Benoît Bohy-Bunel

Les écueils d'une certaine "décroissance"

L'écologie anticapitaliste face à une "écologie" spectaculaire

      Introduction

      I. Les décroissants et Heidegger

      II. Heidegger contre Heidegger. La médiation Lukàcs.

      III. Marx et les décroissants

        a. Devenir un « non-penseur » au sens heideggerien

        b. Marx, écologiste

        c. Clarifier l’intention critique de la décroissance

        d. Revenir au Marx « ésotérique », pour penser la transmutation post-capitaliste, « ontique-ontologique », des techniques

        e. Dépasser la morale trop réactive d’une certaine décroissance

        f. Une décroissance radicale et souhaitable est peut-être à venir

      IV. La technologie en régime capitaliste n’est pas neutre

      V. Elargissement : combattre une écologie naturaliste tendanciellement patriarcale, homophobe et transphobe

        a. Citations de Pierre Rabhi, un « décroissant » d’aujourd’hui

        b. Conceptions homophobes et transphobes du collectif « technocritique » de Pièces et main d’oeuvre

        c. Un positionnement réactionnaire d'un certain écologiste, à l’occasion du débat sur le mariage pour tous

        d. Commentaires

Introduction

Les mouvances critiques ou alternatives qualifiées aujourd’hui de « radicales », si elles parviennent jusqu’à nos oreilles, et tendent à se diffuser largement, dans certaines zones spécialisées du spectacle, perdront nécessairement en radicalité, en puissance subversive, et même en clarté théorique. Elles finissent trop vite par devenir un ensemble d’images réductrices, un ensemble de discours bientôt idéologiques et impensés, dont les lacunes initiales ressortent toujours plus explicitement, de ce fait.

Une certaine « décroissance », ou sa version aujourd’hui la plus « visible » (Serge Latouche, Paul Ariès, etc.), dévoilera ainsi toujours davantage, au fil de ses stratégies de « communication » douteuses, la vacuité tendancielle d’un projet dont la généralité indéterminée désoriente aujourd’hui plus qu’elle n’oriente.

Le spectacle a pour visée le désamorçage de toute critique le visant qui voudrait simultanément employer les armes du spectacle, ne serait-ce que pour exister « politiquement » ou « publiquement ». L’évolution d’une « décroissance » devenue spectaculaire confirme cette essence et cette efficacité destructrice ou récupératrice du spectacle.

Pour le faire voir, il s’agira de montrer brièvement que la faiblesse du sens politique de cette décroissance trop « visible » aujourd’hui, se reflète au sein de ses inconséquences théoriques structurelles.

La décroissance a pour assise théorique, selon son intention générale, deux traditions dont la synthèse serait effectivement détonante. La première formule une critique de la « technique » en tant que telle (autour de Heidegger, en particulier), et la seconde une critique radicale du capitalisme (autour de Marx, essentiellement). Mais cette décroissance n’a pas su se hisser à la hauteur de ce défi, ce qui la rend instable, et politiquement peu claire (ainsi, de façon désolante, même le fasciste Alain de Benoist écrit aujourd’hui sur cette « décroissance », devenue « apolitique » et floue, pour la « défendre »…).

Dans notre modernité tardive, ces deux traditions, que rassemble potentiellement la décroissance, à un strict niveau institutionnel ou académique, n’auront pas toujours des héritiers susceptibles de s’entendre. La postmodernité heideggérienne rejette trop souvent un « marxisme » qu’elle caricature, et réciproquement.

La « décroissance » aurait pu prendre en charge une harmonisation attendue, mais son échec temporaire, hélas, accroît la scission.

Les enjeux sont d’autant plus graves que l’absence d’alternative conséquente, dans ce domaine politico-économico-écologique, pourrait bien précipiter notre monde vivant vers sa perte définitive.

Il ne s’agira donc pas dans cette analyse critique de viser toute « décroissance » « en général », car nous avons affaire là à un mouvement trop hétérogène pour que nous puissions le réduire à des déterminations univoques. Mais une certaine décroissance « officielle », néanmoins, doit être démystifiée, en particulier celle qui tend à être « admise » dans certains milieux politiques-politiciens (« Europe-écologie les Verts ») ou médiatiques (grâce à la propagande nivelante de vedettes comme Pierre Rabhi ou Jean-Claude Michéa, par exemple).

Ceci pourrait se faire au profit même du noyau radical en germe au sein du projet décroissant initial… ou critiquant, de façon générale, le principe même de la croissance.

La critique radicale et conséquente de la croissance et du productivisme technologique, contre une « décroissance » devenue confuse et spectaculaire, donc : tel serait l’enjeu.

Dans cette perspective, il s’agirait de penser conjointement les analyses de Heidegger et de Marx, à propos de « l’ère de la technique » et du « capitalisme », de façon relativement hétérodoxe, et de réfléchir à un défi qui devient toujours plus difficile à relever, dans un contexte académique où le phénomène des « écoles » et des « courants », étanches les uns à l’égard des autres, tend à empêcher, ou à rendre « illégitime », toute synthèse porteuse.

Heidegger d’abord, disons-le tout de suite, est devenu proprement infréquentable, depuis la parution des Cahiers noirs (2014). Son implication durable dans le nazisme, son négationnisme « métaphysique », son antisémitisme structurel, analysés par l’ouvrage récent de Peter Trawny (Heidegger et l’antisémitisme), critiqués à juste titre par Brohm, Dadoun et Ollier (Heidegger, le berger du néant), aperçus déjà en 2005 par Emmanuel Faye (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie), pourraient nous inciter à nous détourner de toute sa pensée, dans son intégralité.

La critique heideggérienne de la technique, en effet, après la révélation des Cahiers noirs,serait entachée d’un antisémitisme profond, ontologique, dans la mesure où « le » Juif devient ce qui se dissimule derrière « l’esprit de calcul », la rationalité instrumentale, soit : derrière « l’ère de la technique » en son fond le plus intime. Proposer une ontologie écologique radicale heideggérienne aujourd’hui, serait potentiellement proposer une ontologie qui serait antisémite en son « sol » le plus fondamental.

Outre cet antisémitisme heideggérien plus que problématique, c’est aussi la dimension apparemment idéaliste de l’analytique existentiale du Dasein, qui définit une aliénation « produite » par la technique qui serait transhistorique, non propre à la modernité capitaliste (généalogiquement, platonico-aristotélicienne), et qui ne distingue plus la réification subie par les individus travailleurs et l’auto-réification bourgeoise, qui choquera, certainement à juste titre, tout « matérialiste historique ».

Plus spécifiquement, les héritiers de Heidegger, politiquement et anthropologiquement, défendraient très certainement la thèse contestée de « l’anthropocène », tendanciellement naturaliste, voire anthropocentriste, et se verraient ainsi rejetés par les anticapitalistes conséquents, critiquant le « capitalocène » en tant que tel ; c’est-à-dire : critiquant les désastres écologiques et les outils technologiques modernes en tant qu’ils sont indissociables du projet capitaliste, spécifique et historiquement déterminé, et en tant qu’ils ne dévoilent pas dès lors quelque structure « anthropologique » transhistorique.

Pour autant, cette critique heideggérienne de la technique détermina profondément les écologies radicales de la modernité tardive, qu’elles le revendiquent ou non, et il faut prendre acte de ce fait. En outre, la critique par la première école de Francfort de la « rationalité instrumentale » renvoie, au mois indirectement, à la critique heideggérienne de la technique, si bien que comprendre la première, c’est saisir le sens de la seconde. Ces pensées radicales, qui furent fécondées par Heidegger, ou qui furent implicitement en relation avec lui, furent dans l’ignorance, le plus souvent, de l’antisémitisme structurel de ce thème heideggérien, si bien qu’elles développèrent les potentialités analytiques de ce thème (qui existent) sans sombrer dans l’écueil racialiste de son auteur.

Il ne s’agit donc plus de se référer à Heidegger en tant que tel pour traiter d’écologie radicale. Mais d’opposer à Heidegger, l’antisémite idéaliste-bourgeois, une critique de la technique au sens capitaliste, qui ne put se développer indépendamment des outils heideggériens. Penser ces outils à nouveau frais, les débarrasser de toute équivocité « communautariste » ou idéaliste, est nécessaire, puisqu’il s’agit de répondre à l’écologie radicale moderne sur son propre terrain, en retournant ses concepts (trop souvent impensés) contre elle-même, au nom même de l’efficacité de cette écologie.

En mobilisant, contre Heidegger lui-même, les distinctions et concepts propres à l’analyse de structures ontologiques-techniques, il faudra bien préciser certaines choses décisives :

Une telle orientation se détermine, donc, pour la doter d’un enjeu politique concret et contemporain, dans le contexte d’un questionnement à propos des limites « visibles » et directions possibles d’une certaine « décroissance » spectaculaire.

I. Les décroissants et Heidegger

Qu’en est-il ? L’idéologie de la décroissance a pour grand-père spirituel peu avoué un penseur difficile : à savoir Martin Heidegger. Ellul, Illich, etc., n’interviennent qu’a posteriori dans cette affaire.

Heidegger dénonça « l’ère de la technique », qui aurait été « l’époque de l’être », le moment présentifié par l’être, en laquelle l’humain arraisonne systématiquement les « étants » en fonction d’une rationalité instrumentale et calculatrice dépourvue de pensée. Dévoiler et « déplorer », quoique laisser-être, en dernière instance, « l’ère de la technique », avec Heidegger, c’est d’abord dévoiler le jugement déterminant, la prédication, la pratique logique qui consiste à connecter deux concepts entre eux, en « utilisant » le verbe être comme simple copule. Si « être » n’est qu’un connecteur logique, pour l’analyse (explicative) ou la synthèse (extensive) déterminantes, au sein d’actes de langage voilant donc de ce fait ce qu’ils sont censés dévoiler, précisément par cette tentative de « dévoilement », alors la « réalité-humaine » considérée en première personne, qui est d’abord présence à soi et au monde, s’éloigne infiniment de cette présence, se perd, et ne saisit plus son être en tant que tel, mis pourtant en question par l’être lui-même qu’elle questionne.

Descartes, sur le plan des idées, est l’ennemi peu avoué des décroissants, et il sera d’ailleurs « déconstruit » par Heidegger. Descartes produit un jugement déterminant analytique, là où il aurait pu en rester à une monstration posant une facticité pure, un pur fait d’être.

