Fredy Perlman

Les Comités Ouvriers-Étudiants

France, mai 68.

1969

    INTRODUCTION

    PREMIÈRE PARTIE

      Paris le 18 mai 1968 : la deuxième révolution française

    Paris, le 20 mai 1968 : Les ouvriers occupent leurs usines

    Paris, le 30 mai 1968 : Le Comité d'Action Citroën (I)

    De la Révolte étudiante à la grève générale : Une révolution avortée

    Paris, le 24 juin 1968 : Le Comité d'Action Citroën (II) 2 : expérience et perspectives

        La grève du 20 mai et l'occupation

        Les portes sont fermées par la C.G.T.

        Les contacts à l'usine

        Les foyers des travailleurs étrangers

        Les comités de base

        La grève pour des revendications matérielles

        Perspectives

    Censier libérée : Une base révolutionnaire

        Le caractère exemplaire de l'occupation de l'université

        La conscience révolutionnaire du pouvoir social

        Le dévoilement de la répression et de la propagande

    DEUXIEME PARTIE

      Évaluation et Critique

        Les limites de l'escalade

        L'auto-organisation en assemblées générales

        L'auto-organisation en comités d'action

        La critique des actions

        Le caractère partiel de la théorie révolutionnaire

INTRODUCTION

Qui sommes-nous ? Ni des responsables ou des fonctionnaires des Comités d'Action Ouvriers – Étudiants ; ni des présidents ou des secrétaires du mouvement ; ni des porte-parole ou des représentants des révolutionnaires.

Tous sommes deux militants qui nous sommes rencontrés sur les barricades et à Censier qui avons partagé un projet tous les deux, et aussi avec des milliers d'autres militants actifs à Paris en mai-juin 1968.

Pourquoi écrivons-nous ce compte rendu des événements de Mai-Juin ? Non pas pour décrire un spectacle ni une histoire qui doit « éclairer » les générations futures. Notre but est de rendre transparent pour nous et pour ceux qui sont engagés,dans le même projet , nos points faibles, notre manque de prévoyance, notre manque d'action. Notre objectif est de mettre au clair dans quelle mesure nos actions concrètes ont fait avancer le projet révolutionnaire.

Le propos de la critique est de nous permettre d'avancer dans la réalisation du projet révolutionnaire, d'agir efficacement dans une situation similaire à celle dont nous avons fait l'expérience. Notre intention n'est pas de « clarifier » la suite des événements qui on eu lieu en France afin de rendre possible une répétition rituelle de ces événements, mais plutôt de faire ressortir le contraste qui existe entre les points de vue limités que nous avons eus des événements au moment où nous y étions engagés, et les points de vue que nous avons acquis lors d'autres actions dans des contextes différents. C'est ainsi que ce compte rendu et cette critique des événements français sont en même temps une critique des points faibles quenous avons trouvés en nous-mêmes et chez ceux aux côtés desquels nous avons lutté par la suite.

Cette brochure est divisée en deux parties. La première partie consiste en articles qui tentent de comprendre les événements tels qu'ils ont eu lieu et de définir les perspectives derrière les actions. Les « perspectives derrière les actions » ne sont pas des philosophies personnelles que nous avons attribuées à un « mouvement social » extérieur ; elles ne sont pas les visées subjectives de deux militants. Elles ne sont pas des projections que des « historiens détachés » imposent aux événements depuis l'extérieur. Ces perspectives sont la base sur laquelle nous avons participé au projet révolutionnaire. Nous ne nous considérons pas comme des « observateurs extérieurs » qui relatent les activités des autres. Nous faisons partie intégrante des événements que nous décrivons, et nos perspectives ont transformé les événements auxquels nous avons participé. Un militant qui rejette les contraintes de la vie quotidienne capitaliste a été attiré vers les occupations d'université, les combats de rue, la rêve, précisément parce que le projet collectif, le projet des autres, était aussi son projet. En même temps, ses perspectives, son projet, sont devenus une partie du projet collectif. Par conséquent, quand il a développé ses perspectives, le projet du groupe tout entier a été développé, modifié, transformé, puisque le projet collectif n'existe que chez les individus qui s'engagent en lui et qui ainsi le transforment. Le projet n'est pas quelque chose qui existe dans nos têtes et que nous attribuons au « mouvement », et il n'est pas non plus quelque chose qui existe dans l'«esprit collectif du mouvement ». Des individus particuliers se sont engagés dans un projet révolutionnaire, et d'autres individus ont accepté ce projet comme le leur et se sont engagés en lui ; le projet est devenu un projet collectif seulement quand de nombreux individus l'ont choisi et se sont engagés en lui. Au fur et à mesure que le nombre de gens s'est accru, des individus avec différentes sortes d'expériences ont défini de nouvelles activités et de nouvelles perspectives, et par conséquent ils ont apporté de nouvelles possibilités à tous les autres qui étaient engagés dans le projet ; ils ont ouvert de nouvelles directions potentielles pour le « mouvement » tout entier. En conséquence, les perspectives d'un participant actif au mouvement n'ont été en aucune façon extérieures au mouvement.

La seconde partie de cette brochure est une évaluation critique de nos actions et de nos perspectives ; c'est une tentative pour répondre à la question : pourquoi nos actions n'ont-elles pas conduit à la réalisation de nos perspectives ? L'objet de la critique est de nous donner la possibilité d'aller plus loin, et non pas de répéter ce qui s'est passé en Mai-Juin. Quelle était la nature du projet dans lequel nous nous sommes engagés ? Pourquoi l'escalade du mouvement a-t-elle atteint un certain point et n'est-elle pas allée plus loin ? Quand nous nous sommes engagés dans le projet mis en œuvre par le Mouvement du 22 Mars à Nanterre, nous sommes-nous engagés de la même manière ? Et sinon, quelle était la différence ?

Les tentatives pour réaliser le projet révolutionnaire après les événements de Mai-Juin nous ont rendus conscients que notre engagement dans le projet du Mouvement du 22 Mars avait été passif. L'objectif initial des militants de Nanterre était de changer la réalité d'éliminer les obstacles sociaux au libre développement d'une activité créative, et les militants commencèrent par éliminer ces obstacles concrets. Cependant, un grand nombre de gens qui devinrent le « mouvement » se sont engagés d'une manière différente. Ils ne se considéraient pas comme ceux qui devaient agir contre les obstacles concrets. C'est en ce sens qu'ils ont été passifs. Ils « se sont joints au mouvement », ils sont devenus une partie d'une collectivité mystérieuse qui, pensaient-ils, avait une dynamique propre. En se joignant au « mouvement » leur seul engagement était de bouger avec lui. En conséquence, les gens concrets, qui sont les seuls à pouvoir transformer la réalité sociale, n'allaient pas changer la réalité par leur activité concrète ; ils allaient suivre une force mystérieuse - « la masse », « le mouvement » - qui allait transformer la réalité. C'est ainsi que nous sommes devenus dépendants d'un pouvoir inexistant.

R. Grégoire & F. Perlman

Kalamazoo, Février 1969

PREMIÈRE PARTIE

Paris le 18 mai 1968 : la deuxième révolution française

Les principales usines de France ont été occupées par leurs ouvriers. Les universités sont occupées par des étudiants qui assistent à des assemblées continuelles et organisent des Comités d'Action. Les services de transport et de communications sont paralysés.

« Après une semaine de combat ininterrompu, les étudiants de Paris ont pris possession de la Sorbonne », explique un tract du Comité d'Action Ouvriers-Etudiants ; « Nous avons décidé de devenir les maîtres ».

De vastes mouvements étudiants se sont développés dans les dernières années au Japon, aux États-Unis, en Italie, en Allemagne de l'Ouest, et ailleurs. Cependant, en France, le mouvement étudiant est rapidement devenu un mouvement de masse qui cherche à renverser la structure socio-économique de la société capitaliste d'État.

Le mouvement étudiant français s'est transformé en un mouvement de masse au cours d'une période de dix jours. Le 2 mai, l'université de Nanterre était fermée aux étudiants par son doyen ; le jour suivant, la Sorbonne était fermée et la police attaquait les manifestants étudiants. Au cours des jours qui suivirent, les étudiants ont appris à se protéger de la police en construisant des barricades, en lançant des pavés, et en appliquant du jus de citron sur leur visage pour résister aux gaz lacrymogènes. Le lundi 13 mai, 800 000 personnes manifestaient à Paris et une grève générale était organisée à travers toute la France ; une semaine plus tard toute l'économie française était paralysée.

