre déshumanisé de la politique, de ses idéologies et finalement de la Raison. Comme si la vie sociale et ses normes n’étaient qu’un méchant cauchemar qui s’évanouit avec le réveil ; comme s’il nous était loisible de nous plonger dans le Moi inaltéré afin d’y retrouver la liberté individuelle « authentique » qui régirait nos pensées et nos actes… L’histoire est si belle qu’on en oublie que le cauchemar est perpétuel, les sommeils incertains et les réveils toujours pénibles ! Car enfin, invoquer le plaisir ou l’envie de chacun ne revient pas à autre chose que revendiquer le concept de « liberté individuelle », c’est-à-dire d’une liberté contingentée dans les limites de ce monde. Quant à trouver l’authenticité individuelle qui ferait abstraction de notre histoire et du monde qui nous entoure, laissons ces chimères à la mystique… L’idée selon laquelle il existerait en nous un être authentique qui ne demanderait qu’à se dévoiler par le truchement des sens, pour nous révéler la vérité, l’essence et la finalité de toutes choses, repose sur un postulat premier : celui de l’objectivité absolue des jugements sensitifs. Les émotions ne sauraient alors être sujettes à caution puisqu’elles seraient le rapport de soi à soi, alors que la raison, elle… soumise aux médiations infinies entre soi et le monde, ne peut être vécue que comme entrave. On renvoie dos-à-dos la pensée et les sentiments, comme deux sphères inconciliables et résolument contradictoires, ce qui ne fait qu’accréditer la tendance actuelle à renforcer la séparation entre des éléments pourtant bien vivants en nous, qui se nourrissent mutuellement. La pirouette intellectuelle consiste ensuite à nous faire admettre comme objectifs, absolus et universels des phénomènes émotionnels ou sensitifs qui, quotidiennement pourtant, nous échappent par leur subjectivité. Les multiples médiations (ensemble de codifications, d’images et de représentations) qui nous relient au monde ont tout autant d’emprise sur les domaines émotionnel et sensitif qu’elles en ont sur la pensée : on escamote trop souvent les premières pour mieux mettre en avant les secondes. Il n’y a aucune raison de s’en remettre a priori et en toute confiance à des émotions ou des sentiments personnels pour apprécier des situations, à moins de vouloir nier la part de dressage social qui règne aussi sur ces aspects de notre vie. Et enfin, au nom de quoi devrions-nous croire que les passions destructrices des hommes, les flambées émotionnelles qui leur font commettre les actes les plus irrationnels ont l’avantage sur la raison de ne point être sujettes à de quelconques médiations ? Fonder ses actes sur les seuls désirs, le seul plaisir ou les seules passions conduit généralement à justifier indistinctement toute chose et son contraire, ce qui engendre un repli sur les questions personnelles les plus immédiates, ou tend à faire l’apologie d’une vie quotidienne séparée de son contexte général. Il est regrettable de constater que ce raisonnement sert couramment de justification à une volonté d’intégration sociale, à l’abandon de toute expression et pensée critique hors du spectacle du « débat démocratique ». Non pas que celui-ci passionne grand monde, mais il puise justement ses énergies les plus vives dans les passions humaines. C’est par exemple le cas du ressentiment. Nourri du sentiment d’échec personnel et collectif et de l’impuissance à dépasser nos contradictions individuelles et celles de notre temps, le ressentiment est, chez nos contemporains, le symptôme d’une identification aux valeurs et aux moyens du système démocratique, dont la réalisation n’a pas pu, pour diverses raisons, être menée à son terme. Disons pour être plus clairs, que de nombreux compagnons de route font aujourd’hui cause commune avec les valeurs de ce monde, faute d’avoir voulu ou pu dresser une analyse critique de leurs activités et de leurs contradictions, librement et à temps ; on a aussi trop souvent confondu la révolte contre ce monde et l’opposition afin d’y participer pleinement. Et à l’heure des bilans, les démocrates floués apparaissent pour ce qu’ils sont et ceux qui n’ont rien d’autre à imposer que leurs vies passent pour des trouble-fêtes encombrants… Les moments d’amertume et de ressentiment ne sont pas des périodes de révolte, mais des phases de transition préludant à la résignation (négation du passé, de l’histoire personnelle et collective, repli sur la vie quotidienne, rejet de la politique pour finalement justifier l’idéologie dominante qui, comme chacun le sait… ne fait pas de politique !). L’échec cuisant des programmes révolutionnaires et la mort violente des idéologies politiques d’antan (mais non de la politique) ont cédé la place au nihilisme généralisé. Lassés et déçus de n’avoir pu approcher la « société idéale », beaucoup se contentent aujourd’hui du pragmatisme de « l’action directe », de celle qui « a-au-moins-le-mérite-d’exister », c’est-à-dire en fait d’une participation sociale qui, à défaut de prétendre changer le monde (ou soi-même) entretient l’illusion d’une efficacité rentable et valorisante. De quelque côté que l’on se tourne, les fondements du prêt-à-penser actuel sont très loin de rejeter dans les faits les principes de la politique : il n’est partout question que de vies fractionnées, hiérarchisées, d’identifications abstraites, d’ego hypertrophiés et tout-puissants, d’acceptation de la délégation de toute parole et volonté singulières, de respect du pouvoir et des lois de la majorité, pour ne citer qu’eux… En somme, et contrairement aux rumeurs officielles communément admises, la politique règne aujourd’hui de manière totale, car elle est un mode d’être total : plus seulement du point de vue des fonctions, mais bien aussi des émotions qu’elle intègre et transforme… *** Activité et politique Dans l’activité politique, l’action revêt souvent une valeur emblématique : elle est censée révéler la nature d’un regroupement, elle en est son label, elle en devient son image de marque. Deux conceptions courantes de l’action se sont souvent opposées et parfois agencées, dans la pratique des groupes ou organisations à volonté révolutionnaire et/ou radicale. D’un côté, l’action considérée comme support de l’idée, comme véhicule de propagande. Dans cette optique, l’action n’est que le roulement de tambour du garde-champêtre précédant l’avis à la population. Cette conception publicitaire de l’action peut se parer d’intentions pédagogiques : une action que l’on veut claire sur un objectif exemplaire, comme illustration du discours qui doit susciter lumière et adhésion dans la masse de ceux qui errent sans but dans les ténèbres ; l’objectif étant alors extérieur à l’action et visant à établir un rapport de force basé sur le nombre. Parfois la démarche est plus directement racoleuse, comme lorsqu’un mouvement social se manifeste de-ci ou de-là, une action bien sentie allant dans le sens du poil des personnes engagées (ou d’une partie) dans ce mouvement doit permettre au groupe initiateur de l’intervention d’être ainsi reconnu et légitimé pour faire passer son message ou, plus souvent, obtenir une adhésion à son mode d’organisation. C’est l’action comme séduction et comme démonstration de crédibilité. A cette conception, s’est couramment opposée une autre pratique : celle de l’action pour l’action, celle-ci ayant dans l’activité générale d’un groupe ou d’une organisation une fonction quasi identitaire : agir, faire des actions est une raison d’être en soi, garantit l’existence des individus rassemblés et la survie du rassemblement dans une fuite en avant dans le faire, souvent en rupture par rapport à des positions attentistes ou propagandistes. L’activité au sens de l’action répétée se réduit à la « pratique » qui s’opposerait alors à la « théorie » devenue bla-bla et servirait d’antidote aux pratiques politiques-politicardes, où l’action est toujours renvoyée à des jours meilleurs ou soigneusement contenue dans les limites du symbolique. Elle est un remède aux prises de tête, aux cercles de palabre, aux cénacles de théoriciens. Mais la question de la nature des liens et des rapports qui vivent entre les individus composants ces groupes ou organisations, n’apparaît jamais car elle est à la fois une menace d’implosion et une hérésie. Hérésie car agir est érigé en dogme et menace parce que les interrogations sur les rapports existants à l’intérieur engendreraient le risque d’une paralysie de l’action puisque celle-ci est perçue uniquement comme activité vers l’extérieur et cette dernière étant le ciment du groupe, toute rupture de cette logique serait porteuse de l’éclatement potentiel du groupe, avec le cortège de peurs que cela suppose. Dans ces deux cas, l’action se pare d’une forte dimension de valorisation sociale tant individuelle que collective. Dans un monde d’anonymat, où l’énergie personnelle ou collective est trop souvent vouée à l’abandon de soi-même et à la conformisation, l’action permet une affirmation qui peut être légitime et parfois même salutaire. Le problème est que cette expression, en étant fétichisée, ramène ces pratiques au sein de ce qu’elles critiquent : à savoir, dans une exaltation de la séparation entre agir, dire, sentir, penser, et dans la mise en place d’une logique supra-humaine. Affirmer la nécessité d’agir est un moyen parmi d’autres, légitime, de manifester des facultés de réflexion et d’expression des sensations. Limiter l’expression collective et singulière à cela, c’est opérer une mutilation qui ne permet pas de peser dans les tentatives de dépassement de l’état présent des choses. La rage ressentie peut vivre dans des actes, on peut dialoguer avec d’autres par des actes, mais il s’agit pour nous de ne pas nous enfermer dans