Descartes dira, en substance : « Doutant, je pense, je suis. C’est-à-dire que je suis une chose qui pense ». La première affirmation, sans la seconde, est l’acte fondateur de toute phénoménologie transcendantale, qui se contente de montrer ce qui est à l’arrière-fond de tout « étant », ou de toute apparition. Mais la seconde, précisément, brise cet acte, et le ramène à une pensée prédicative, logicienne, scolaire, technique, syllogistique, soit à une détermination d’un concept (Je) par un autre (une chose pensante), où l’être n’est plus qu’un principe d’homogénéisation s’effaçant derrière quelques « étants » « ontiquement », non ontologiquement, saisis : « Je » n’est plus qu’un étant appréhendé là-devant pour un autre, autre qui postule une substance pensante inapparente là où n’apparaît qu’un corps vivant humain dans l’étendue. De cette réification de soi découle le projet d’une domination d’une hypostase, « la » « Nature », par l’« humain » essentialisé, d’une soumission de tout « étant » naturel intramondain au « Je » qui pose la prédication. Mais c’est dans la mesure où ce « Je » lui-même, selon une « réverbération ontologique » pernicieuse, s’est posé comme étant subsistant, sous-la-main, visible là-devant, parmi d’autres « étants », et non comme « être-au-monde » déployant toute mondanité comme telle, qu’il s’empare de tout autre étant dit « naturel » pour le soumettre à son emprise :pour se rendre « maître et possesseur de la Nature  ». C’est dans la mesure où le Soi s’est lui-même soumis à la domination de la pensée prédicative, qu’il détermine un projet de soumission par « l’homme » ainsi soumis, de ce que nous appelons aujourd’hui, quant à « nous », « la » « Nature » (« Nature » que certains décroissants aiment eux aussi à diviniser, ou à poser dans quelque extériorité radicale, soit dit en passant : n’étant pas en cela toujours très heideggériens…).

« L’humain » se met face à « la » « Nature », face à « la » nécessité naturelle, dans la mesure où il se met lui-même face à lui-même, et se saisit comme extériorité. De là découle l’autodestruction de l’homme, et la destruction corrélative de la « Nature », ou de son environnement. Si l’être conscient se saisissait comme « être-au-monde », comme structure a priori de toute mondanité en général, s’il s’échappait, dès lors, de l’attitude « ontique » consistant à appréhender l’étant de façon « technique », alors il comprendrait qu’il a à prendre soin de cet « être-au-monde », de ce monde qu’il rend possible, en son être, s’il tend du moins à prendre soin de lui-même, à avoir de la considération pour lui-même. Cette façon de prendre soin du monde et de Soi de la même manière, cette façon de fusionner ensemble une ambiance, une tonalité affective soucieuse de laisser-être, de préserver, de conserver l’être-tel et le fait d’être, et un monde ambiant lui-même sollicitant, cela renvoie très certainement à une ontologie écologique radicale dans laquelle tout décroissant devrait se reconnaître.

Mais un certain « décroissant » « confondra » parfois le phénomène ontologique, « inapparent », comme désastre, comme effondrement de toute capacité à bâtir, avec une manifestation ontique, étante, de « l’ère de la technique ». Les plus « empiriques » identifieront « l’ère de la technique » à l’accumulation, accompagnant le capitalisme, des technologies. Plus radicalement, Jacques Ellul, définit ainsi la technique : c’est la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines. Ellul se montrerait ainsi relativement « fidèle » à Heidegger. Mais il n’évoque malgré tout ici jamais que la logistique, qui n’est encore qu’un domaine spécialisé, ontique, qui ne résumerait pas, selon un « heideggérien », la dimension ontologique de la chose : soit la question de la prédication technicienne au niveau des jugements comme actes de langage. La logistique serait secondaire par rapport au phénomène de la prédication arraisonnante : elle en « dérive ». C’est parce que « l’homme » se définit comme étant intramondain manipulant des ustensiles à-portée-de-la-main, artificiels ou « naturels », selon un système de renvois par lequel émerge la significativité, que la détermination calculante, la rationalité instrumentale, telles qu’elles sont mobilisées par exemple par l’outil logistique, pourront prévaloir. Viser exclusivement la logistique comme « racine du mal », alors qu’elle n’est qu’un outil dérivé et contingent, cela reviendrait à vouloir soigner la pathologie en superficie, et laisser se propager, souterrainement, une gangrène devenue d’autant plus dangereuse qu’on aura cru faussement avoir ciblé ses manifestations essentielles. Il en irait de même pour la technologie : celle-ci est dérivée par rapport à la logistique, elle-même, donc, dérivée et inessentielle (la technologie serait dérivée de façon dérivée). Critiquer exclusivement la technologie renverrait à une démarche éminemment « ontique », qui se contenterait, si elle le pouvait, de modifier exclusivement ce qui est « visible » là-devant, et qui se préoccupe bien peu de changer « l’essentiel » : à savoir le « sentiment » ontologique de l’existence, lequel est le terrain sur lequel le monde, ou l’être-au-monde, véritablement, serait susceptible de se « transformer ».

Certains décroissants aujourd’hui élaborent une critique de la technique qui renvoie à celle opérée par Heidegger. Mais ils semblent avoir, parfois, fortement « mutilé » Heidegger : ils n’auraient reconnu que la dimension « ontique » de l’analyse, et occulteraient toute ontologie « sérieuse ». De ce fait, ils se meuvent, trop souvent, dans le système de pensée qu’ils croient dénoncer : ils semblent vouloir seulement modifier « visuellement » le monde, ou « la » « Nature », entendus comme « étants » là-devant, sur lesquels un jugement déterminant est émis.

II. Heidegger contre Heidegger. La médiation Lukàcs.

Une certaine décroissance sera donc intrinsèquement limitée, car elle restera tributaire, inconsciemment, d’une critique déterminée de la « technique » (la critique heideggérienne), tout en « trahissant » malgré elle cet héritage impensé. Cette décroissance désigne la nécessité d’une critique « ontologique » de la technique en tant que « prédication arraisonnante », puisqu’elle se veut critique structurelle, voire structurale, et dans la mesure où elle se situe aussi sur le terrain d’une transformation radicale de l’invisible, de l’inapparent (transformation des consciences, des manières de s’investir affectivement dans le monde : « sobriété heureuse », hédonisme ascétique, etc.).

Pour pouvoir perdre, oublier, définitivement Heidegger, sur la question de l’écologie radicale, encore faut-il avoir aperçu sa « présence », ou son « spectre », planant, encore aujourd’hui, au-dessus de toute démarche « technocritique ». Dépendre de lui sans être capable de « s’élever » à ses exigences, c’est être deux fois éloigné du dépassement strict de cette « analytique existentiale », et c’est donc rester constamment sous son autorité.

Parce que l’écologie radicale doit pouvoir aujourd’hui dépasser Heidegger, pour les raisons évoquées plus haut, elle doit tâcher, dans un premier temps, de cerner en quoi elle peut reconnaître en lui un « héritage » impensé, et en quoi elle peut reconnaître une façon dont elle « trahit » cet héritage.

Une telle « trahison » ainsi reconnue, elle pourra se situer dès lors au-delà du geste heideggérien, et non plus en-deçà. Une trahison revendiquée, qui est assimilation et dépassement au sens strict de l’héritage, se substituera ainsi à une trahison inconsciente, qui demeure tutelle et soumission à l’égard de l’héritage.

C’est donc l’écologie radicale qui pourra reconnaître que la critique « ontique » ou « empirique », positive, de la technique au sens capitaliste, n’exclut pas la transformation « ontologique » des consciences, mais renforce ses possibilités au contraire, c’est cette écologie radicale qui aura sur dialectiser son rapport à Heidegger, qui pourra le dépasser en tant que tel.

L’impensé d’une certaine décroissance s’appelle « Heidegger ». Mais l’impensé de Heidegger pourrait aussi s’appeler « Lukàcs ». Thématiser l’impensé de cette décroissance et réfléchir sur la nécessité du dépassement de cet impensé, cela pourrait donc signifier : revenir à Lukàcs.

La réification au sens lukàcsien (1923) décrit le rapport de l’individu ouvrier au capital fixe, à la machine, qui est la propriété privée de gérants capitalistes (dépossession) et qui disloque son activité, dans la mesure où ces machines induisent une parcellisation des tâches, une rationalisation, toujours plus poussées, au sein de cette activité productive.

La « prédication arraisonnante », avec Lukàcs, ou la « technique » au sens ontologique, est donc matériellement produite, et propre à la modernité marchande : l’individu « sans qualité », personnification contingente d’une bourgeoisie s’auto-réifiant, réalise matériellement dans le monde un ensemble de conceptions abstraites, quantitatives, qui produit la mutilation de la vie prolétaire, dans cette vie même. Cette « prédication arraisonnante » n’apparaît plus, comme avec Heidegger, sous sa forme totale, avec le logicisme antique aristotélicien, et n’a plus un sens transhistorique ou purement « idéaliste », mais elle est indissociable du moment « capitaliste », qui fonde cette détermination « historiale » ou « ontologique » dans un projet « historique » et « ontiquement », « empiriquement » visible. Les théoriciens qui auront décrit cette réification au sens capitaliste emploieront le terme d’abstractions réelles pour désigner la spécificité d’un nouveau rapport technique au monde (Sohn-Rethel, Jappe). « Abstraction réelle » signifie un fait précis : pour cerner la dimension idéale ou ontologique de la dimension « technique » spécifique qui surgit dans la modernité, on ne saurait se passer d’une description de l’empiricité visible qu’elle conditionne.

Très clairement, avec Lukàcs, une critique ontique-ontologique légitime de la technique au sens moderne se formule de la sorte : le critère de la valeur, soit la norme du travail abstrait, ou d’un certain standard de productivité moyen, conditionne, comme idéalité abstraite dévoilant un rapport calculateur au monde, ontologiquement parlant, une division du travail, toujours plus rationalisée, toujours plus parcellisée, toujours plus disloquante et mutilante pour les personnes au travail, dans le monde empirique capitaliste concret, dans la sphère productive réelle et visible.

Avec Lukàcs, la critique exclusivement « ontologique » de la technique, qui met trop de côté la critique empirique des « technologies », de la « logistique », etc., n’est plus pertinente, comme avec Heidegger, car le capitalisme, accumulant des « abstractions réelles », ne s’analyse que du point de vue d’une approche totale et totalisante, en laquelle l’ontologique et l’ontique s’articulent et se contaminent réciproquement.

Lukàcs dépasse, dès 1923, avant même qu’ils se manifestent, les écueils d’une « analytique existentiale du Dasein » :

Ainsi, il faudra conserver l’intention générale de Heidegger, mais contre Heidegger lui-même. Il s’agira de réaliser les finalités théoriques heideggériennes, mais en considérant que le texte heideggérien ne peut produire cette réalisation. Il s’agit bien en effet de promouvoir un « nouveau sentiment de l’existence », sur le terrain de la conscience, ou sur un terrain « ontologique » : il s’agit bien d’abolir la catégorie abstraite de « travail abstrait », cette « prédication calculatrice » propre à la société bourgeoise, ce qui suppose une prise de conscience générale, mais surtout la prise de conscience des individus objectivement réifiés, prolétarisés, dans la production, susceptibles de porter le projet de l’abolition de cette société. Mais une telle transformation « ontologique » n’est rien, et n’existe pas, sans la transformation effective des structures matérielles déterminées par de telles abstractions, puisque ces abstractions ne sont pas simplement de « pures » conceptions de la conscience : elles sont réalisées concrètement dans le monde. S’il faut transformer ontologiquement la réalité-humaine moderne, en vue de dépasser le rapport technique moderne au monde, alors il faut de ce fait, nécessairement, promouvoir unepraxis transformant le monde effectivement et concrètement. Dans ce contexte, ce n’est plus l’oubli « antique grec » de l’être qui pose problème, mais bien plutôt le fait que, très récemment dans l’humanité, la « logique » elle-même, a fini par déployer ses « catégories », de façon systématique et massive, dans la réalité productive matérielle.