La première barricade qui résista à la charge de la police fut construite le 6 mai. Les étudiants utilisèrent des kiosques à journaux et des automobiles pour édifier ces barricades, et ils arrachèrent des pavés qu'ils lancèrent pour riposter aux grenades de la police et à ses bombes à gaz.

Le jour suivant, le Quartier Latin de Paris était en état de siège ; le combat se poursuivait ; une grande manifestation devant le siège du journal de droite « Le Figaro » protestait contre les tentatives de ce journal d'en appeler à la violence contre les étudiants. Des drapeaux rouges firent leur apparition au premier rang d'immenses manifestations, on chanta « l'Internationale », et les manifestants criaient « Vive la Commune (de Paris) ».

Le 10 mai, les manifestants étudiants exigent l'ouverture rapide de toutes les universités, et le retrait immédiat de la police du Quartier Latin. Des milliers d'étudiants, rejoints par de jeunes ouvriers, occupent les rues principales du Quartier Latin et ils construisent plus de 60 barricades. Dans la nuit du vendredi 10 mai, la police de la ville, renforcée par des forces spéciales, charge les manifestants. Un grand nombre de manifestants, ainsi que de policiers, sont gravement blessés.

Jusque là, les journaux français, y compris l'organe du Parti Communiste, « L'Humanité », avaient caractérisé le mouvement étudiant comme des « groupuscules » et des « extrémistes aventuristes ». Cependant, après la répression policière du 10 mai, le syndicat dirigé par les communistes appelle à la grève générale pour protester contre la brutalité de la police et pour soutenir les étudiants. Lorsque presque un million de gens manifeste dans les rues de Paris le 13 mai, les étudiants crient victorieusement « Nous sommes les groupuscules ».


Le jour immédiatement suivant, le mardi 14 mai, le mouvement commence à sortir de l'université et à envahir les usines. La fabrique d'avions Sud-Aviation, le constructeur de la Caravelle, est occupée par ses ouvriers.

Le mercredi 15 mai, des étudiants et des ouvriers s'emparent de l'Odéon, le théâtre national français, plantent les drapeaux révolutionnaires, rouges et noirs, sur son dôme, et ils proclament la fin d'une culture limitée à l'élite économique du pays. Le même jour, de nombreuses usines sont occupées par leurs ouvriers à travers toute la France, y compris le fabricant d'automobiles Renault.

Deux jours après la prise de contrôle de l'usine Renault, les étudiants de la Sorbonne organisent une marche de 10 kilomètres pour manifester leur solidarité avec les ouvriers. Un drapeau rouge est en tête de la marche, et, sur le chemin de l'usine, les marcheurs chantent l'Internationale et crient « À bas l'État policier », « À bas le capitalisme », et « Ce n'est qu'un début ; continuons le combat ! ».

Un drapeau rouge est agité à l'entrée de l'usine Renault, et des ouvriers isolés se tenant sur le toit du bâtiment applaudissent les étudiants qui manifestent. Cependant, la C.G.T., le syndicat communiste qui a assumé la charge de la grève à l'intérieur de l'usine, est hostile avec circonspection aux manifestants étudiants, et des porte-parole du parti sont ouvertement hostiles aux étudiants qui demandent aux ouvriers de se diriger et de parler eux-mêmes et pour eux-mêmes directement, au lieu de laisser le syndicat les diriger et parler pour eux.

Tandis que les stations de radio continuent de diffuser que les étudiants sont exclusivement préoccupés par leurs examens de fin d'année et que les ouvriers sont exclusivement préoccupés par des augmentations de salaires, les étudiants organisent des Comités d'Action, et les occupations d'usine continuent de gagner du terrain.

Dans les amphithéâtres et les salles des bâtiments de l'Université de Paris, une vaste expérience de démocratie directe est en cours. L'État, les ministères, les organes de la faculté et les anciens organismes de représentation des étudiants, ne sont plus reconnus comme des législateurs légitimes. Les lois sont faites par ceux qui participent aux « Assemblées Générales ». Les Comités d'Action établissent des contacts avec les ouvriers en grève, et des tracts informent les ouvriers de l'expérience de démocratie directe que les étudiants sont en train d'acquérir.

Au moment où j'écris, les ouvriers continuent d'être représentés et contrôlés par les syndicats, et les syndicats continuent de demander des réformes à l'État et aux patrons. Cependant, le refus des étudiants de reconnaître la légitimité de tout contrôle externe, leur refus d'être représentés par tout organe plus petit que l'assemblée générale, est transmis continuellement aux ouvriers en grève par les Comités d'Action des Étudiants et des Ouvriers.

F. Perlman

Paris, le 20 mai 1968 : Les ouvriers occupent leurs usines

Les ouvriers qui ont pris le pouvoir dans les principales industries de France étaient caractérisés, dans le passé, par des conflits d'intérêts inconciliables. Ces intérêts contradictoires ont été exploités par les patrons, par la police, et par l’État. Avec l'occupation des usines, les différends ont diminué, mais ils n'ont pas disparu, et ces différends continuent d'être exploités, sous une forme modifiée, à l'intérieur des usines occupées.

Dans de grandes usines comme Citroën, le conflit principal se situait entre les ouvriers français et les ouvriers étrangers. Cet article se limitera aux formes d'exploitation, passées et présentes, du conflit d'intérêts entre ces deux groupes.

Les ouvriers étrangers, qui viennent principalement du Portugal, d'Espagne, de Yougoslavie et d'Afrique du Nord, travaillaient pour des salaires qui étaient, en moyenne, inférieurs de moitié à ceux des ouvriers français. Les ouvriers étrangers n'avaient pas le choix. Tout d'abord, les étrangers ne connaissaient pas le français, et ils ne pouvaient pas s'informer sur leurs droits en tant qu'hommes ni sur les formalités juridiques. Le syndicat n'a pas aménagé des écoles pour eux. Ensuite, des bureaucraties policières nombreuses mettaient pratiquement les étrangers dans l'impossibilité de trouver du travail une fois à Paris, et elles les renvoyaient vers leur pays après qu'ils avaient dépensé l'argent qu'ils avaient économisé d'une manière ou d'une autre dans leur pays pour venir à Paris. En d'autres termes, l'ouvrier étranger est quasiment forcé de renoncer à sa condition d'être humain pour trouver du travail. En conséquence, l'ouvrier étranger n'est pas prêt à risquer de perdre son travail, même si sa définition même en tant qu'être humain est en question, étant donné qu'il a cessé en grande partie de se définir comme un être humain. Systématiquement déshumanisés, ces travailleurs ont été facilement manipulés par les patrons des grandes industries françaises : disposés à travailler pour de bas salaires, ils abaissaient l'échelle générale des salaires ; disposés à travailler dans n'importe quelles conditions, ils étaient utilisés pour briser les grèves.

Du point de vue des ouvriers français, les étrangers représentaient une menace constante. Un ouvrier français au chômage devait entrer en compétition avec des étrangers prêts à travailler pour des salaires inférieurs et dans des conditions plus mauvaises. Les ouvriers ayant un travail, privilégiés en termes de type de poste, de conditions de travail et de salaires, ne pouvaient se mettre en grève qu'avec hésitation, de peur que les patrons et l’État n'utilisent la grève comme un prétexte pour remplacer les ouvriers français par des ouvriers étrangers.

Afin de justifier leurs privilèges relatifs et de rationaliser leur crainte des ouvriers étrangers, les ouvriers français ont développé des conceptions psychologiques qui sont presque identiques au racisme.

Le syndicat du Parti Communiste (la C.G.T.) n'a pas fait d'efforts particuliers pour rapprocher les conditions des étrangers de celles des ouvriers français. C'est en grande partie parce que les contrats de travail de la plupart des étrangers étaient temporaires, et que les ouvriers étrangers ne pouvaient pas voter, ce qui signifie que les ouvriers étrangers ne représentaient pas une base politique pour le Parti Communiste. Et certains représentants syndicaux ont encore contribué à une aggravation de la situation des travailleurs étrangers en collaborant à la répression policière des étrangers, et même en définissant publiquement les étrangers comme la plus grande menace pour la classe ouvrière française.