telle ou telle façon de nous rapporter les uns, les unes aux autres ; nous prétendons à une globalité de l’activité humaine qui ne saurait se satisfaire du politique et de ses médiations, de méditations radicalement critiques et sans conséquence ou, au contraire, d’un activisme obsédant. Nous sommes sur le chemin d’une tentative où notre pratique laisse libre cours à la complexité et à la diversité de nos modes d’expression et de compréhension, en tenant compte de la singularité des personnes et des rapports qui existent entre elles, aussi bien qu’entre elles et leur activité. Dans la pratique politique, radicale ou pas, l’action est tournée vers les autres en tant que sujet à convaincre, à impressionner. Elle n’est dirigée contre l’Etat (à un niveau ou à un autre) qu’afin de susciter une adhésion à la vision de ceux qui promeuvent ces actions. Elle est une médiation entre désir de faire et efficacité en fonction d’objectifs codifiés par des « lois ». En vrac : être compris, ne pas se couper du « mouvement », affirmer à l’extérieur ses propres caractéristiques, son programme, voire montrer la voie… Si tout cela n’est pas forcément criticable, l’impulsion, qui est parfois (souvent) un réel refus de ce monde, se dévoie dans des actions qui ne visent pas à une réalisation simultanée et réciproque (même si elle est tout à fait partielle) d’un processus de vie d’une personne ou d’un groupe en liaison avec un ensemble d’autres éléments, mais génère des situations de dépendance des hommes et des femmes impliqués dans ces pratiques. Dépendance liée à la nécessité d’être reconnu par d’autres, voire par l’Etat, même si c’est comme ennemi désigné, ou dépendance liée à la nécessité d’une surenchère du faire pour continuer d’être à travers un devoir être. Nous ne concevons pas notre activité comme un simple ensemble de réactions aux conditions de vie qui nous sont faites, mais comme un ensemble de pratiques permettant de réaliser de la vie malgré l’entrave sociale, malgré l’aliénation aux impératifs des systèmes de domination. C’est à travers l’affirmation pratique de ce que nous pouvons percevoir aujourd’hui comme étant des manifestations/réalisations de la vie que nous combattrons l’état présent des choses. Nous, ce sont des individus singuliers qui ne peuvent nier la réalité de leur être et qui s’assemblent dans une communauté d’aspirations et de volontés de vivre. Et vivre aujourd’hui, ça n’est pas vraiment se faire une place au soleil blafard du monde de la misère édifié comme horizon de l’humanité. Ce n’est donc pas fuir en avant dans la recherche de la reconnaissance et d’une affirmation existentielle qui nous seraient déniées. Toutes ces notions que l’on appelle à la rescousse pour nous identifier ne sont que des identifications qui nous ont été collées sur la peau afin qu’objets du système de domination, nous puissions nous percevoir comme sujets de la domestication de la vie. Enfermés dans ces rôles que nous sommes censés incarner, hiérarchisés par leur intermédiaire, nous ne pouvons nous engager dans la vaine quête d’une égalité, qui poursuivrait le leurre d’une liberté de vivre ces rôles sociaux de façon harmonieuse alors que l’existence même de ceux-ci vise à créer les conditions d’un assujettissement autant qu’elle en découle. Vivre n’est probablement pas cet ensemble d’actes privés ou publics, intimes ou sociaux, consistant en une automutilation, une autoréduction de nos êtres à des identités accumulées qui en détruisent la possibilité de réalisation. Le mouvement de « mise en acte » que nous souhaitons explorer se heurtera au monde en place : à ses rapports d’exploitation, de concurrence, à sa violence pour soumettre les êtres et leur environnement d’une part, et d’un autre côté aux relations que nous entretenons avec nous-mêmes. Ce faisant, nous commençons à essayer d’abolir des séparations qui nous habitent individuellement tout autant que les séparations sociales en privilégiant notamment les rapports directs avec les autres, en les rencontrant sur la base de ce qui fait agir ou réagir et non de médiations qui nous sont extérieures et qui ne font qu’annihiler les possibilités de développement de ces relations entamées dans le refus de ce qui se passe. Dans cette optique, nous n’entendons nous priver d’aucune forme d’action ou de réaction dans la mesure où nous cherchons à en maîtriser les effets (pour ceux qui dépendent de nous), à garder une conscience critique de nous-mêmes dans l’enthousiasme comme dans de possibles abattements et où nous ne perdons pas de vue que nos actes contiennent nos aspirations (nous rejetons donc avec la dernière virulence toute idée qui verrait la fin justifier des moyens). Un certain nombre de critiques ronflent déjà à nos oreilles ; nous voudrions répondre par avance à deux ou trois parmi elles : - « Cette position est un luxe. » Cette critique qui