La « destruction » de ce que nous appelons « la » « Nature », dans ce contexte, est indissociable de la manière dont une certaine « catégorie » soutenue matériellement par des gestionnaires impersonnels et auto-réifiés (la « bourgeoisie ») soumet, assigne, prédique, une « catégorie » d’individus intégrés dans la production de « valeur » (individus au « travail »).

Selon cette perspective, une digression importante s’impose. Il semble d’abord que les « préoccupations » écologiques pourraient être perçues, aujourd’hui, par ceux qui s'inquiètent d'abord de leur survie individuelle, comme un facteur supplémentaire de distinction, qui les dévaluerait, hélas, symboliquement, encore davantage. Sur le principe, l'écologie pourrait être un facteur puissant d'unification des luttes : elle est ce qui concerne le terrestre comme tel, et donc tous les vivants de la terre ; les menaces écologiques, climatiques, imminentes et massives, universelles, déterminées par le productivisme marchand, devraient théoriquement pouvoir fédérer les individus souhaitant dépasser le capitalisme. Mais ceci est pour l'instant un voeu pieux. Il semble qu'aujourd'hui la « préoccupation écologique », « prise de conscience » que l’on dira être le propre des « oisifs » ou des « bobos », soit davantage, hélas, un facteur de divisions sociales.

Articuler la question de la réification/exclusion des prolétaires par les machines dans la production (Lukàcs) à la question de la destruction du monde vivant et naturel par ces même machines, aux niveaux ontique et ontologique, serait, éventuellement, un moyen d’articuler, au moins dans la critique, la question de l’exploitation économique, et la question écologique radicale. Si une telle critique n’est pas suffisante pour opérer une prise de conscience écologique immédiate chez les individus prolétarisés, précarisés, ou réifiés par le système, elle permet au moins d’envisager une ouverture, un principe plus déterminé, pour une fédération à venir. Resterait donc à diffuser davantage une telle analyse critique, engageant une liaison pratique spécifique, potentiellement porteuse.


Au profit de la visée heideggérienne, Heidegger est donc dépassé : l’idéalisme tendanciel, l’analyse transhistorique, l’antisémitisme, « l’humanisme » paradoxal, que Derrida aura aperçu, l’écueil « geistig », national-socialiste, toutes ces tendances heideggériennes, sont rejetées, au profit d’une critique spécifique de la technologie au sens capitaliste, précisément pour promouvoir la transformation « ontologique », confusément « défendue », par Heidegger lui-même.

La « déconstruction » de Descartes, dans notre contexte, ou de la forme-sujet moderne (cogito), devra se comprendre non plus en relation immédiate avec les catégories d’Aristote, mais dans le contexte d’un libéralisme émergeant (Hollande du XVIIème siècle, par exemple) ; ce que Descartes met en lumière ici, sur un plan « métaphysique », est une disposition typiquement moderne, qui annonce à la fois un humanisme anthropocentrique qui « soumet » « la » « Nature », et un projet typiquement « bourgeois » de réification du travail vivant. Le cogito cartésien relève d’une auto-réification bourgeoise rendant pensable et possible, métaphysiquement, la réification des individus insérés dans les ordres socio-techniques industriels. Le « sujet pensant » qu’il décrit, en dernière instance, n’est déjà plus une « humanité » vivante, mais annonce ce que Marx appellera le « sujet-automate » : soit la valeur, le travail abstrait, conditionnant un déploiement technologique déterminé. Heidegger aurait vu « juste » en ciblant la « chosification » du sujet chez Descartes : mais Descartes est, d’un point de vue matérialiste réellement déterminé, à « déconstruire » non simplement « ontologiquement », mais bien aussi « ontiquement », matériellement, historiquement, empiriquement ; et ce n’est alors plus Aristote qui dit la « vérité » ontologique dernière ducogito, mais bien Marx, lorsqu’il thématise la question de la valeur économique.

Sur ces bases, Marx lui-même pourra être questionné dans sa relation à l’écologie radicale, et dans sa relation à cette démarche heideggérienne tout à fait ambiguë.

III. Marx et les décroissants

a. Devenir un « non-penseur » au sens heideggerien

La question écologique n’est donc pas qu’affaire d’ontologie ou de sentiment. Si le sentiment, de révolte, d’angoisse, d’inquiétude, a une certaine importance, même avec Lukàcs (dans la conscience prolétaire), encore faut-il agir, et diagnostiquer sérieusement avant d’agir, diagnostic qui pourra s’appuyer sur le sentiment en question pour s’orienter, mais qui ne peut se satisfaire seulement dudit sentiment. Heidegger méprise toute dimension « ontique » de l’analyse ; autant dire qu’il méprise les sciences humaines, et les sciences en général, que d’ailleurs il méconnaît : à vrai dire, il semble qu’il fera même de son incompétence relative en matière de savoir « empirique » une « vertu philosophique ». Il est étrange de se flatter d’être ignorant, mais un « philosophe-roi » ne s’encombre pas de scrupules à ce sujet. Il se placera, hélas, et de façon coupable, au-dessus de ces « basses » considérations « pragmatiques », qui ne « concernent » plus celui qui croit pouvoir questionner « l’être en tant qu’être ».

Par ailleurs, ce « sentiment », avec Heidegger, défini trop vaguement par lui, pourra très bien cohabiter avec des contenus politiques plus que douteux, si on ne lui adjoint pas une orientation politique précise, profondément universaliste et égalitaire, réellement démocratique (non « geistig »), contre les intentions du philosophe lui-même. L’ontologie de Heidegger se veut puissante, mais elle est largement insuffisante. Interprétant cette insuffisance comme un manque structurel revendiqué par Heidegger lui-même, on pourra considérer que le « philosophe » laissera aux « non-penseurs » le soin de développer des descriptions « ontiques » « appropriées ». Le marxien aujourd’hui sera un « non-penseur », selon ce critère heideggérien, mais il devrait pouvoir en faire une fierté, et non une lacune, selon ce qui a été dit plus haut.

b. Marx, écologiste

Marx arrive avant Heidegger, mais sur la question écologique et surtout, bien sûr, économique, on peut dire qu’il complète paradoxalement les analyses heideggériennes relatives à l’ère de la technique, pour réaliser leurs finalités, et pour dépasser finalement leurs limites fondamentales : il leur donne une dimension empirique forte (de même que Sartre, après coup, fait pénétrer de la chair, vivante et vécue, sexualisée et incarnée, au sein des structures existentiales froides et abstraites du Dasein).

Marx critique avant tout des structures économiques, et ne se préoccupe pas essentiellement d’« écologie ». Mais il identifie lui aussi une forme de domination de « l’homme » par « la » « Nature » qu’il extrapose, corrélée à une domination de « la » « Nature » par « l’homme », et de « l’homme » par « l’homme ». Ceci est synthétiquement défini dans le sous-chapitre du premier chapitre du Capital consacré au fétichisme de la marchandise : le travail abstrait, le temps de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise, et qui détermine sa valeur, ne renvoie pas seulement à l’exploitation du prolétaire par le capitaliste (plus-value), ni même seulement à une manière typiquement capitaliste de se rendre maître, en les quantifiant, des « étants » naturels, mais aussi à une façon qu’a « l’homme » (bourgeois) de diviniser les produits qu’il a fabriqués, « la » « Nature » qu’il a transformée, de telle sorte qu’il a oublié qu’il en était le producteur, et que l’automouvement de ces choses personnalisées, en particulier dans leur échange, fait que tout individu (capitaliste, salarié, ou exclu) est soumis apparemment à une logique objective le réifiant, sur laquelle il n’a aucune prise.

Certains décroissants confus, soumis à des héritages impensés, ne voient absolument pas cette façon qu’a « la » « Nature » transformée (marchandises) de dominer les individus malgré eux, selon l’apparence. Ils postulent parfois niaisement une « Nature » « pure », violée si elle est touchée par l’homme (le Mal en soi), ou encore des îlots de Nature inviolés à préserver. A-t-on songé que c’est « la » « Nature », comme hypostase déterminant une certaine réalité effectivement dissociatrice, qui pouvait être un danger pour les individus en chair et en os, et non le contraire ? Certainement pas. Mais même cette formulation serait absurde, car alors on extraposerait l’un des deux éléments (« individus » ou « Nature ») sans saisir leur unité insécable, ontologiquement et ontiquement, métaboliquement, parlant. Toutefois cette question aurait une importance stratégique : si l’on écoute certains écologistes « radicaux » (décroissants ou autres), on prend parfois peur : si « l’humain » est cette instance maléfique, et « la » « Nature » cette instance niaisement divinisée, en vertu d’un idéal de pureté rance (qui rappelle, de façon inquiétante, tout fascisme de la « pureté »), alors selon de tels « radicaux », la chose la plus souhaitable, quoiqu’ils ne s’en rendent pas compte, serait bien l’extinction finale de l’espèce humaine. Qu’ils se rassurent toutefois, s’ils en sont arrivés à ces extrémités, et qu’ils cessent leurs jérémiades : une telle extinction adviendra de toute façon nécessairement, et leur « utopie » (que nulle conscience humaine donc ne pourra appréhender), se réalisera de façon absolument certaine. Pour celles et ceux qui pensent que c’est la survie et la vie intensives et durables, des vivants humains, valant pour elles-mêmes, malgré leur dimension irrémédiablement temporaire, au sein d’une totalité vivante non séparée d’eux-mêmes, qui prévaut dans tout combat écologique, continuons donc nos remarques marxiennes.

De même qu’avec Heidegger, la présence à soi et la présence au monde ne sont pas séparées, de même avec Marx, beaucoup plus précisément, il faut saisir ensemble ces trois éléments qui nous éloignent de cette double présence, au sein du capitalisme : la domination de « l’homme » par « la » « Nature », de « la » « Nature » par « l’homme », et de « l’homme » par « l’homme ». Seulement ainsi les perspectives ontologiques et ontiques-économiques se rejoignent, pour dégager leur capacité à saisir l’écologique au sein de sa radicalité propre.