Pour comprendre le conflit actuel existant entre le syndicat communiste et le mouvement pour la démocratie directe, il faut noter qu'un « syndicat » n'est pas une communauté unifiée de travailleurs d'une usine ou d'une région, et qu'il n'exprime pas la volonté de tous les ouvriers. Le « syndicat » est en réalité un groupe particulier de personnes qui « représentent » les ouvriers, qui parlent pour les ouvriers, qui prennent des décisions pour les ouvriers. Cela signifie qu'un mouvement de démocratie révolutionnaire qui cherche de nouvelles formes politiques pour l'expression de la volonté de tous les ouvriers (par exemple à travers une assemblée générale de tous les ouvriers), menace l'existence même du « syndicat » d'aujourd'hui. Le mouvement pour une démocratisation révolutionnaire, lancé par des étudiants, affirme le principe selon lequel l'union des travailleurs, à savoir la collectivité tout entière, est le seul organisme qui puisse parler pour les ouvriers, et prendre des décisions pour eux. Selon cette conception, le syndicat officiel (et le Parti Communiste Français) serait réduit à une organisation de service et à un groupe de pression sans pouvoir de décision. C'est la raison pour laquelle la C.G.T. (et le Parti Communiste dans son ensemble) a systématiquement calomnié et insulté le mouvement étudiant, essayé d'y mettre fin, et c'est aussi la raison pour laquelle les fonctionnaires syndicaux ont tenté d'empêcher toute forme de contact entre les ouvriers et les étudiants. Dans cette lutte avec le mouvement révolutionnaire, le Parti Communiste, qui est considéré par les libéraux américains comme le mal incarné, a combattu pour des buts et employé des techniques qui sont familiers depuis longtemps aux libéraux américains.

Les premiers ouvriers à être influencés par le mouvement étudiant pour l'autonomie et l'autogestion directe ont été des ouvriers qui avaient beaucoup en commun avec les étudiants, à savoir les ouvriers jeunes, ayant fait des études et hautement politisés. Les révolutionnaires des usines ne sont ni les fidèles du vieux parti ni les ouvriers étrangers sans instruction et surexploités, mais plutôt les jeunes ouvriers français relativement privilégiés. Ce sont ces jeunes ouvriers qui participent aux discussions continues sur la démocratie directe et le renversement du capitalisme et de l'étatisme, qui se déroulèrent de manière ininterrompue à l'Université de Paris. Et ce sont ces ouvriers qui sont les premiers à appeler à la grève dans une usine, et qui définissent les objectifs de la grève comme le remplacement du capitalisme et de l'étatisme par un système de démocratie ouvrière directe et socialiste.

Dès que les premières manifestations révolutionnaires commencent dans l'usine, les fonctionnaires syndicaux se conduisent comme les libéraux américains dans une période de crise. Les fonctionnaires syndicaux se placent à la « tête » de ce qu'ils appellent le mouvement de « réforme », et au lieu de parler d'une transformation radicale du système socio-économique, ils parlent de négocier avec les patrons (qui ont été de facto expropriés) pour des augmentations de salaires. Et afin de se constituer en uniques porte-parole légitimes des ouvriers, les fonctionnaires syndicaux recourent à une « politique de consensus » de type libéral qui consiste en une exploitation maximale des conflits d'intérêts parmi les différents niveaux d'ouvriers dans l'usine.

Les fonctionnaires syndicaux effraient les vieux ouvriers français conservateurs avec la menace de la répression incroyablement violente à laquelle aboutira l'«aventurisme anarchiste ». Cette menace a été renforcée par le fait que, durant la croissance et la radicalisation du mouvement, le Parti Communiste a coopéré de plus en plus avec le pouvoir de l’État (qui tient encore en réserve la force de l'armée), et par le fait que le Parti Communiste n'a pas été le plus grand détracteur en France de la répression policière ou même de l'exploitation coloniale. En réalité, les politiques du régime gaulliste ont assez souvent coïncidé avec les politiques du Parti Communiste.

Les fonctionnaires syndicaux essaient d'isoler les jeunes ouvriers révolutionnaires en faisant l'un de leurs rares appels au soutien des ouvriers étrangers. Le matin de l'occupation de l'usine est l'une des rares occasions où un grand effort est fait pour traduire les tracts syndicaux dans toutes les langues des ouvriers étrangers. Et dans ces tracts, et par les haut-parleurs, les porte-parole syndicaux disent aux travailleurs étrangers, d'une manière typiquement libérale, que « nos » demandes sont des salaires plus élevés et des congés plus longs. L'usage de la première personne du pluriel est artificiel, puisque, à l'exception des mots prononcés dans le haut-parleur, il y a très peu de contact entre les fonctionnaires syndicaux et les travailleurs étrangers, et que le système de la personne qui parle à sens unique anéantit à l'évidence la possibilité même d'une discussion bilatérale qui permette aux ouvriers de définir ce que « nos » demandes sont réellement.

Bien que les étudiants et les ouvriers révolutionnaires constituent les forces dynamiques qui sont derrière l'occupation des usines, dès que tous les ouvriers ont été convaincus d'agir à l'intérieur de l'usine et de l'«occuper », les officiels du syndicat ferment les portes de l'usine au nez des étudiants qui sont à l'extérieur, et ils isolent les ouvriers révolutionnaires à l'intérieur. Les fonctionnaires syndicaux isolent les jeunes ouvriers des anciens en dépeignant les jeunes ouvriers comme des aventuristes extrémistes qui seront la cause de l'irruption de la police dans l'usine, et des ouvriers étrangers en insinuant que seul le syndicat lutte pour l'augmentation des salaires des ouvriers étrangers, et que si le syndicat échoue, les ouvriers étrangers pourraient perdre leurs emplois si durement obtenus et être forcés par la police de retourner dans leur pays.

Étant donné que l'originalité et le courage des étudiants sont admirés par la plupart des secteurs de la population française, le Parti Communiste hésite entre le soutien modéré et l'attaque extrême. Et pour empêcher que les formes politiques révolutionnaires et expérimentales, développées par les étudiants, n'envahissent la classe ouvrière, le Parti Communiste coopère avec l'État, collabore avec son « ennemi de classe » (les patrons), et exploite les divergences d'intérêts parmi les ouvriers, divergences qui étaient auparavant exploitées par l'État capitaliste et les patrons.

Ainsi, après que l'usine est occupée par tous ses ouvriers, le syndicat devient le seul porte-parole des ouvriers. En d'autres termes, tandis que les ouvriers dans leur ensemble ont décidé de prendre le contrôle de leurs usines et d'exproprier les patrons, les ouvriers n'ont pas encore développé les formes politiques par lesquelles ils pourraient discuter et exécuter leurs décisions ultérieures. Dans ce vide, c'est le syndicat qui prend les décisions, au lieu des ouvriers, et qui diffuse ses décisions aux ouvriers par les haut-parleurs. Et à l'instant où j'écris, le syndicat communiste a décidé pour les ouvriers que les usines expropriées seraient rendues à leurs propriétaires en échange d'une augmentation des salaires.

F. Perlman

Paris, le 30 mai 1968 : Le Comité d'Action Citroën (I)

Les Comités d'Action qui sont nés dans toute la France à la fin du mois de mai transcendent un siècle d'activité politique de gauche. Puisant leurs militants dans toutes les sectes et tous les partis de gauche, des démocrates sociaux jusqu'aux anarchistes, les Comités d'Action donnent une nouvelle vie aux buts oubliés depuis longtemps par le mouvement socialiste, ils donnent un nouveau contenu à des formes d'action qui ont existé en Europe durant la Révolution française, et ils introduisent dans le mouvement socialiste des formes complètement nouvelles de participation locale et d'activité sociale créative.

Cet article suivra le développement, au cours des dix derniers jours de mai, d'un comité (le Comité d'Action Ouvriers-Étudiants de Citroën) dont la première tâche a été de mettre en relation le « mouvement étudiant » avec les ouvriers des usines automobiles Citroën, dans Paris et ses alentours.

Le mardi 21 mai, un comité de grève représentant les ouvriers des usines Citroën appela à une grève de durée illimitée. Les patrons exigèrent immédiatement que les « pouvoirs de l'État prennent les mesures qui sont indispensables à la garantie de la liberté du travail et du libre accès aux usines pour ceux qui désirent travailler » (Le Monde, 23 mai 1968).

Le jour même où les patrons en appelaient à la police, des étudiants, des jeunes ouvriers et des enseignants, qui avaient combattu la police les jours précédents dans les rues de Paris, formèrent le « Comité d'Action Citroën » au Centre Censier de l'Université de Paris. Le premier objectif du Comité d'Action était de coopérer avec le comité de grève de l'usine pour accomplir l'occupation de l'usine. Le but à long terme du Comité d'Action était d'aider à créer une situation révolutionnaire qui conduirait à la destruction de la société capitaliste et à la création de nouvelles relations sociales.