émane souvent de personnes estimant appartenir à des catégories sociales ou ethniques spoliées de tous droits se fonde sur la question : pourquoi n’aurions-nous pas droit à ce qu’ont les autres ? (un Etat, des droits égaux, un statut…). Cette critique suppose que l’on perçoit la démocratie à la fois comme un progrès et comme un horizon indépassable. Sous le couvert de la revendication de son droit spécifique, on participe en fait à une homogénéisation de tous et de toutes au sein du concept abstrait de citoyen, où la standardisation/neutralisation des individus et de leur singularité s’opère en renforçant les dites différences de rôles. A cette critique, une autre question pourrait être opposée : pourquoi, pour sortir de sa situation de victime d’un ordre, faudrait-il se couler dans le moule de cet ordre ? C’est aussi ne pas voir que cette égalité purement formelle, juridique ne fabrique que la soumission à ce qui le gère. D’autre part, tout progrès pour une catégorie qui réussit à faire peser une pression suffisamment forte sur l’Etat se fait au détriment d’une autre : ce ne sont pas les illustrations qui manquent, tant au niveau des catégories nationales (le démantèlement de l’ex-URSS, par exemple) qu’au niveau de catégories sociales (les chômeurs et les travailleurs, par exemple). Cette façon de voir conduit également à transformer tout regroupement en lobby dont la seule activité est d’exercer une pression sur les autorités. Ceci implique par là même la reconnaissance de leur rôle central dans toutes confrontations, les métamorphosant ainsi en transactions où ces autorités se trouvent confortées dans leur pouvoir du fait qu’il n’est pas remis en question, mais qu’elles sont simplement conviées à l’exercer dans un sens favorable à une catégorie donnée. Cette démission dans la délégation et la liberté que l’on nous consent peut difficilement nous permettre de récupérer du pouvoir de décision sur nos vies. - « La politique nous arme devant l’ennemi. » Mais quelle est la nature de cette arme, n’est-ce pas une simple carapace qui nous permet de résister, de faire valoir notre existence, mais qui loin de nous protéger, nous laisse au contraire en l’état ? Désamorçant la partie la plus vive des rencontres et complicités entre les êtres qui font la richesse de leur lutte, c’est-à-dire l’impulsion humaine à la base du refus, à la base de l’affirmation de sa propre humanité envers et contre l’ordre existant. En la circonvenant dans le carcan réducteur du réalisme politique, qui ne laisse d’autre autonomie que formelle, faisant dépendre toute action des rapports de force internes à la loi politique, on perd la force qui nous habite pour être soumis aux adages qui dénigrent toute autre pratique en la qualifiant d’illusoire ou d’irréaliste. Mais nous savons par notre propre histoire personnelle que cette illusion peut être bien concrète si chacun de nous regarde sincèrement de quoi s’est constituée l’énergie de son parcours ! Le prêt-à-penser/prêt-à-faire peut se révéler d’un pragmatisme utile pour ne rien changer et avoir toujours quelques leçons à donner. Nous préférons, quant à nous, nous armer de relations directes avec ceux et celles qui tentent de traduire dans les faits leur tension vers une autre façon de vivre. - « Cette position nous isole de la plus grande partie… » Comme nous l’avons dit, nous ne cherchons pas des foules emportées dans le flot d’une prophétie ou encadrées dans les rangs d’une armée aux pieds nus. En réalité, ce ne sont pas notre position et ses conséquences qui pourraient éventuellement nous isoler, mais bien les conditions actuelles d’existence qui isolent les gens les uns des autres, fragmentent les êtres, font éclater les liens sociaux qui, pour être aliénés, n’en sont pas moins une forme de convivialité dont rien ne vient compenser la perte. La démarche dans laquelle nous souhaitons nous engager ne pose pas la question d’une agglutination de gens, mais celle des rencontres et des convergences, non seulement avec des semblables, mais aussi avec des personnes porteuses de pratiques et de comportements favorisant un rapport direct entre la réalisation de leur vie et les aliénations auxquelles elles se trouvent confrontées. Cette activité ne se limite pas à la seule exploration et élaboration d’autres rapports humains capables de nous extirper du monde de la domination, elle vise aussi à l’émergence d’un lien positif avec l’ensemble des manifestations de la vie et leur espace de réalisation. Rien dans notre activité n’aura de prétentions universalistes, mais elle s’efforcera de prendre en compte la dimension universelle de la variété de la vie et de la promouvoir. La destruction des rapports sociaux, la transformation globale des relations humaines, telle est la tension qui nous anime et qui nous détermine face aux événements qui jalonnent ou façonnent le monde.