Un aspect de la critique marxienne du capitalisme, permet de saisir ensemble toutes les crises, menaçantes ou réelles, de notre monde contemporain : crises économiques, sociales, psycho-sociales, diplomatiques, politiques, religieuses, et donc : écologiques. Cette critique spécifique, fondamentale, considère que le capitalisme est un système qui accumule du travail abstrait, quantitativement défini (heures de travail), soit du capital, de l’argent, des marchandises, en tant qu’elles sont de la durée abstraite coagulée. Or la quantité en soi peut s’accumuler à l’infini, elle peut croître à l’infini, sans rencontrer de limite. Cela étant, toute marchandise possède, outre une valeur, abstraite, une valeur d’usage : celle-ci se maintient si elle a un corps matériel déterminé, si elle est un matériau brut transformé. Or, toute matière, « naturelle » ou « artificielle » (médiatement « naturelle », donc, selon ce deuxième cas), appartient à un ensemble de ressources qui est en lui-même limité, fini dans le temps et dans l’espace. Autrement dit, le capitalisme, dans sa façon de renvoyer l’un(e) contre l’autre « l’homme » et « l’homme », « la » « Nature » et « l’homme », « l’homme » et « la » « Nature », dans sa façon de saisir ces éléments de façon abstraite et séparée, est dans l’illusion que le système, abstraitement conçu, peut croître à l’infini, alors qu’il a pour condition de possibilité, en même temps, un monde concret, dont il fait partie, avec ses besoins, par lui-même limité, fini. Tant que les individus des sociétés capitalistes ne prendront pas conscience de cette contradiction essentielle du capitalisme entre un procès de valorisation abstraite se voulant infini et une réalité concrète finie, ils « fonceront droit dans le mur », et la dite « Nature », s’étant autonomisée dans l’apparence, puis toujours plus « réellement », transformée ou non, machines ou éléments naturels déchaînés, s’opposera à eux jusqu’à les détruire. La question écologique est d’abord une question ontique-économique, en un sens également ontologique, ou transcendantal. Vouloir « sauver la planète », c’est être authentiquement anticapitaliste, ou n’être pas.

c. Clarifier l’intention critique de la décroissance

Certes, beaucoup de décroissants se disent « anticapitalistes ». Mais ils sont trop nombreux, hélas, à ne pas se donner les moyens, ne serait-ce que théoriques, pour formuler cet anticapitalisme et lui donner une consistance. D’abord, le simple terme critique de « décroissance » semble a priori confus, s’il est censé renvoyer à une critique radicale et constructive du capitalisme. Ne pas l’expliciter, c’est le rendre inefficient, ou récupérable par ce qu’il dénonce. En effet, on pourrait considérer qu’un mouvement critique ne doit pas réutiliser les concepts de ce qu’il critique, et même si c’est pour renverser ces concepts. Une véritable critique devrait créer de nouvelles valeurs. Elle devrait créer une nouvelle axiologie, transmuter, dépasser, plus qu’elle ne devrait renverser ou inverser simplement les axiologies existantes. Si le système dénoncé dit « blanc », il pourrait être tout simplement vain de dire « noir », ou même d’énoncer une couleur en général. Dire « décroissance » quand « l’autre » dit « croissance », cela relèverait apparemment d’une pensée d’individus restant soumis à l’ordre « dénoncé », de même que l’anticapitalisme qui se contente d’inverser le capitalisme ne transcende pas le capitalisme, et ne peut donc pratiquement l’abolir (la rébellion qui est un pur « non » à l’ordre existant, une pure antithèse, confirme l’emprise de cet ordre sur les consciences : ce dernier, en effet, selon cette « opposition » binaire, aurait la préséance dans la définition des valeurs et des manières de penser le monde).

Parler de décroissance, c’est donc vouloir, si l’on est complètement logique (et de mauvaise foi, certes, mais ce défaut, de fait, est très répandu chez les défenseurs du capitalisme), continuer à quantifier la production, en vertu de critères rationnels précis, et à affirmer le primat de cette quantification. En effet, il faut bien calculer la valeur ou la quantité des objets produits pour constater qu’il n’y a plus « croissance » mais bien « décroissance ». Mais alors une absurdité impensée de toute « décroissance » comme écologie radicale pourrait être ici dévoilée, pourquoi pas par les défenseurs de la « croissance » eux-mêmes. Trop de décroissants n’anticipent pas ces objections « logiques », et leur intention critique, hélas, finit par être annulée, dissoute, de ce fait.

Il s’agirait de développer une critique ciblée d’un aspect de l’économie politique, avec Marx, pour dévoiler la complexité réelle de toute critique de la « croissance ».

Je m’explique.

La croissance en tant qu’accumulation de valeur abstraite (de travail abstrait) peut très bien se manifester, du point de vue de la richesse réelle, par une diminution des quantités de valeurs d’usage produites, de marchandises physiques produites : en effet, dans le cas où la masse des marchandises réelles diminue, au niveau global, la valeur économique, abstraite, peut très bien augmenter, si ces marchandises « contiennent » plus de travail abstrait. De même, la croissance de valeur abstraite peut stagner ou reculer, et le nombre de marchandises consommées ou gaspillées augmenter : c’est ce qui arrive classiquement en temps de crise économique (surproduction). La richesse abstraite (sommes d’argent), qui concerne la « croissance » au sens capitaliste, ne coïncide pas avec la richesse au sens réel (quantité de marchandises physiques produites). Ainsi, certains « décroissants » confus entendent-ils peut-être par « croissance » un accroissement de richesse abstraite, s’ils s’approprient les « évaluations » du système. Mais alors le contraire de cette « croissance », dans un cadre encore capitaliste (recul de la croissance), peut très bien s’associer à une accumulation de biens inutiles et gaspillés, accumulation plus révoltante encore qu’en temps de « croissance économique ». Est-ce cette société qu’ils désirent ? Une société de la surproduction et du gaspillage ? Certainement pas. Alors peut-être sont-ils plus « émancipés » que cela, et qu’ils entendent par « croissance » un accroissement des richesses réelles, des marchandises physiques. Le contraire de cette « croissance », cela dit, peut très bien s’associer, sur le plan de la richesse abstraite, à une augmentation de la valeur économique, abstraite. Est-ce ce qu’ils souhaitent ? Cela serait absurde. Si les capitalistes continuent à s’enrichir tandis que diminue éventuellement la masse physique des marchandises, un système proprement anti-écologique se perpétue malgré tout.

Mais que doit-on entendre lorsqu’on parle de « décroissance » ? Pourquoi avoir choisi ce terme équivoque, qui semble vouloir dire une chose et son contraire, et qui paraît emprunter au capitalisme des critères d’évaluation qui sont précisément la racine du problème, emprunt rendant possible en outre une récupération aisée de ces agneaux par le système, qui en a d’ailleurs dévoré de bien plus coriaces ?

Certes, « décroissance » au sens positif, constructif, radical, d’un point de vue politique conséquent, en tant que transmutation stricte, lorsqu’on cesse d’être bêtement « logique », ou « de mauvaise foi », signifie très certainement ceci : requalifier la création de la vie, au-delà de tout capitalisme (et alors c’est la notion « d’objecteur de croissance » qui sera peut-être plus appropriée). Alors peut-être les contradictions que je viens d’évoquer seront-elles levées. Mais alors précisément, par « requalification », on devra entendre ceci : il ne s’agira plus de quantifier la masse de ce qui est « produit » de façon unidimensionnelle, car ce qui importera en premier lieu ne sera pas la dimension quantitative des « objets produits », mais les besoins et désirs conscients et concrets, les projets créatifs réels, collectivement et qualitativement déterminés. On ne devra plus parler, au sens strict, d’une « décroissance » comme projet de société futur, car décroissance pourrait signifier que l’on continue de compter, de mesurer, selon une rationalité calculante inversée, en considérant que ce « comptage » nivelant aurait encore toute la primauté.

La décroissance est un terme temporaire, certainement stratégique, et qui peut certes devenir explicite pour dénoncer, aujourd’hui, un système qui fait croître des quantités : masses quantifiées de marchandises standardisées ; masses monétaires accumulées. Mais le monde qu’elle annonce, lorsqu’elle est conforme à son noyau radical, s’il contrôle effectivement la création des biens, mettra la quantification des biens, au service de cette auto-organisation contrôlée, localisée, ancrée, au service, également, donc, de la qualité concrète de cette création, et des désirs ou besoins, formulés consciemment, qu’elle satisfait. Dans une réalité multidimensionnelle, où le quantitatif n’est plus la fin en soi, où il n’est plus ce qui concentre tous les regards et réduit les êtres et les choses à son ordre, dans cette réalité souhaitable dans l’avenir, les humains ne considèrent plus qu’ils « décroissent », mais qu’ils s’enrichissent continuellement, et qualitativement, de façon sobre, conviviale, et pleine. Les techniques, instruments, outils mathématiques, qui rendront possibles, éventuellement, la création de la vie, transmués, qualitativement intégrés, non scindants, ne seront plus une fin en soi extatiquement contemplée, mais c’est bien la vie sensible elle-même, concrète et différenciée, qui finira par affirmer son primat : elle augmentera ainsi, au sens spinoziste par exemple, sa propre puissance, de façon joyeuse et intensive.

S’il s’agit de requalifier la création des conditions de la vie et de la vie elle-même, alors la quantification des biens matériels fabriqués, ou des services rendus, n’a plus du tout le sens qui lui est donné aujourd’hui : cette quantification est au service de l’égalité réelle de tous face à l’accès aux ressources, et n’efface pas la qualité concrète des activités vivantes, ou des désirs formulés, mais s’efface au contraire derrière elle. La reconnaissance de chacun et de chacune, comme être oeuvrant et comme être soucieux de sa vie et de sa survie, est ainsi prise en charge par le commun, au sein d’une localité qui ne sera plus menacée par une globalité abstraite, qui ne sera plus menacée par une totalité unidimensionnelle, dont les synthèses formelles produisent toutes les destructions concrètes, ici et maintenant. C’est, finalement, par cette prise en charge des humains par eux-mêmes, c’est par cette auto-organisation consciente et choisie par tous, où le quantitatif est au service du qualitatif, que la soumission/destruction organisée de l’environnement non-humain, cesse d’être une « nécessité » apparente pour « l’Homme ». Formulant consciemment ses propres désirs, comprenant que la pérennité de tous repose sur l’égalité et la prise en considération de chacun-e, les individus humains comprennent aussi que la destruction des vies sensibles non-humaines, ou de la nature physique non-humaine, n’est rien d’autre que leur autodestruction propre. Car cette auto-organisation consciente qu’ils développent finalement, signifie aussi pour eux la conscience selon laquelle ils ne sont plus séparés absolument de cette nature non-humaine qu’ils transforment : les destructions qu’ils causeraient « à l’extérieur » ne seraient que les symptômes de destructions qu’ils causent en eux-mêmes (inégalités, guerres, exploitation, réification), et la nécessité de faire cesser les unes serait la nécessité de faire cesser les autres.

Dans cette auto-organisation souhaitable dans le futur, où l’échelle locale et le cosmopolitique s’articulent sans se menacer mutuellement, la « valeur d’échange » n’est plus une fin en soi extatiquement contemplée… elle n’existe plus du tout, d’ailleurs, en tant que sphère autonome et abstraite se situant hors de la vie. Chaque objet concret satisfait un désir ou un besoin concret, est une qualité par lui-même, qu’il soit un aliment, un objet artisanal, une œuvre d’art, ou même un bien « technique ». Sa quantification « pragmatique », ne signifiera plus la matérialisation de ses normes (l'argent comme fin en soi devra être aboli), mais elle ne sera plus qu’un moyen, dont tous auront le souci, s’effaçant derrière les fins en soi que constituent de fait les vies sensibles.

Face à des qualités qu’il appréhende de façon non séparée, face à des désirs dont il est conscient, face à la nature physique et biologique qu’il est et qui ne s’oppose plus à lui, face à l’humain vivant qu’il est et qui ne s’oppose plus à « la » « Nature », face à l’individu qu’il est et qui ne s’oppose plus, égoïstement, aux autres individus, l’être proprement « socialisé » contrôle tout simplement son existence et son monde, et ainsi jusqu’à son impact concret dans cet environnement et dans ce monde.

d. Revenir au Marx « ésotérique », pour penser la transmutation post-capitaliste, « ontique-ontologique », des techniques

Un certain texte marxien « ésotérique », celui qui dévoile et critique la relation fétichiste-marchande, pourrait induire la défense d’une requalification des finalités de l’organisation collective de la vie, c’est-à-dire d’une certaine dimension ontico-ontologique d’un collectif non atomisé, soit la défense d’une certaine façon, liée aussi à un nouveau sentiment de l’existence, à une prise de conscience des sujets potentiellement transformateurs, de considérer, de saisir, physiquement, intellectuellement, et affectivement, les biens créés par l’homme : une façon consciente, non fétichisée, non fétichisante, et renvoyant à un contrôle de l’intériorité et de l’extériorité de soi.