Le Comité d'Action Citroën est composé de jeunes ouvriers et intellectuels français et étrangers qui, depuis le début du comité, ont été égaux en pouvoir et en voix dans la formulation des projets et des méthodes du comité. Le comité n'a commencé ni par un programme préétabli ni par une structure organisationnelle fixe, et il ne s'en est pas donné par la suite. Le lien qui fait tenir ensemble d'anciens militants d'organisations de la gauche radicale et des jeunes qui n'avaient jamais été engagés auparavant dans une activité politique, c'est une détermination intransigeante à démanteler la société capitaliste dont ils avaient tous combattu les forces de police dans les rues.

Le comité n'a pas un nombre de membres fixe ; tout individu qui prend part à une assemblée ou à une action quotidiennes est un membre participant. Quiconque pense que le nombre de gens qui sont réunis est suffisant pour constituer une assemblée peut la présider ; il n'y a pas de président permanent. L'ordre du jour est établi au début de l'assemblée ; les sujets devant être discutés peuvent être proposés par n'importe quel membre. Le comité est autonome dans ce sens qu'il ne reconnaît pas de légitimité à un organisme « supérieur » ou à une « autorité » extérieure. Les projets du comité ne sont pas des réalisations de plans préconçus, mais ils sont des réponses à des situations sociales. Ainsi, un projet prend fin dès que la situation change, et un nouveau projet est conçu, discuté et mis en œuvre, en réponse à une nouvelle situation.

Le jour où le comité de grève des usines Citroën a appelé les ouvriers à occuper leur usine, le Comité d'Action Citroën a lancé son premier projet : contribuer à l'occupation d'usine en parlant aux ouvriers et en distribuant des tracts qui expliquaient la grève. L'un des tracts était un appel à l'unité ouvriers-étudiants dans la lutte « pour détruire ce système policier qui nous opprime tous... Nous combattrons ensemble, et nous vaincrons ensemble ». (Tract « Camarades », Comité d'Action Ouvriers-Étudiants, Centre universitaire de Censier, 3° étage).

Un autre tract était la première annonce publique de l'internationalisme intransigeant du comité : « Des centaines de milliers de travailleurs étrangers sont importés comme n'importe quelle autre marchandise utile au capitalisme, et le gouvernement va jusqu'à organiser l'immigration clandestine depuis le Portugal, se révélant ainsi comme un patron sans merci ».

Le tract continue : « Tout cela doit finir !... Les ouvriers étrangers contribuent, par leur travail, à la création de la richesse de la société française... C'est par conséquent aux ouvriers et aux étudiants révolutionnaires de veiller à ce que les ouvriers étrangers jouissent de la totalité de leurs droits politiques et syndicaux. C'est la base concrète de l'internationalisme ». (« Travailleurs étrangers », Comité d'Action, Censier).

À 6 heures, le matin de l'occupation, quand les ouvriers de Citroën approchèrent de leur usine, ils furent abordés par de jeunes ouvriers, des étudiants et des enseignants, qui distribuaient des tracts orange ou verts. Ce matin-là, cependant, les jeunes militants du Comité d'Action furent accueillis par deux surprises. Premièrement, ils trouvèrent les fonctionnaires de la C.G.T. (le syndicat communiste) qui appelait à l'occupation de l'usine, et deuxièmement, les fonctionnaires du syndicat les abordèrent et leur dirent de rentrer chez eux.

Les jours précédents, la C.G.T. s'était opposée à la vague de la grève qui s'étendait et à l'occupation des usines. Pourtant, le matin de l'occupation, les ouvriers, qui virent à leur arrivée les fonctionnaires syndicaux lire des discours dans leurs haut-parleurs aux entrées de l'usine, eurent l'impression que c'étaient les fonctionnaires de la C.G.T. qui étaient à l'origine de la grève.

Cependant, le syndicat, à la différence du mouvement étudiant et à la différence des ouvriers qui étaient à l'origine de la grève, n'appelait pas à l'expropriation des patrons capitalistes, ou à la création d'une société nouvelle.

Les fonctionnaires du syndicat communiste demandaient une augmentation des salaires et l'amélioration des conditions de travail, dans le contexte de la société capitaliste. C'est ainsi que les fonctionnaires s'opposèrent vigoureusement à la distribution de tracts du Comité d'Action, en arguant du fait que leur distribution « briserait l'unité des ouvriers » et « créerait de la confusion ».

Les fonctionnaires syndicaux ne passèrent pas trop de temps à discuter avec les militants du Comité d'Action parce que l'occupation de l'usine ne se déroula pas comme ils l'avaient « prévue ».

Soixante pour cent de la main d'œuvre des usines Citroën sont des ouvriers étrangers et la grande majorité d'entre eux ne sont pas à la C.G.T. (ni dans les syndicats moins importants). Quand un petit nombre de membres du syndicat pénétra dans l'usine afin de l'occuper, ils furent empêchés d'entrer dans les ateliers par les gardiens d'usine placés à l'intérieur par les patrons ; la grande majorité des ouvriers étrangers n'accompagna pas les membres du syndicat dans l'usine ; les ouvriers étrangers se tinrent à l'extérieur et regardèrent. Les officiels du syndicat firent un grand effort pour traduire les discours écrits en certaines des langues des ouvriers étrangers. Les ouvriers étrangers écoutèrent les haut-parleurs avec indifférence et parfois avec hostilité.

À ce moment-là, les officiels du syndicat arrêtèrent d'essayer de chasser les agitateurs du Comité d'Action ; en fait, les officiels décidèrent d'utiliser les agitateurs. Parmi les militants, il y avait des jeunes qui parlaient les langues des ouvriers étrangers, et ces jeunes se mêlaient librement aux ouvriers étrangers. D'autre part, les officiels du syndicat, des bureaucrates endurcis, étaient incapables institutionnellement de parler directement aux ouvriers : des années de pratique avaient fait d'eux des experts pour lire des discours dans des haut-parleurs, et leurs haut-parleurs n'avaient pas abouti aux efforts désirés.

C'est ainsi que les fonctionnaires commencèrent à encourager les jeunes agitateurs à se mêler aux ouvriers, à leur expliquer l'occupation de l'usine ; les fonctionnaires donnèrent même des haut-parleurs à certains membres étrangers du Comité d'Action. Le résultat fut que, après deux heures de communication directe entre les ouvriers étrangers et les membres du Comité d'Action, la plupart des ouvriers étrangers étaient à l'intérieur de l'usine et participaient à son occupation.

Fiers de leur contribution à l'occupation de Citroën, les gens du Comité d'Action vinrent à l'usine le matin suivant pour parler avec les ouvriers qui l'occupaient. Une fois encore, ils se sentirent importuns. Un grand drapeau rouge flottait sur le portail de l'usine, mais les jeunes militants trouvèrent le portail fermé pour eux. Aux entrées des usines se tenaient des officiels du syndicat qui expliquèrent qu'ils avaient des ordres stricts (provenant du comité central du syndicat - et du P.C.) de ne pas laisser entrer des étudiants ou d'autres intrus dans l'usine. Les jeunes agitateurs expliquèrent qu'ils avaient joué un rôle crucial dans l'occupation de l'usine, mais les fonctionnaires syndicaux se contentèrent de durcir l'expression de leur visage.

Ce soir-là, le Comité d'Action Citroën eut une assemblée urgente. Les membres du comité étaient furieux. Jusqu'à présent, dirent-ils, ils avaient coopéré avec le syndicat ; ils avaient évité une confrontation ouverte. Leur attitude coopérative n'avait fait ni chaud ni froid aux officiels du syndicat ; les militants du comité s'étaient tout simplement laissé utiliser par les fonctionnaires, et une fois leur rôle épuisé, ils ont été rejetés. Il était temps d'affronter le syndicat ouvertement. Le comité rédigea un nouveau tract, qui appelait les ouvriers à se passer du syndicat et à prendre eux-mêmes le contrôle de l'usine.

Étant donné la présence des gardiens du syndicat aux entrées de l'usine, un nombre relativement faible d'ouvriers lurent le tract. Cependant, parmi ces ouvriers, il y en avait certains qui étaient irrités par la prise de pouvoir du syndicat à l'intérieur de l'usine, et qui commencèrent à assister aux assemblées du Comité d'Action Citroën et à participer aux discussions politiques à la Sorbonne et à Censier.

À ce moment-là, le Comité Citroën, avec d'autres comités à la Sorbonne et à Censier, rédigea un appel à l'action pour les ouvriers à l'intérieur des usines. « La politique des chefs syndicaux est maintenant très claire ; incapables de s'opposer à la grève, ils tentent d'isoler les ouvriers les plus militants dans les entreprises, et ils laissent pourrir la grève jusqu'à ce qu'ils soient capables, plus tard, de forcer les ouvriers à accepter les accords auxquels les syndicats aboutiront avec les patrons », explique le tract. Cependant, continue le tract, « les partis politiques et les syndicats n'ont pas été à l'origine de la grève. Les décisions ont été celles des grévistes eux-mêmes, syndiqués ou non. C'est pourquoi les ouvriers doivent reconquérir la maîtrise de leurs organisations de travail. Que tous les grévistes, syndiqués ou non, s'unissent dans une Assemblée Générale Permanente ! Dans cette assemblée, les ouvriers détermineront librement par eux-mêmes leur action et leurs objectifs ».