Ce Marx « ésotérique » concrétisera donc, avant sa formulation « existentiale », l’ontologie que Heidegger définissait abstraitement. Marx, implicitement, reconnaîtra lui aussi la nécessité d’une critique transcendantale, non exclusivement « ontique », de la technique au sens moderne, mais pour dépasser, précisément, les conditions de cette critique. Dans cette perspective, ce Marx « secret » ne dénoncera pas seulement, ontiquement, comme le font aujourd’hui certains « décroissants », une sphère parmi d’autres de l’étant (isolée des autres sphères de façon impensée ou arbitraire) : soit la sphère de la « technologie », ou de la « logistique ». Car le Marx « ésotérique » ne s’intéresse plus à la vie autonome des objets, quels qu’ils soient, mais à la manière dont les individus s’approprient ces objets, ou sont dépossédés par eux. Il ne fait pas de hiérarchie parmi les « objets » en tant que tels, mais considère que certains objets sont nuisibles pour les individus et leur environnement, de par la relation inconsciente ou fétichiste que ces individus entretiennent avec eux.

Ainsi, selon une certaine interprétation du geste critique marxien « ésotérique », pour dépasser la contradiction évoquée plus haut entre une accumulation illimitée de valeur abstraite et une limitation de la réalité concrète, contradiction posant la question écologique, entre autres choses, de façon radicale et claire, on peut imaginer une société ayant d’abord sa façon de considérer les objets fabriqués par les individus humains : ceux-ci, en tant que répondant à des besoins ou désirs concrets, ne devront plus être de simples « moyens » face à l’argent conçu comme fin en soi. Un objet devra être créé non pas en vue de quelque « profit » abstraitement défini, mais en vue de répondre à des aspirations réelles et conscientes, déterminées selon le principe d’un dialogue démocratique strict. C’est donc aussi un nouveau rapport juridique concret, issu de la base des sociétés concrètes, qui est supposé, pour que soient résolues les contradictions fondamentales du capitalisme, et les crises qu’elles engendrent (jusqu’à la crise écologique, donc, même si ces préoccupations arrivent bien après Marx, lequel Marx n’aperçut d’ailleurs pas directement la notion d’un monde « naturel » limité). Ce rapport juridique nouveau, non formel et non extérieur aux sociétés, définirait, universellement mais concrètement, cosmopolitiquement mais localement, un rapport déterminé à une monde naturel non fétichisée, non hypostasié, et donc non menacé par les humains ni menaçant pour eux, dans la mesure où les individus décideraient consciemment et ensemble (sans exclusion) la manière dont il faut le « transformer » ou la manière dont il faut s’insérer en lui, en vue de l’équilibre durable du vivant dans son ensemble, humain et non-humain.

Dès lors, on peut considérer, selon cette critique complexe du capitalisme, que la création « technique » n’est pas en soi « mauvaise », et qu’elle n’est pas à exclure dans l’absolu lorsqu’il s’agit de penser une société future plus souhaitable, disposant du contrôle d’elle-même et de son environnement. Ces « techniques », en effet, qui n’en seront plus, au sens d’instruments soumettant les « producteurs », et dont l’appropriation directe serait protégée par un droit concret non aliénant, ne favorisant nulle fétichisation mutilante (n’étant donc plus médiation « juridique » au sens formel), pourraient permettre, en outre, aux individus, de ne plus effectuer des travaux réifiants, ou abrutissants. Car le « travail » comme abstraction ne serait plus nécessaire pour quelques « capitalistes » inconscients, désireux d’extorquer quelque plus-value, et d’accumuler de la valeur, du « temps de travail » : précisément un droit concret nouveau, fondé sur l’abolition de la propriété privative, aurait rendu possible une telle émancipation.

Une telle « technique » qualitative peut être salvatrice, d’ailleurs, même pour l’environnement naturel, dans un tel contexte : en effet, les hommes, contrôlant ces outils sans viser, au sein d’une fuite en avant morbide, toujours plus de quantités abstraites, seraient également plus disponibles pour penser, connaître, et prendre soin du monde, dans sa complexité globale.

Cette « technique » qualitative (qui pourrait trouver un autre nom), paradoxalement, devrait permettre, à terme, si elle émergeait enfin, l’abolition de la « pensée technique », de la prédication arraisonnante, telles que Heidegger les avait définies. Il est fort peu « orthodoxe » d’affirmer cela, d’un « pur » point de vue « heideggérien », et c’est une raison de plus, selon ma perspective résolument matérialiste, pour l’affirmer : en un certain sens, la notion post-capitaliste de création contrôlée de la vie, de « technique »contrôlée, pourrait bien accomplir, politiquement, démocratiquement, la visée heideggérienne de « laisser-être » : en effet, laisser-être l’être, ou la vie consciente, ce n’est bien sûr pas dominer ou soumettre « la » « Nature », mais c’est bien peut-être pourtant pouvoir orienter ses finalités consciemment, collectivement, c’est pouvoir la « contrôler » en un sens spécifique ; ce « contrôle » signifierait une absence d’emprise, une absence de maîtrise, mais tout à la fois une façon d’être responsable de son destin, de marcher résolument au-devant de son destin.

C’est ainsi que la résolution existentiale désigne politiquement une révolution, vers le post-capitalisme, qui signifie aussi transmutation du rapport technique au monde, et non abolition pure et simple de toute technique.

Chose que le national-socialisme d'un Heidegger, qui, outre sa dimension abjectement meurtrière, n'est jamais qu'un vulgaire altercapitalisme subtilement favorable à quelque économie dite "réelle", est bien incapable de désigner.

Comme Lukàcs l’explicite très bien, la machine technologique est dangereuse et destructrice, elle dépossède et aliène, dans la mesure où elle s’insère dans une société capitaliste inconsciente d’elle-même, marchant sur la tête, ayant inversé les moyens et les fins, courant après l’augmentation d’une quantité où nulle qualité ne demeure, où toute qualité est occultée. Cela étant, dans un monde où les individus, collectivement et concrètement, contrôlent et projettent leurs désirs et besoins, en sont conscients, les formulent, organisent qualitativement leur création, dans un monde où la « science » et la « rationalité », transformées en leur être, ne sont plus des organes hypostasiés et indépendants, et ne s’opposent pas à l’humain, alors l’outil « technique » est comme tout autre bien, une aide précieuse, une façon de s’émanciper, au moins relativement, à l’égard de l’abrutissement aliénant du « travail » « tout court », du « travail » « sans phrase ».

Dans ce passage d’une « technique » à l’autre s’opère bien sûr une radicale transformation de la structure sociale, ontologique et matérielle des techniques en question… C’est ce principe de transmutation qui donne à penser aujourd’hui, plus que la question, toujours mal posée, d’une éventuelle abolition de « toute » « technique ».

e. Dépasser la morale trop réactive d’une certaine décroissance

Ici, sur la question technologique, on retrouve d’ailleurs une certaine morale trop réactive, trop peu autonome, chez certains partisans de la décroissance. Expliquons cela simplement. La technologie paraît « bonne en elle-même » pour tout capitaliste qui se respecte. Elle permettrait en effet des gains de productivité conséquents : elle rendrait le capitaliste isolé plus concurrentiel. Mais structurellement, le capitaliste devrait aussi craindre la technologie comme le diable : c’est elle qui précipite le système, autodestructeur à son insu, vers sa mort définitive. En effet, le capitaliste, localement, pour être plus concurrentiel, a recours toujours plus aux technologies dans la production ; mais il se passe de ce fait toujours plus de la force de travail, du travail vivant. Or le travail vivant est ce par quoi les profits se font, car on extorque de la plus-value aux travailleurs et aux travailleuses, la plus-value n’a pas d’autre source. Dès lors le « tout-technologie » dans la production capitaliste devient progressivement, au niveau global, une façon toujours plus précise pour les capitalistes eux-mêmes de creuser leur propre tombe.

Un certain « décroissant » sera donc face à un phénomène concentrant une affectivité tragique très intense, du point de vue de la société qui épouse les évaluations capitalistes. La technologie est ce que l’on adore et qui en même temps « nous » détruit impitoyablement, sans que « nous » le sachions vraiment… quoiqu’en fait « nous » le devinions inconsciemment. Ne sachant pas se contrôler lui-même émotivement, ce « décroissant », confronté à une complexité matérielle et psychique presque sublime, qui lui en impose, réagit par le rejet pur et simple, rejet impensé, horrifié. Il ne crée aucune valeur, mais oppose deux points de vue que le capitalisme, essentiellement dialectique, comprend déjà : le point de vue d’une glorification, en superficie, de la technologie ; et le point de vue d’une terreur inconsciente face à cette même technologie. Inconscient lui-même, ce décroissant peu précis pourra devenir, hélas, un conseiller qui s’ignore des capitalistes.

Dans la mesure où un tel type de « décroissant » n’est souvent que réformiste, il indique malgré lui une certaine voie que pourrait vouloir suivre un certain « capitalisme » plus « conscient », pour perdurer plus longtemps (ou pour retarder l’échéance de ses crises) : il s’agirait par exemple, pour les capitalistes, de se passer davantage des technologies, ou de minimiser, d’optimiser différemment, le principe technologique, pour qu’il y ait dès lors, proportionnellement, plus de travail vivant susceptible de créer de la valeur. Un tel « décroissant », s’il formulait sa visée précise, viserait alors une « décroissance » sur le plan de la richesse réelle, mais une « croissance » sur le plan de la richesse abstraite, soit le développement plus durable, de fait, d’un capitalisme éventuellement plus « soft » en apparence, mais pas moins suicidaire et destructeur dans les faits.

Cette « voie », toutefois, outre qu’elle n’abolit pas le capitalisme, mais abolit bien plutôt la radicalité du projet décroissant, sera, en plus, du point de vue d’un capitalisme existant, tout à fait hors de propos : en effet, structurellement parlant, les deux choix qui « s’offrent » aux capitalistes « réalistes » aujourd’hui sont, soit une production « concurrentielle » dans des usines high tech, soit une production sous-payée dans les périphéries, et, dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas vraiment question de considérer que les enjeux « écologiques », ou que les enjeux d’une restructuration des composants organiques du capital, fondamentalement, pourraient être solubles dans ce projet contemporain d’accumulation de valeur.

Des alternatives « vertes », cohabitant localement avec un système mondial massivement destructeur, finiront, hélas, par devenir des cautions « écolos » spectaculaires, pour l’organisation méthodique du désastre anti-écologique.

Une certaine « économie sociale solidaire » rendue soudainement très visible, remplira trop souvent une fonction analogue (dans le pire des cas, même des banquiers s’infiltreront dans cette brèche – « Crédit Coopératif », etc.)