Cet appel à la constitution d'Assemblées Générales dans les usines représente un appel à exproprier la classe capitaliste, c'est-à-dire un appel à l'insurrection. Avec la constitution d'une Assemblée Générale comme organe de décision dans l'usine, le pouvoir d'État, le patron aussi bien que le syndicat, cessent d'être légitimes. En d'autres termes, l'Assemblée Générale de tous les ouvriers dans l'usine devient le seul pouvoir de décision légitime, l'État est court-circuité, le capitaliste est exproprié, et le syndicat cesse d'être le porte-parole des ouvriers et il devient simplement un autre groupe de pression dans l'Assemblée Générale.

Incapable de communiquer ces idées aux ouvriers à l'usine, le Comité d'Action Citroën conçut un autre projet. Puisque soixante pour cent des ouvriers de l'usine sont étrangers, et puisque les ouvriers étrangers vivent dans des logements spéciaux qui leur sont fournis par les patrons, le Comité Citroën décida d'atteindre les ouvriers chez eux. Les ouvriers étrangers passaient leurs journées dans leurs lieux d'habitation, puisqu'ils ne pouvaient plus se déplacer jusqu'aux usines (le transport aux usines était également pris en charge par les patrons, et il n'était évidemment pas assuré pendant la grève).

Puisque ce projet était conçu pendant une période où l'essence était rare à Paris, la plupart des participants devait faire de l’auto stop jusqu'aux centres d'habitation. Plusieurs projets connexes furent suggérés par les militants du Comité d'Action aux ouvriers étrangers. Tout d'abord, les ouvriers étrangers furent encouragés à aider les grévistes qui revendiquaient pour le contrôle ouvrier des usines, et non simplement pour des augmentations de salaires. Et ensuite, les ouvriers étrangers furent encouragés à s'organiser en comités d'action afin de faire face à leurs problèmes spécifiques.

Le projet du Comité d'Action lança et stimula différentes sortes d'activités parmi les ouvriers étrangers. Dans certains quartiers où ils vivaient, des cours furent organisés pour les ouvriers étrangers qui ne connaissent pas le français. À Nanterre, par exemple, le comité d'occupation de l'Université de Nanterre accorda une salle au comité d'action des ouvriers yougoslaves nouvellement constitué. Cette salle était censée servir aux réunions politiques et aux cours de français. Dans un autre centre, des ouvriers s'organisèrent pour se protéger collectivement contre les abus de l'agent du propriétaire (c'est-à-dire de celui de Citroën) au centre d'hébergement. Dans certains ghettos autour de Paris, où des ouvriers pauvres manquaient de nourriture pour leur famille, des camions furent trouvés pour transporter de la nourriture de la part de paysans qui la fournirent gratuitement. Des contacts furent établis entre les ouvriers étrangers et les ouvriers révolutionnaires dans les usines. Les ouvriers étrangers furent encouragés à se joindre aux ouvriers français dans l'occupation des usines. À chaque excursion dans leurs lieux d'hébergement, les membres du Comité d'Action Citroën dirent aux ouvriers étrangers de ne pas se laisser utiliser par les patrons comme briseurs de grève.

Dans tous les contacts entre le Comité d'Action Citroën et les ouvriers étrangers, l'internationalisme du comité fut explicité. Quand les membres du comité appelèrent à l'expropriation des propriétaires et à l'établissement du pouvoir ouvrier dans les usines, ils mettaient l'accent sur le fait que le pouvoir sur l'usine serait partagé par tous les ouvriers qui y avaient travaillé, qu'ils soient français ou étrangers. Et lorsque certains ouvriers étrangers dirent qu'ils n'étaient en France que pour une courte période et qu'ils retourneraient bientôt chez eux, les militants du Comité d'Action répondirent que le but de leur mouvement n'était pas simplement de décapiter le capitalisme français, mais de décapiter le capitalisme en tant que tel, et qu'ainsi, pour les militants, le monde entier était chez eux.

F. Perlman

De la Révolte étudiante à la grève générale : Une révolution avortée

L'explosion qui a paralysé la France en mai 1968 fut une révolution avortée et un avertissement clair. Elle représente une révolution avortée pour les étudiants et les ouvriers qui, presque aveuglés par la joie et l'enthousiasme, s'élancèrent vers une nouvelle société. Mais la révolte et la grève sont un avertissement pour toutes les classes dominantes, un avertissement aux capitalistes et aux bureaucrates, aux gouvernements et aux syndicats. Les révolutionnaires qui ont échoué commencent à dresser l'inventaire de ce qui a été accompli et ils essaient de mettre le doigt sur ce qui a été défectueux. Mais les révolutionnaires ne sont pas les seuls à faire l'inventaire. Les forces de répression sont également en train d'assumer la tâche de l'analyse ; elles font, elles aussi, l'inventaire de ce qui a été accompli, ou plutôt des dangers qui leur ont été dévoilés en mai 1968. Et les révolutionnaires ne seront pas les seuls à se préparer pour la prochaine crise ; les classes dominantes se prépareront, elles aussi, et pas seulement en France. Les politiciens, les bureaucrates et les capitalistes, définiront les formes de la révolution de Mai afin d'empêcher qu'elles ne réapparaissent ; ils étudieront la succession des événements afin de prévenir une récidive de Mai 1968. Pour garder de l'avance sur les forces de la réaction, les révolutionnaires de Mai devront fournir plus que des souvenirs ; ils devront voir les modèles généraux derrière la succession particulière des événements ; ils devront analyser le contenu derrière les formes.

La succession d'événements, qui a conduit à une soudaine confrontation entre le capitalisme d'État français et un mouvement révolutionnaire déterminé, a pris les deux côtés par surprise. Aucun des deux côtés n'y était préparé. Mais l'instant d'hésitation ne fut fatal qu'aux révolutionnaires ; la classe dominante profita de cette courte pause pour éteindre le feu. Le fait qu'un seul côté ait tiré avantage de la pause est compréhensible ; les révolutionnaires auraient dû s'élancer vers ce qui était inexploré, ce qui était inconnu, tandis que les « forces de l'ordre » pouvaient se replier vers ce qui leur était parfaitement connu, en fait les formes classiques de répression.

Le mouvement révolutionnaire avança à une vitesse formidable, il atteignit une certaine ligne, et puis, soudain désorienté, dérouté, peut-être effrayé par l'inconnu, il s'arrêta juste assez longtemps pour permettre aux énormes forces de police françaises de faire reculer le mouvement, de le disperser et de l'anéantir. La réflexion débute maintenant des deux côtés. Les révolutionnaires commencent à définir la ligne qui a été atteinte ; ils sont déterminés à la franchir « la prochaine fois ». Ils étaient si près, et pourtant on les a fait reculer si loin ! Il était clair pour beaucoup que des pas dans l'inconnu avaient été faits, que la ligne avait en réalité été franchie, que la mer avait en réalité commencé à passer par-dessus la digue. Ce n'était pas une surprise pour beaucoup que la digue serait renforcée, que des efforts pour lutter contre la marée seraient entrepris. Ce à quoi ils ne s'étaient pas attendus, ce qu'ils acceptaient lentement et douloureusement, c'était que la mer elle-même commencerait à baisser. Ils acceptaient la retraite avec peine parce qu'ils savaient, en regardant les eaux reculer, que, aussi haut que la marée soit montée, aussi près que le flux soit venu, la mer devra rassembler beaucoup plus de force, la marée devra monter beaucoup plus haut, simplement pour atteindre le niveau de la digue encore une fois.

Les classes dominantes ont été averties ; l'on doit supposer qu'elles prendront les précautions nécessaires. L'analyse des fissures particulières de la digue, par lesquelles le flot s'est engouffré, sera entreprise par les deux côtés. Cette analyse sera constituée par la documentation d'un événement particulier, par l'histoire d'une révolution qui a échoué. C'est sur la base de cette documentation que les classes dominantes se prépareront à empêcher le retour du même événement. C'est pourquoi les révolutionnaires ne peuvent pas utiliser cette documentation comme base pour la préparation d'un événement futur : on ne trouvera pas deux fois les mêmes fissures dans la même digue ; elles auront été réparées, et toute la digue aura été rehaussée. Un futur raz de marée trouvera de nouvelles fissures dans la digue, des fissures qui sont aussi invisibles aux insurgés qu'aux défenseurs de l'ancien régime. C'est pourquoi des organisations conspiratrices qui projettent de passer par une fissure particulière de la digue échoueront fatalement : quelque grande que soit l'ingéniosité de leurs « comités centraux », il n'y a aucune raison de supposer que les « dirigeants » ou les « chefs » du groupe conspirateur soient capables de voir une fissure que les dirigeants de l'ordre établi ne peuvent pas voir. En outre, l'ordre établi est bien mieux armé en instruments d'investigation que n'importe quel groupe conspirateur.