Cette critique tendancieuse formulée par ce genre de « décroissants » est à contre-fin : en effet, cette critique, dans le pire des cas, pourra faire persister le capitalisme par lequel une logique abstraite qui se pense dans quelque infinité fallacieuse se poursuit, et donc elle pourra faire persister un système économique aberrant, où tout contrôle humain est aboli, et par lequel toutes les crises écologiques que nous connaissons sont renforcées.

f. Une décroissance radicale et souhaitable est peut-être à venir

Penser Heidegger concrètement, pour dépasser Heidegger : cette exigence, peut-être, permettrait à cette décroissance de dépasser ses propres limitations. Dans ce contexte plus radical, donc, nous dirons qu’une pensée non-prédicative (Heidegger) renvoie, empiriquement parlant, à une praxis incarnée (Marx), à un individu socialisé, qui prend soin des biens qu’il crée et métabolise, en prenant soin des autres individus avec lesquels il partage un monde, ce qui n’exclut pas le fait de prendre soin des outils techniques eux-mêmes, mais bien plutôt exclut le fait d’isoler une partie, un secteur de l’étant, de façon fétichiste.

C’est une critique marxienne anti-productiviste du capitalisme qui émerge ici en fait, et elle devient compatible avec les intentions de la décroissance, de ce fait : les décroissants conséquents, non spectaculaires (et ils sont nombreux) trouveront ici un allié précieux, Marx critiquant la valeur abstraite « produite », et pourront dépasser leur héritage impensé : soit la « blessure » qui a pour nom « Heidegger ». Cette « décroissance », libertaire, ou anticapitaliste au sens strict, existe déjà, et tend à se diffuser dans les réseaux alternatifs.

On pensera par exemple à un théoricien critique comme Floran Palin, proche de laWertkritik, militant libertaire par ailleurs, qui développe aujourd’hui, de façon conséquente, une certaine radicalité en germe dans le concept de « décroissance ».

Jean-Pierre Tertrais, qui aura influencé cette décroissance libertaire, indique également une voie plus radicale. Anticipant les écueils possibles d’une « décroissance » s’intégrant trop dans le « projet » « économique », et réaffirmant la conséquence révolutionnaire de toute décroissance, ses propositions sont à entendre :

« Chacun sait ce que signifierait une tentative de décroissance dans la société actuelle, c’est-à-dire une société profondément inégalitaire : aggravation du chômage, accentuation des inégalités sociales, récession, chaos… sans même résoudre les problèmes écologiques. Des restrictions imposées aux plus vulnérables, des mesures draconiennes accablant le bas peuple... sans réduire le luxe des classes privilégiées.
Seule une décroissance en société libertaire peut à la fois permettre la résolution des problèmes écologiques et l’émancipation de l’homme. C’est-à-dire une décroissance maîtrisée par la population. »
[1]

Mais une critique radicale de l’économie politique, et de son « naturalisme » corrélatif, manque encore peut-être trop, ici.

Une critique radicale de la croissance, encore à préciser, ou à inventer, devra de toute façon déterminer la nécessité de dépasser réellement le monde de la destruction et de l’autodestruction. Elle se situera par-delà tout marxisme « traditionnel », et par-delà toute critique idéaliste de « l’ère de la technique ».

Disons-le clairement, l’utilisation d’outils techniques pour des individus incarnés ne renvoie en rien à un « productivisme », et c’est l’absence de cette distinction qui a conditionné, trop souvent, des positionnements simplistes ou caricaturaux. Il y a productivisme lorsqu’il y a accumulation de valeurs abstraites, associée inconsciemment à la production de richesse réelle. Une société post-capitaliste aura requalifié la production : elle se situe, de ce fait, au-delà de l’alternative binaire qui opposerait productivisme et « dé-croissance quantitative ».

IV. La technologie en régime capitaliste n’est pas neutre

S’il est pernicieux de critiquer « la » « technique » en général, comme si elle reposait sur des données « humaines » transhistoriques, il s’agit donc d’insister sur une critique construite et pensée des technologies en régime capitaliste. Une décroissance qui confondrait la technologie capitaliste avec quelque expression plus « archaïque » du rapport « humain » « instrumental » au monde ne cernerait plus la spécificité des conditions capitalistes : elle deviendrait potentiellement primitiviste, dès lors, de façon utopiste ou romantique, ou encore, à l’inverse, elle deviendrait réformiste politiquement, prônant quelque « altercapitalisme » insuffisant, dans la mesure où elle aurait rendu presque « naturelle », et donc presque « indépassable », la disposition technologique en tant que telle.

Le capitalisme demeure un ordre socio-technique en lequel les technologies ne sont pas « neutres ». Une analyse trop dogmatiquement « marxiste », qui ne se sera pas confrontée à la question du fétichisme, ni à la question d’une domination impersonnelle associée à la valorisation de la valeur, consistera trop souvent à dire qu’il s’agirait simplement de se « réapproprier » les forces productives capitalistes, dans une société où la « propriété des moyens de production » serait devenue collective. Hélas, certains textes d’un Marx « positiviste », iront dans ce sens (cf. chapitre XXXII du Capital, Livre premier).

Le souci de modifier la nature des techniques en un sens qualitatif sans pour autant les abolir au sens strict (sans pour autant abolir la science elle-même, qui n’est pas nécessairement liée à l’écueil « scientiste »), signifie autre chose qu’une simple réappropriation de l’existant.

L’ordre socio-technique en régime capitaliste est un ordre immédiatement politique, un instrument de domination et d’aliénation : ainsi, les technologies de transports et de communication favoriseront la centralisation du contrôle social ; les nouvelles technologies massifieront les structures, et conforteront un système d’interdépendance généralisée, d’impuissance généralisée ; les systèmes socio-techniques, fonctionnant selon leurs propres normes d’efficacité, favoriseront un ordre hiérarchique et un principe inégalitaire ; ils satureront l’espace social aux dépens des autres activités humaines.

C’est donc ce visage-là des technologies qui doit effrayer les décroissants et qui est l’expression du capitalisme en tant que tel, et non de quelque « nature humaine » « corrompue » a priori. Il s’agirait, idéalement, d’abolir ces relations technologiques déterminées. Mais cela ne peut et ne doit pas impliquer une abolition des outils « techniques » « en général », outils qui, dès lors qu’on les laisse-être en leur être, sans « volonté » d’accaparement, sans fétichisation des biens produits, peuvent devenir des instruments d’émancipation et de responsabilisation.

La décroissance a cette vertu qu’elle nous oblige presque à confronter Marx et Heidegger, afin de ménager un terrain d’entente, et de dépasser le second strictement, mais aussi les ponctuelles réductions « ontiques », ou « positivistes », du premier.

Cela étant, bien évidemment, ce ne sera pas une « décroissance » spectaculaire, dont le « vert » vire parfois au « brun » aujourd’hui (Latouche et Alain de Benoist), incapable de régler la « dette » de son héritage « existential » et « geistig » impensé, qui pourra « développer » cette vertu.

Mais une autre « décroissance », inapparente, peut-être, pourrait se manifester différemment, ailleurs, et autrement.

V. Elargissement : combattre une écologie naturaliste tendanciellement patriarcale, homophobe et transphobe

a. Citations de Pierre Rabhi, un « décroissant » d’aujourd’hui

Pierre Rabhi, à propos de « la » « Famille » :

« Et bien disons la famille, c’est une communauté naturelle, que la vie a établie, de cette façon. Et bien disons qu’il y a le père la mère, les enfants, tout cela représente une communauté, on pourrait dire viscérale, biologique, on ne pourrait pas la récuser. »

Pierre Rabhi, à propos du mariage homosexuel :

"Oui, toutes ces nouvelles idées… Il n’en reste pas moins vrai que ce qui n’est pas récusable et que ce qui a été depuis l’origine de l’humanité c’est que l’homme, la femme procréent et ont des enfants et constituent un groupe sociale biologique. Et ça personne ne peut le récuser. Alors on a beau avoir toutes sortes de discours, de théories, de thèses et d’antithèses cela n’enlève rien à cette réalité là."

Pierre Rabhi, à propos d’un enfant élevé par un couple homosexuel :

« C’est à dire qu’il risque d’être mis devant un fait accompli d’avoir deux papas et deux mamans et de n’être pas dans ce qu’on appelle la norme. Et quand on dit la norme c’est la norme, on ne peut pas tourner autour du pot, il ne peut pas y avoir de procréation sans un homme et une femme. »

Définition de la norme, par Pierre Rabhi :

« La nature elle-même. C’est que pour qu’il y ait procréation, il faut mâle et femelle (...). Une chèvre a besoin d’un bouc, la vache a besoin d’un taureau. Donc ça c’est une loi invariable à laquelle même les homosexuels doivent leur propre existence. »

Pierre Rabhi, sur la radio chrétienne RCF Berry, le 21 août 2014

b. Conceptions homophobes et transphobes du collectif « technocritique » de Pièces et main d’oeuvre

Le collectif « technocritique » de Pièces et main d’œuvre considère que les transsexuel-le-s/transgenres, que les chirurgiens, disent-ils, « équipent ou débarrassent suivant les cas, d’un pénis détesté ou désiré », que les intersexes, que le dit « lobby LGBT » et que « l’élite gay et lesbienne », qui aurait selon eux la mainmise sur le monde de la mode, et voudrait « imposer l’homonormalité », doivent être associé-e-s à la « dérive » « technologique » moderne, pourquoi pas au projet « transhumaniste » totalitaire.

PMO, "Ceci n'est pas une femme. A propos des tordus queer."

c. Un positionnement réactionnaire d'un certain écologiste, à l’occasion du débat sur le mariage pour tous

"Dans le cas particulier des unions homosexuelles, un enfant pourrait alors avoir officiellement deux mères (et pas de père) ou deux pères (et pas de mère) : le discours légal contredirait alors la réalité de l’existence de deux parents biologiques de sexe différent."

"Si le projet de loi devait être adopté, ce serait une négation sidérante de la nature, l’aboutissement consternant de notre société industrielle qui détruit la nature non seulement dans la réalité mais aussi dans les esprits. L’homme se prend pour un démiurge : nucléaire, OGM, nanotechnologies… sans jamais mettre la moindre limite à son action. « No limits », tel est le slogan des ultralibéraux qui définissent le nouveau politiquement correct. "

Thierry Jacaud, "La vérité pour tous"

d. Commentaires

Ces trois interventions sont bien sûr issues de mouvances politiques différenciées. La seconde affiche explicitement son rejet de l'homosexualité et de la transsexualité. Les deux autres, plus "dialectiques", s'insèrent dans un discours général plus "humaniste", plus "universaliste", qui se veut donc "complexe", et qui prônera d'ailleurs "l'acceptation des différences", mais qui définira, précisément, ces "différences", en fonction d'une "normalité", d'une "naturalité", elles-mêmes impensées.

Ce qui devra retenir l'attention, ce seront bien certaines structures idéologiques communes.

On opposera, dans les trois cas, à "la technique", hypostasiée, ou à "l'artifice", au "simulacre", une certaine "nature humaine", elle-même figée, déterminée, non dynamique, et qui serait "menacée" par cette "technique". Une telle "nature humaine" sera définie en fonction d'une identité biologique immuable du vivant humain, elle-même associée à l'identité biologique de toute vie, animale ou végétale. Elle implique les définitions catégoriques d'une "famille", d'une "sexualité", et de "genres", compris comme "normaux", ce qui suppose, politiquement, une "normalisation" précise et "responsable", et certaines "différenciations" corrélatives.