Les historiens décriront les fissures à travers lesquelles la mer s'est précipitée en mai 1968. La tâche de la théorie révolutionnaire est d'analyser la mer elle-même ; la tâche de l'action révolutionnaire est de créer un nouveau raz de marée. Si la mer représente toute la population laborieuse, et si le raz de marée représente la détermination à se réapproprier toutes les formes de pouvoir social qui ont été aliénées aux capitalistes et aux bureaucrates, à tous les niveaux de la vie sociale, alors on trouvera de nouvelles fissures, et si la digue est impeccable, elle sera balayée dans sa totalité.

Une leçon au moins a été apprise : ce qui a manqué, ce n'était pas un petit parti qui pourrait diriger une grande masse ; ce qui a manqué, c'était, de la part de la population laborieuse tout entière, la conscience qu'elle pouvait diriger elle-même son activité sociale ainsi que la confiance dans cette idée. Si les ouvriers avaient possédé cette conscience le jour où ils ont occupé leurs usines, ils auraient commencé à exproprier leurs exploiteurs ; en l'absence de cette conscience, aucun parti n'aurait pu ordonner aux ouvriers de prendre le contrôle des usines. Ce qui a manqué, c'était la conscience de classe de la masse de la population laborieuse et non la discipline de parti d'un petit groupe. Et la conscience de classe ne peut être créée par un groupe restreint et secret mais seulement par un mouvement vaste et déclaré qui développe des formes d'activité qui visent ouvertement à subvertir l'ordre social existant en éliminant la mentalité de soumission de toute la population laborieuse.

F. Perlman

Paris, le 24 juin 1968 : Le Comité d'Action Citroën (II) 2 : expérience et perspectives

Les usines Citroën emploient environ 40 000 ouvriers à Paris et dans ses environs. Un total de 1 500 ouvriers est syndiqué. À l'intérieur des usines, les patrons organisent la répression par l'intermédiaire d'agents de la direction, une police privée et un « syndicat libre ». Environ 60 % des ouvriers sont étrangers, et ils sont employés sur les chaînes de montage les plus pénibles.

Le vendredi 17 mai, des arrêts de travail se produisirent dans les ateliers de nombreuses usines. Un tel événement n'avait pas eu lieu depuis des décennies. Ce jour-là, plusieurs ouvriers se rendirent au Centre Censier de l'Université de Paris, et ils décrivirent la répression policière, l'impuissance des syndicats, et l'esprit combatif des ouvriers. Les ouvriers, dirent-ils, étaient prêts à arrêter le travail le lundi suivant à condition qu'il y ait des piquets de grève et que l'information en soit diffusée dans les usines. Les étudiants de Censier préparèrent, ensemble avec les ouvriers de Citroën, un tract qui devait être distribué le jour suivant dans toutes les usines Citroën.

Le jour suivant, le samedi, la C.G.T. (la Confédération Générale du Travail) distribua un tract appelant à la grève le lundi et demandant un salaire minimum de 600 NF (environ 120 US$) par mois. De nombreuses usines dans toute la France étaient déjà en grève. À Citroën la C.G.T. n'avait que très peu d'adhérents ; la C.G.T. n'était-elle pas en train de prendre l'initiative, se demandait-on, afin de s'assurer du contrôle d'un mouvement qui, jusqu'à présent, lui avait échappé totalement ?

La grève du 20 mai et l'occupation

Des comités d'action ouvriers-étudiants fonctionnaient déjà au Centre Censier depuis le 13 mai. Après le premier échange entre les ouvriers de Citroën et les étudiants, un nouveau comité fut constitué. Le Comité d'Action Citroën prépara deux tracts pour le 20 mai, l'un adressé à tous les ouvriers, et l'autre aux ouvriers étrangers des usines Citroën. Le but du comité était d'informer les ouvriers sur le mouvement étudiant qui avait remis en question le système capitaliste et toutes les formes de hiérarchie. Les tracts ne remettaient en question ni le syndicat ni les revendications syndicales. Au contraire, les tracts suggéraient que les revendications syndicales remettent en question le système capitaliste de la même manière que les étudiants l'avaiLnt fait. Les tracts exprimaient une conscience de l'ennemi commun aux ouvriers et aux étudiants, un ennemi qui ne pourrait pas être détruit si les ouvriers ne contrôlaient pas les forces de production. L'occupation des usines était considérée comme le premier pas vers le pouvoir ouvrier.

Le premier tract disait :

Des millions d'ouvriers sont en grève.

Ils occupent leurs ateliers. Ce mouvement massif croissant dépasse les possibilités de réaction du pouvoir établi.

Afin de détruire le système policier qui nous opprime tous, nous devons lutter ensemble.

Des Comités d'Action Ouvriers-Étudiants ont été constitués à ce propos. Ces comités mettent en lumière toutes les revendications et toutes les contestations qui émanent des rangs de toute la classe ouvrière. Le régime capitaliste ne peut satisfaire ces revendications.

Le second tract, imprimé en quatre langues, était adressé aux ouvriers étrangers :

Des centaines de milliers de travailleurs étrangers sont importés comme n'importe quelle autre marchandise utile aux capitalistes, et le gouvernement va jusqu'à organiser l'immigration clandestine depuis le Portugal, se révélant ainsi comme un patron sans merci.

Ces ouvriers sont férocement exploités par les capitalistes. Ils vivent dans des conditions terribles dans les bidonvilles qui entourent Paris. Étant donné qu'ils sont sous-qualifiés, ils sont sous-payés. Étant donné qu'ils ne parlent que leur propre langue, ils demeurent isolés du reste de la population laborieuse et ils ne sont pas compris. Ainsi isolés, ils acceptent le travail le plus inhumain dans les pires ateliers.

TOUT CECI PARCE QU'ILS N'ONT PAS LE CHOIX :

Ils ont quitté leurs pays parce qu'ils y crevaient de faim, parce que leurs pays sont également sous le joug du capital. Victimes dans leur pays, ils sont victimes ici aussi.

Tout cela doit finir.

Parce qu'ils ne sont pas des ENNEMIS DU PROLETARAIT FRANÇAIS : AU CONTRAIRE, ILS SONT SES PLUS SÛRS ALLIÉS. S'ils ne bougent pas encore, c'est parce qu'ils sont conscients de la précarité de leur situation. Puisqu'ils n'ont pas de droits, la moindre action peut entraîner leur expulsion, ce qui signifie un retour à la faim (et à la prison).

Les ouvriers étrangers contribuent, par leur travail, à la création de la richesse de la société française. Ils doivent avoir les mêmes droits que les autres.

C'est par conséquent aux ouvriers et aux étudiants révolutionnaires de veiller à ce que les ouvriers étrangers JOUISSENT DE LA TOTALITÉ DE LEURS DROITS POLITIQUES ET SYNDICAUX.

C'est le début concret de l'internationalisme.

Les ouvriers étrangers, qui font partie intégrante de la classe ouvrière en France, rejoindront massivement, en compagnie de leurs camarades français, la lutte radicale visant à détruire le capitalisme et à créer une SOCIÉTÉ SANS CLASSES qui n'a JAMAIS encore été vue.

Le 20 mai, les étudiants et les ouvriers du Comité Citroën distribuèrent ces tracts et ils parlèrent aux ouvriers à toutes les entrées des usines Citroën. Les premiers contacts avec les délégués de la C.G.T. furent négatifs. Les délégués tentèrent d'empêcher la distribution des tracts. Le prétexte en était que la variété des tracts détruirait l'unité des ouvriers et créerait de la confusion. « II vaudrait mieux », dirent les délégués, « que les éléments extérieurs à l'usine s'en aillent : ils offrent un prétexte de provocation à la direction ».

Cependant, un nombre important de fonctionnaires du Parti Communiste et de la C.G.T., qui étaient venus prêter main forte à la C.G.T., étaient extérieurs à l'usine, c'est-à-dire qu'ils ne travaillaient dans aucune des usines Citroën. Les officiels de la C.G.T. distribuèrent des tracts qui réclamaient, entre autres, un salaire minimum de 1 000 NF (200 $), c'est-à-dire près de deux fois plus que ce qu'ils avaient demandé deux jours auparavant.

Dans la rue, les délégués syndicaux communiquaient avec les ouvriers par haut-parleurs. Les étudiants du Comité Citroën, d'autre part, se mêlaient librement aux ouvriers français et étrangers. Comme les ouvriers étrangers n'obéissaient pas aux appels de la C.G.T. à occuper l'usine, les officiels du syndicat décidèrent d'utiliser les étudiants. Au lieu d'essayer de chasser les jeunes « agitateurs », les officiels encouragèrent les militants du Comité d'Action à continuer à établir un contact personnel avec les ouvriers étrangers. Le résultat de deux heures de communication directe fut que la majorité des ouvriers étrangers était à l'intérieur de l'usine, participant activement à son occupation.

Les portes sont fermées par la C.G.T.

Le 21 mai, le deuxième jour de l'occupation, les militants du Comité d'Action trouvèrent toutes les portes de l'usine fermées, et les délégués syndicaux défendant les entrées contre les « provocateurs ».[3] Ainsi, les jeunes militants furent coupés des contacts qu'ils avaient eus avant l'occupation. De jeunes ouvriers, à l'intérieur de l'usine, protestèrent vigoureusement contre les menaces qui étaient lancées avec violence à l'encontre des « éléments extérieurs à l'usine ». La C.G.T. était devenue le nouveau patron. Le syndicat fit tout ce qu'il put pour empêcher les ouvriers de prendre conscience du fait que l'occupation de l'usine était le premier pas vers l'expropriation des patrons. Pour lutter contre cette nouvelle force inattendue, le Comité d'Action s'adressa aux ouvriers dans un nouveau tract :

Ouvriers :

Vous avez occupé vos usines. Vous n'êtes plus contrôlés par l'État ou par vos ex-patrons.

Ne permettez pas à de nouveaux maîtres de vous contrôler.

Vous avez, collectivement et individuellement, le droit de parler.

NE LAISSEZ PAS LES HAUT-PARLEURS PARLER POUR VOUS.

Si ceux qui sont derrière les haut-parleurs proposent une motion, tous les autres ouvriers, français et étrangers, doivent avoir le même droit de proposer d'autres motions.

Vous, LES OUVRIERS, vous avez le pouvoir. Vous avez le pouvoir de décider quoi produire, combien et pour qui.

Vous, LES OUVRIERS, vous contrôlez vos usines. Ne laissez personne vous enlever ce contrôle.

Si certains limitent vos contacts avec l'extérieur, si certains ne tolèrent pas que vous vous informiez sur la profonde démocratisation qui est en train de se produire en France, c'est qu'ils ne cherchent pas à vous représenter mais à vous contrôler.

Les usines occupées doivent être ouvertes à tous les camarades, aussi bien ouvriers qu'étudiants, afin de leur permettre de prendre des décisions tous ensemble.

Les ouvriers et les étudiants ont les mêmes objectifs. En dépit du gouvernement, les universités sont déjà ouvertes à tous.

Si les haut-parleurs décident à votre place, si les haut-parleurs diffusent les décisions que « nous » avons prises, alors c'est que les hommes qui sont derrière les haut-parleurs ne travaillent pas avec vous ; ils vous manipulent.

Un second tract, préparé par plusieurs comités, fut également distribué. Ce tract appelait à la constitution d'assemblées générales de tous les ouvriers, qui court-circuiteraient le syndicat et empêcheraient n'importe quel petit groupe de parler au nom des ouvriers et de négocier au nom de la classe ouvrière :

...Les officiels politiques et syndicaux n'ont pas été les initiateurs de la grève. Les décisions ont été prises, et elles doivent continuer à être prises, par les grévistes eux-mêmes, qu'ils soient syndiqués ou non...

Afin de circonvenir la C.G.T. et de continuer son travail de liaison et d'information, le Comité Citroën lança trois nouveaux projets : les actions avec les ouvriers étrangers dans les bidonvilles et les foyers ; les contacts avec les grévistes aux entrées des usines ; la liaison entre les ouvriers politisés des différentes usines Citroën.

Les contacts à l'usine

Aux usines de Balard et de Nanterre, des réunions quotidiennes avaient lieu entre les ouvriers et le Comité d'Action. Le sujet de ces réunions était une discussion politique fondamentale sur la nature du mouvement étudiant et de sa relation avec la grève. Les ouvriers de l'usine devenaient progressivement conscients que la grève s'était transformée de plus en plus en une grève syndicale traditionnelle. Ils déploraient la démobilisation et la dépolitisation des piquets de grève, qui s'étaient accompagnées d'une désertion massive. À l'usine de Balard, la nuit, par exemple, un petit nombre de jeunes défendaient l'usine. Toutes les tentatives des jeunes ouvriers pour organiser cette défense furent sabotées par la bureaucratie syndicale, soit sous la forme d'une opposition directe, soit sous la forme d'un oubli apparent des problèmes.

Les jeunes ouvriers non syndiqués essayèrent de briser leur isolement. Ils contactèrent des militants de la C.F.D.T. (Confédération Française Démocratique du Travail) qui semblaient approuver les contacts étudiants-ouvriers, mais les intentions de la C.F.D.T. étaient plus politiques que révolutionnaires ; ce syndicat minoritaire tentait de recruter de nouveaux membres, et la popularité du mouvement étudiant parmi les ouvriers était tel qu'il était opportun pour ce syndicat minoritaire de s'associer avec le mouvement étudiant. En second lieu, les jeunes ouvriers cherchaient des contacts avec des militants qui voulaient travailler dans le syndicat en organisant la base contre les officiels. Troisièmement, les jeunes ouvriers contactèrent le Comité d'Action Citroën à Censier, et après la dernière semaine de mai, ils travaillèrent de plus en plus avec le Comité d'Action. À la fin de mai, les jeunes ouvriers ne se sentaient ni sûrs d'eux-mêmes ni soutenus par leurs camarades dans l'usine. Les forces de police avaient pris des dispositions répressives contre les grévistes dans d'autres secteurs, et les jeunes ouvriers se sentaient isolés et ils cherchaient un soutien extérieur.

Afin de répondre à ce besoin d'organisation à la base, le Comité Citroën proposa une série d'actions. Des paysans envoyèrent de la nourriture de la campagne à la Sorbonne et à Censier ; des contacts avaient été établis entre les paysans, les comités d'action et les ouvriers. Le Comité Citroën informa les ouvriers sur les possibilités d'obtenir de la nourriture et de contacter les paysans directement. Le problème était de trouver des moyens de transport, c'est-à-dire au moins un camion Citroën qui transporterait des ouvriers et des étudiants à la campagne. Cette suggestion fut accueillie favorablement par les ouvriers, et son potentiel d'organisation fut profondément compris. Mais les ouvriers ne voulaient pas prendre sur eux la responsabilité d'utiliser un camion qui appartenait aux patrons, et c'est pourquoi ils cherchèrent l'appui du syndicat. Les représentants syndicaux renvoyèrent les ouvriers au comité central du syndicat à Balard. Le comité central était disposé à contacter les paysans, mais seulement à la condition que toute l'action soit centralisée, qu'elle soit complètement dirigée par le comité central du syndicat ; ces conditions auraient saboté toutes les tentatives d'organisation à la base.

La deuxième forme d'action proposée par le Comité Citroën fut d'établir des contacts entre les ouvriers d'entreprises différentes. Mais ces contacts ne pouvaient avoir lieu à l'intérieur de l'usine puisque l'usine était devenue un bastion inexpugnable, gardé par la bureaucratie syndicale qui s'opposait à tout contact à la base parmi les ouvriers. C'est pourquoi le problème était de lutter pour la libre expression et pour la possibilité d'échanges entre les ouvriers.

La troisième forme d'action proposée par le Comité d'Action fut de contacter les ouvriers étrangers dans leurs foyers. Il y avait deux aspects dans ces contacts ; ils étaient un moyen de radicaliser la lutte en faisant participer les camarades étrangers aux piquets de grève, et les contacts étaient un moyen pour mettre fin à la lutte épuisante que les grévistes menaient contre les briseurs de grève, qui étaient en général des ouvriers étrangers manipulés par la direction de l'usine ; les ouvriers étrangers étaient manipulables car ils étaient généralement non politisés, non informés ; en plusieurs occasions, la direction les avait appelés à voter pour la reprise du travail.