Cette "critique" manichéenne et binaire de « la » « technique » en général, qui viendrait « corrompre » quelque « nature humaine » « normale », relève d'une idéologie biologisante qui tente de définir un "être" fixe de l'existant, qu'il faudrait prendre en "considération". Mais cette idéologie ne voit pas qu'elle est elle-même construite socialement et historiquement, et que l'idée de "nature fixe", qu'elle mobilise, qui n'est jamais qu'une élaboration théorique déterminée, ne peut être elle-même, par définition, considérée comme immuable et éternelle.

Par ailleurs, outre le fait que cette "critique" est franchement nauséabonde, car ontologiquement patriarcale, indépendamment des "bonnes intentions" de ses défenseurs, elle n’est pas une critique conséquente du capitalisme : car c’est en ciblant les structures de dépossessions matérielles massives de la technologie en régime capitaliste, et surtout leurs fonctions de domination, très spécifiques, que l’on pourra, en effet, les destituer.

Pourquoi dira-t-on, donc, que cette "nature", que cette "normalité", que ces trois "technocritiques" convoquent, implicitement ou explicitement, est elle-même une construction sociale et historique récente, très moderne, et qu'elle s'auto-contredit, de ce fait, en elle-même ?

Arendt indique déjà certaines directions : dans le chapitre 2 de La crise de la culture, elle montre que la réduction de la vie humaine individuelle, a priori linéaire et historique, à des déterminations biologiques cycliques, à l'ordre de la Zoé, est une réduction qui se développe de façon singulière au sein de notre modernité, et que les totalitarismes du XXème siècle finiront par "exploiter" de façon désastreuse, mais qui se poursuit dans les sociétés libérales plus tardives.

Le caractère spécifiquement moderne d’assignations biologisantes est encore mieux compris si l'on considère le projet économique moderne : le capitalisme.

Le capitalisme est un ordre productiviste et fonctionnaliste, en un sens également « biologisant » : les individus au travail sont réduits à n'être que l'actualisation d'une pure "force", énergétique, physiologique, de travail. Ce fonctionnalisme colonise tous les aspects de la vie, dans la mesure où c'est l'exploitation de cette "force" énergétique, permettant l'augmentation de la valeur économique, qui concentre tous les regards. Il déterminera donc une division rationnelle des activités de la production et de la reproduction de la vie, ou de la force de travail, dans les espaces privés. Ce fonctionnalisme de la reproduction de la vie dans l'espace privé, vie définie comme pure puissance physiologique, assignera les individus à de « genres », à des « sexualités » déterminées, en fonction du "rôle" qu'ils jouent (ou ne jouent pas) dans la dynamique productive et reproductive générale.

Ce capitalisme « fonctionnaliste », « biologisant », dès lors, sera, bien sûr,structurellement patriarcal, sexiste, homophobe, et transphobe. Ce sont ses techniquesmêmes de gestion de l’existant, techniques calculatrices et rationnelles, qui rendent « nécessaires » puis « opérantes », de telles discriminations. Le "féminin", assigné à la tâche de l'engendrement et de l'entretien de la force de travail, dans le foyer privé, subit les divisions et réductions "adéquates". Les existences "homosexuelles" ou "hors-genre", définies comme "stériles", "inaptes à engendrer", subissent d'autres réductions et discriminations spécifiques.

L'assignation patriarcale des femmes à la "gestation" exclusive, et à ses "responsabilités" corrélatives, dans le foyer, certes plus archaïque que la modernité capitaliste, sera déterminée néanmoins de façon nouvelle et spécifique, au sein de cette modernité, de façon beaucoup plus amorale et impersonnelle, si bien que ce patriarcat, recomposé, définit lui-même une "naturalité biologique" inédite, qu'il faut savoir penser en tant que telle.

Quoi qu'il en soit, "biologisme", "naturalisme" patriarcal moderne, et technologies classistes, travaillistes, de la domination, et de la destruction, ne s'opposent absolument pas au sein du capitalisme, mais sont les deux faces d'une même pièce.

Ce n'est pas d'abord le "rejet affectif" des "différences" qui fonde ces dominations ou discriminations : comme réductions fonctionnelles, elles relèvent de déterminations calculantes, amorales et aveugles à l'empiricité des existences. Le "rejet affectif" de "l'autre" qui est "différent", ne vient que se surajouter à ces déterminations calculantes, il n'est en rien une cause immédiatement motrice dans cette affaire : il n'est qu'un effet, lui-même provoqué par une division plus primordiale, rationnelle et instrumentale, des forces individuelles et collectives, division relative à un ordre (re)productif organisé formellement ; rétroactivement, certes, un tel affect haineux consolide cette division fonctionnelle, laquelle, ainsi renforcée, produit en retour le développement affermi de cet affect, etc., indéfiniment.

Les individus humains semblent donc devoir se conformer particulièrement à un ordre "biologique" fixe, car c'est d'abord la détermination passive de la survie physiologique qu'organise la société de la valeur synthétisée par le travail social. Mais cette "naturalité" n'a rien de transhistorique : elle émerge au moment où ce travail, précisément, devient à ce point indifférencié, qu'il est réduit à des composantes "physiologiques" indéterminées, sans contenu concret propre. La "nature" non-humain à laquelle on se référera pour "justifier" cette naturalité "normale "de l'organisation sociale et familiale sera elle-même, à son tour, une construction historiquement déterminée, s'adaptant à de telles injonctions : le devenir de cette nature non-humaine, dynamique, ainsi que sa complexité, sont niés par de telles constructions idéologiques, pour que des analogies précises entre l'ordre de la valeur économique et cet "ordre" non-humain fantasmé, soient rendus possibles, et pour mieux légitimer le premier (Spencer).

Lorsque ce capitalisme développe une folie meurtrière, comme national-socialisme, son « fonctionnalisme » devient à ce point délirant qu’il finit par exterminer ces individus qui n’auraient pas une « sexualité » « productive » (homosexuel-le-s), de même qu’il « devra » exterminer aussi les individus « non viables » pour la « nation », ou pour son économie « réelle » (handicapé-e-s, tziganes non "territorialisés", juifs et juives assignés au "capital financier" "sans attache").

Son correspondant « pétainiste » défendra l’idée d’une « famille » « naturelle », c’est-à-dire : patriarcale, idée indissociable d'un ordre industriel et technique travailliste, et d'un ordre national "organique", massifiant les consciences autour d'un projet "commun" de division productive ("travail, famille, patrie").

La critique anti-technique, ou se voulant « écologique », ou « anticapitaliste », qui finira par prôner une « norme » « naturelle » « familiale » (implicitement patriarcale), qui confondra l’homosexualité, l’intersexualité, ou la transsexualité, avec quelque « dérive » « productiviste » ou « technologique », ne fera en fait que défendre les valeurs que le capitalisme, primitivement, et aujourd’hui de façon plus insidieuse, défend lui-même d’emblée. C'est l'idée fonctionnelle, capitaliste, moderne, de "naturalité biologique" sexuelle, familiale, génétique, que cette critique défend de fait, et donc elle défend également toutes les technologies biopolitiques, juridiques, sociales, induites par cette idée.

Le mariage homosexuel, les techniques chirurgicales permettant le changement de sexe, qui sont timidement rendus possibles aujourd’hui, s’annoncent donc d’abord comme descontre-tendances, au sein d’une dynamique qui fonctionnalise toujours plus les genres et les sexualités. Le droit à l'avortement, de même, que nos trois "technocritiques" n'évoquent pas, mais qui pourraient le définir comme "non-naturalité" "déviante", sans contredire leurs principes axiologiques, ce droit acquis grâce à des luttes féministes déterminées, est bien aussi une contre-tendance au sein du fonctionnalisme moderne industriel et biologisant. Ces « techniques » de gouvernementalité, ou ces « techniques » médicales, permettent en effet de contrecarrer quelque peu les structures techniques massives, capitalistes, qui tendent à étouffer toujours plus ce que cet ordre considère comme des « déviations » par rapport à une « norme » productive idéologiquement naturalisée.


Mais il y a là en jeu, également, un calcul amoral, stratégique, sans que ce calcul puisse être rattaché à des intentions toujours conscientes ou formulées (on parle ici d'un système impersonnel, dont les gestionnaires portent les "intérêts", mais en tant qu'ils sont aussi, globalement, inconscients, réifiés par la totalité formelle qu'il enveloppe) : en effet, l’extension de la marchandisation du monde implique l’intégration relative de certaines franges traditionnellement exclues. Des "techniques" "adaptées", promouvant la "reconnaissance" inédite, mais relative, de ces franges traditionnellement exclues, doivent être mobilisées dans ce contexte. Certes, ces « techniques » nouvelles permettent des formes d’émancipations et de prises en charge matérielles qui furent attendues, revendiquées, et les acquérir est bien plus souhaitable que le fait de demeurer dans des situations psychologiques, matérielles, qui seraient beaucoup plus précaires et insupportables sans elles. Mais ces "techniques", non purement "démocratiques", ou "désintéressées", restent issues d'un ordre qui aura maintenu primitivement des formes d'assignations discriminant ces personnes qu'il "intègre" très relativement aujourd'hui. Ces techniques, en toute "logique", impliqueront donc aussi des subversions atténuées, des tutelles nouvelles : le fait de rester dépendantes, en étant « intégrées » par lui, à un ordre « républicain », « médical », « juridique », qui aura exclu à la base, fondamentalement, certaines formes « sexuelles » ou « genrées », « déviantes » ou « inférieures », c’est, pour des personnes toujours déjà réduites, n’obtenir qu’une reconnaissance tronquée, étouffée, par un "souci" de contrôle et par une méfiance jamais désactivés.

Une critique de ces techniques tardives de la "reconnaissance", non binaire, non manichéenne, doit oser se formuler. Par souci de "réalisme", elle doit reconnaître qu'elle ne fait que dessiner un horizon lointain, post-capitaliste, et qu'elle ne doit pas dénoncer bêtement les luttes existantes qui revendiquent l'amélioration ponctuelle et temporaire de ces techniques, ou encore le maintien, toujours menacé, des techniques qui ont été acquises difficilement, même si celles-ci restent ambivalentes (il faut bien vivre décemment, tant que le pire existe encore). Mais elle s'inscrit aussi dans des dynamiques formulant des exigences plus radicales, et plus globales, qui pourraient bien développer le germe révolutionnaire des luttes existantes, même les plus "réformistes".


Le « droit à l’avortement », par exemple, si l’on défendait jusqu’au bout l’idée d’égalité réelle, ne devrait plus être défini comme un « droit » formel dont « jouiraient », « par chance », « les femmes » ; dans une société directement démocratique, prenant en considération toutes les personnes humaines, ce droit n’aurait pas à être un droit ciblant, ou temporaire, ou insidieusement excluant (il serait aboli comme droit abstrait ou sélectif). N’a-t-on jamais pensé également que l’homme qui met enceinte une femme, dans une situation où il n’est pas possible de garder l’enfant, « bénéficie » depuis toujours d’un droit, mais qui n’a jamais été contesté ou « acquis » ? Ce « droit de l’homme », il serait presque une « norme éternelle », un « droit naturel », sans qu’une législation « républicaine » spéciale doive le préciser, tant il serait « évident » qu’il serait son droit « immuable ». Lorsqu’on détermine un droit, c’est aussi que quelque chose aurait été « réclamé » : une femme aura à réclamer ce « droit », mais un homme bénéficie tellement de ce droit, qu’il lui paraîtrait absurde de le réclamer. Une femme « usant » de ce droit sera donc finalement, implicitement, accusée : on lui ferait une « faveur », elle aurait à se sentir « responsable » (Dolto par exemple, imagina qu’une femme se faisant avorter devait payer une « amende » symbolique). L’homme « viril » quant à lui n’aurait aucune « faveur » à « quémander », on lui avait déjà fait, toujours déjà, cette faveur de mettre enceinte qui il voudrait, sans jamais lui demander des comptes, dès sa naissance. En outre, comme « droit » seulement « légal », et donc, par principe, « acquis », qu’on peut perdre potentiellement, ce « droit à l’avortement » n’est pas encore une évidence éternelle, mais il reste toujours un sursis, négatif, menaçant. Tant que ces structures juridiques très ambivalentes, d’emblée patriarcales, perdurent, nulle égalité réelle n’est envisageable, et c’est par l’abolition du droit formel capitaliste que cette égalité se laisse envisager, même si de telles « reconnaissances » acquises restent plus vivables que les situations antérieures.

Le « mariage homosexuel » est aussi un enjeu matériel important, et une reconnaissance acquise : mais la détermination négative de ce « mariage », perçu par les « citoyens » comme droit « quémandé », implique un déni de reconnaissance implicite. S’il s’accompagne de manifestations de rue homophobes, humiliantes pour les personnes concernées, c’est plus leur impossibilité d’obtenir une visibilité publique saine, que leur reconnaissance pleine, qui sera dévoilée.

Un couple homosexuel éduquant un enfant pourra être "permis" juridiquement. Mais des différenciations sont "exigées". En outre, selon certains discours naturalistes, "un papa, une maman", selon une "biologie" qui devient une prescription sociale, familiale, resteraient un cadre plus "naturel", plus "normal", et donc plus "sain" pour l'enfant. D'après ces focalisations obsessionnelles, les conditions matérielles ou psychiques d'existence ne comptent donc plus vraiment : la misère économique et sociale des existences familiales, et des existences tout court, pourtant massive, n'est plus le critère qui prévaut pour dénoncer des ordres dont on se scandalise, mais c'est une conception naturaliste de la famille qui doit définir le "bien-être" des enfants. On ne voit plus non plus que les assignations sexuelles essentialistes, liées à un système productiviste intrinsèquement destructeur, et qui conditionnent très souvent les existences dans les foyers privés, peuvent produire des dissociations graves pour les parents "biologiques", et donc pour l'enfant qu'ils éduquent, s'ils l'éduquent. En effet, une femme vivant dans une société où elle reste dévaluée économiquement, publicitairement, symboliquement, développant des relations conjugales de ce fait clivées, un homme assigné à une force physiologique de travail, à la production de valeur, à sa responsabilité de reproducteur dominant, peuvent devenir des parents qui développeront une éducation "produisant" une enfance désarçonnée, divisée, enfance qui reproduira, plus tard, devenue adulte, fréquemment, ces phénomènes de déprises sociales et psychologiques. Dire donc que les parents homosexuels pourraient produire une éducation "néfaste", c'est supposer implicitement, mais certainement, qu'une "bonne éducation", "saine en elle-même", hétérosexuelle, comparativement, existerait de façon structurelle, de façon majoritaire, aujourd'hui : c'est donc ne plus vouloir considérer le facteur, pourtant décisif, de la misère matérielle, qui rend pourtant l'existence familiale insupportable, et l'existence tout court, même, souffrance qu'on ne peut bien sûr pas du tout réduire à de simples enjeux de sexualité parentale. C'est en outre ne pas vouloir voir que l'éducation développée par des parents "biologiques" ou hétérosexuels peut être clivée, et précisément à cause de l'ordre normatif, fonctionnel, productiviste, patriarcal, qui assigne les êtres à des "genres" et à des "sexualités" naturalisées. De tels discours "critiques", donc, instrumentalisant eux-mêmes une idée abstraite de "l'enfance" "saine", nous empêchent de voir que de nombreux enfants aujourd'hui souffrent de leurs conditions d'existence, sans que le sexe de leurs parents ne soit le facteur décisif de cette souffrance, mais aussi que les enfants éduqués par un couple hétérosexuel peuvent souffrir des assignations biologiques subies par ce couple.

Ces écrans de fumée empêchent des prises en charge différenciées, et des transformations plus profondes, qui engagent aussi une critique radicale d'une certaine biopolitique et d'une certaine économie politique. Surtout, la "famille" que ces "technocritiques" défendent relève d'un naturalisme qui, très profondément, réduit l'être humain à ses déterminations physiologiques, et privent finalement l'individu qui apparaît dans le monde, l'être qui naît, de sa nouveauté et de sa singularité propre : ils encouragent la mutilation de l'enfance, et de sa nouveauté comme nouveauté.

Un enfant éduqué par deux personnes homosexuelles pourrait souffrir d'une chose précise : il pourrait sentir le poids du regard d'un ordre normatif qui déterminerait que sa situation est "non-naturelle", "anormale". Mais ce n'est pas alors les parents qu'il faudrait "accuser" ici, ou leur désir d'éduquer un enfant, ni même ce qui leur permet de satisfaire ce désir, mais bien l'idéologie naturaliste, déterminant des structures sociales spécifiques, qui produit cette souffrance éventuelle. Si cet enfant vit dans un monde où l'on n'instrumentalise plus sa nouveauté, où l'on ne réduit plus ceux qui l'éduquent et prennent soin de lui à des fonctions "sexuelles" ou "biologiques", si cet enfant vit dans un monde où les conditions matérielles d'existence sont vivables pour lui, et pour tous, alors il vit ce que tout enfant tend à vivre a priori, et sans plus ressentir un poids étouffant : il aime très simplement, et sans le moindre jugement, celles ou ceux qui l'accompagnent dans son développement, qu'il appelle, comme tout enfant aime à le faire, et comme tout parent aime à l'entendre : Papa et Maman, ou Papa et Papa, ou Maman et Maman, ou autres surnoms affectueux.

Le changement de sexe chirurgical, enfin, fait cesser des souffrances psychiques douloureuses. Il est en cela un progrès, juridique, éthique, médical, certain. Mais la pathologisation implicite de ce désir, via des « soins » médicaux « attentifs », est un rappel constant, dans un ordre qui continue de soumettre et d'assigner en même temps qu'il "intègre", à ce que serait une « norme » plus « acceptable », pour un système (re)productif « naturel ».

Plutôt que de voir, abjectement et stupidement, dans ces techniques ambivalentes, des « triomphes » de la « dénaturation » de « l’humain », « à l’ère de la technique », il faudrait apprendre à voir que ces personnes « bénéficient » ici de « techniques » de la « reconnaissance » encore très relatives, et que leurs souffrances, qui persistent, nécessitent, pour qu’elles soient enfin abolies, une abolition de toute technologie destructrice moderne, qui continue de les assigner structurellement, et non un rejet « naturaliste » de ce qu’elles sont et désirent devenir, rejet qui est entretenu globalement par l’ordre productiviste existant.

On cessera donc, par souci de conséquence, d'opposer, à une "technique" maléfique, une "nature" primitive ou "normale". On opposera bien plutôt, à une technique, à une technologie, réifiante, productiviste, réductrice, spécifiquement moderne, accompagnée elle-même par une idéologie naturaliste, biologisante, des créations de soi intensives et qualitatives, des techniques soigneuses et dynamiques, mises au service des humains qui les utilisent, et permettant l'épanouissement réel de chacun et chacune. Ces techniques qualitatives n'ont pas encore le droit qu'elles exigent, et leur existence n'est pour l'instant qu'une projection. Mais elles n'assigneront plus les êtres à des fonctions réductrices et souffrantes, puisqu'elles seront contrôlées, souhaitées, désirées, consciemment, par ces êtres.

On ne peut exiger sans être absurde l'abolition de "la technique en général", comme si une humanité sans technique avait pu exister, ou pourrait exister "à nouveau". Toute humanité, et même toute vie, mobilise une faculté instrumentale pour s'adapter à son monde, à son environnement. Selon une perspective ontologique, par exemple, notre rapport au soleil lui-même est technique, en tant que rapport moyen/fin : le soleil existe, selon la manière dont nous nous organisons, aussi pour qu'il nous éclaire et nous réchauffe. Dormir la nuit est une mobilisation technique de soi, mais aussi du soleil, en un sens très fondamental. De même, tout érotisme est un rapport technique à son propre corps et à celui de l'autre, ainsi que la danse, la musique, ou le jeu d'un enfant. Ce n'est pas "insulter" le soleil, le sommeil, l'érotisme, la danse, la musique, ou le jeu de l'enfant, que de dire cela, si l'on considère que la technique peut être aussi une belle chose. Mais c'est insulter ce soleil, cette musique et cette danse, que de les confondre avec les ravages de l'instrumentation automatique et réifiante moderne, en considérant que le dérèglement meurtrier, technologique, industriel, de la technique, accuserait tous ces rapports techniques, incarnés, créatifs, au monde, dans la mesure ou "la" "technique", "en général", serait "mauvaise" en elle-même. Vouloir abolir "la technique" dans l'absolu, ce serait finalement vouloir une existence qui serait hors du monde matériel, visible, éclairé, rêvé, érotisé, dansé, écouté, joué. Ce serait vouloir qu'il n'y ait plus de soleil. Plutôt que de formuler ces souhaits absurdes, et contradictoires, qui ne sont pas même conscients d'eux-mêmes, on tâchera de transformer radicalement un rapport technique au monde, encore trop blessé, plutôt que de formuler des désirs de mort.

Une abolition des techniques et technologies capitalistes impliquera donc la mise en place de techniques qualitatives nouvelles, réellement soigneuses, par lesquelles l’avortement n’est plus un « droit » formel, défini négativement, dont "bénéficierait" simplement « la » « femme », comme s'il y avait là une "concession", mais une pratique durablement reconnue, ne culpabilisant plus celles qui doivent y recourir ; par lesquelles l’existence homosexuelle n’est plus réduite négativement à une « stérilité », ou à une « anormalité », et peut développer une intimité familiale préservée, non souillée par des regards publics indécents ; par lesquelles la transsexualité est l’abolition d’une souffrance ancienne, qui se vit plus sereinement, sans regards inquisiteurs ou insultants, pathologisants ou humiliants… par lesquelles cette transsexualité est une incarnation pleine, vivante, une ouverture au monde originale et complexe, d’autant plus belle qu’elle sera résiliente, et qui demeurera, de ce fait, comme toute existence incarnée, enfantine, parentale, érotique, ou ludique, le contraire absolu, de la figure robotisée et automatisée, du transhumain privé de toute animation singulière

L’abolition de cet ordre sera bien aussi la victoire d’un certain existentialisme concret, vécu, qui aura définitivement renoncé à toute conception mutilante et abstraite de quelque « nature humaine » normée ou moyenne, statistique ou théologique.

[1] Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance. De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, Editions du Monde libertaire, juin 2007


Consulté le 17 avril 2017 de benoitbohybunel.over-blog.com