Les foyers des travailleurs étrangers

Les foyers pour travailleurs étrangers donnent la possibilité aux patrons d'exploiter les ouvriers deux fois, à savoir pendant le jour, et à nouveau la nuit. Les logements sont gérés par des agents de Citroën qui ne laissent entrer personne, même les membres de la famille des ouvriers. Par exemple, au foyer de Villiers-le-Bel, à 50 kilomètres de Paris, les ouvriers vivent dans 48 appartements avec 14 personnes dans chaque appartement de deux ou trois pièces. L'affectation des ouvriers aux appartements est faite arbitrairement. C'est ainsi que des Yougoslaves sont logés avec des ouvriers espagnols et portugais. Les ouvriers sont rarement capables de communiquer entre eux. Ils travaillent dans des équipes différentes et dans des ateliers différents. Les ouvriers payent 150 NF (30 $) par mois. L'usine se fait, à partir de ce seul foyer, 50 000 NF ( 10 000 $) par mois.

Les membres du Comité Citroën qui parlaient les langues des ouvriers établirent des contacts dans les foyers afin d'informer les ouvriers étrangers sur les comités d'action, et pour créer des relations entre les grévistes et les ouvriers étrangers. Le but du comité 'était de donner la possibilité aux ouvriers de s'organiser en comités d'action afin qu'ils gèrent eux-mêmes leurs problèmes particuliers : transport jusqu'à l'usine, nourriture, la lutte contre les conditions répressives dans l'usine, et les contacts avec les camarades français. Des cours de français furent organisés dans plusieurs centres après que les ouvriers se furent organisés en comités et eurent trouvé des salles de classe dans les proches universités occupées par les étudiants ou dans des centres culturels locaux. Dans les zones de bidonvilles et de ghettos, la nourriture fournie par les paysans et distribuée par les comités d'action fût apportée aux ouvriers pauvres et à leur famille. En toute occasion, les ouvriers étrangers étaient informés des différentes formes mises en œuvre par les employeurs pour briser la grève, en utilisant les ouvriers étrangers comme des briseurs de grève. De nombreux ouvriers étrangers furent mis en contact avec des grévistes, et ils prirent une part active dans l'occupation de l'usine.

L'objectif de toutes ces actions était de rendre possible, et d'encourager, l'organisation à la base parmi les travailleurs.

Un petit nombre d'ouvriers, isolés dans l'usine, posa le problème de la défense de l'usine contre toutes les formes d'agression. Le syndicat avait donné l'ordre d'abandonner l'usine « dans la dignité » au cas où elle serait attaquée ; cet ordre était expliqué en termes de « rapport de forces ». Le Comité d'Action Citroën plaça de nombreux « piquets » à l'extérieur de l'usine, et, dans une occasion, les « piquets » défendirent l'usine contre une attaque de briseurs de grève et de durs engagés par les patrons pour chasser les grévistes qui occupaient l'usine.

Les comités de base

Un nombre croissant d'ouvriers vint au Centre Censier pour chercher des contacts avec les comités d'action ; ces ouvriers transformèrent le caractère du Comité Citroën et ils ouvrirent des perspectives pour l'organisation et l'action des ouvriers par eux-mêmes à l'intérieur de l'usine. Des réunions entre le Comité Citroën et le Comité Inter-Entreprises ainsi qu'avec les ouvriers de l'entreprise chimique Rhône-Poulenc ouvrirent d'autres perspectives.

Les ouvriers de Rhône-Poulenc familiarisèrent les ouvriers des autres entreprises avec l'organisation en comités de base qui avait eu lieu avec beaucoup de succès dans leur usine. L'écho fut immédiat. Les ouvriers de Citroën reconnurent que ces organisations de base, où le pouvoir décisionnel sur la direction de la grève restait entre les mains des ouvriers eux-mêmes, était la solution aux problèmes qu'ils avaient affrontés au cours de la grève. Toutefois, la période dans laquelle les ouvriers de Citroën devinrent familiers avec les comités de base de Rhône-Poulenc, ne permit plus le lancement d'un tel projet organisationnel à l'intérieur de Citroën, étant donné qu'elle était l'une des dernières usines encore en grève, et que la grève était devenue une grève syndicale traditionnelle.

Les ouvriers de Rhône-Poulenc, qui demandaient aux camarades des autres usines de suivre leur exemple, firent également remarquer qu'un pouvoir réel des ouvriers ne pouvait se réaliser qu'à la condition que l'organisation de base s'étende aux autres parties du monde capitaliste. Et pendant le temps où les ouvriers de Citroën étaient en train d'apprendre grâce aux expériences des travailleurs de la chimie, certains membres du Comité Citroën allèrent à Turin établir des contacts avec la Ligue Ouvriers-Étudiants qui s'était rassemblée autour de FIAT, la plus grande entreprise d'Europe. À Turin, des informations furent échangées sur les luttes des ouvriers en Italie, sur la similarité des obstacles dressés par les syndicats dans les deux pays, et sur l'importance des comités d'action. L'organisation des comités de base et le problème du contrôle ouvrier ouvrirent des perspectives pour les camarades de Turin. Comme base pour des contacts ultérieurs, les deux groupes établirent un échange régulier d'informations (tracts, journaux et lettres), des échanges de listes de demandes, et des contacts directs entre des ouvriers et des étudiants. Des camarades italiens arrivèrent à Paris depuis Milan afin d'établir des contacts similaires avec le Comité Citroën, et certains membres du Comité Citroën lui-même retournèrent dans d'autres pays (tels que l'Angleterre et les États-Unis) afin de généraliser les contacts internationaux.

La grève pour des revendications matérielles

Le samedi 22 juin, après que la C.G.T. a abouti à un accord avec la direction de Citroën, des ouvriers du Comité Citroën, qui s'opposaient à la reprise du travail, cherchèrent le contact avec d'autres forces organisées afin de préparer une action pour le lundi suivant. Les ouvriers rédigèrent un tract qui expliquait que, même selon les critères des revendications matérielles du syndicat, les ouvriers n'avaient rien gagné :

...Alors que le syndicat C.G.T. se considère comme satisfait de son accord avec les patrons, une grande majorité des ouvriers, conscients que les miettes qu'ils ont reçues ne correspondent pas à leurs cinq semaines de lutte, ni à la grève qui débuta comme une grève générale, sont prêts à continuer le combat...

Le lundi matin, trois tracts différents s'opposant à la reprise du travail furent distribués. Les officiels de la C.G.T. ne furent pas à même de trouver des ouvriers disposés à distribuer leurs tracts. Les forces du syndicat étaient passées à l'opposition ; les délégués et les officiels syndicaux furent hués au cours de la réunion qui précédait le vote. Des ouvriers durent agir physiquement pour que les ouvriers opposés à la reprise du travail puissent prendre la parole. Pendant la réunion, un représentant syndical qui ne pouvait pas parler à cause des huées demanda à être entendu au nom de la démocratie, et il dénonça ensuite les ouvriers qui le huaient comme « ceux qui veulent agiter le drapeau rouge de la classe ouvrière plus haut que la C.G.T. »

Perspectives

Le mécontentement relatif aux revendications matérielles, et la désillusion par rapport au syndicat, amenèrent les ouvriers à analyser en profondeur un problème qui avait été effleuré auparavant par le Comité Citroën, à savoir le problème de savoir si l'action militante devait prendre place dans le syndicat ou hors de lui. Un grand nombre de travailleurs inorganisés essayaient de concentrer leurs forces en forgeant de nouvelles formes d'organisation. Une fois le problème du syndicat résolu, le Comité Citroën serait capable de développer et d'élargir les perspectives pour l'action qui pouvait être tirée de son expérience

Pour les ouvriers de Citroën, le Comité d'Action Citroën est un organe de liaison et d'information. Dans le contexte du comité, les ouvriers sont capables de coordonner leurs efforts pour organiser des comités de base dans les ateliers des usines. Lors des réunions hebdomadaires avec un autre comité d'action, le Comité Inter-Entreprises, les ouvriers de Citroën apprennent que des efforts d'organisation similaires ont lieu dans d'autres entreprises et grâce à leurs contacts à l'étranger, ils sont informés sur les efforts des travailleurs de l'automobile dans d'autres pays. Les ouvriers sont conscients que l'importance révolutionnaire des comités de base ne peut trouver son expression que dans une autre période de crise. Les comités de base sont considérés comme un point de départ pour l'occupation massive des usines, accompagnée par la conscience de la part des ouvriers qu'ils sont le seul pouvoir légitime dans les usines (à savoir qu'aucun groupe particulier ne peut parler ou négocier pour la masse des ouvriers). L'occupation massive, accompagnée par la conscience des ouvriers de leur pouvoir en tant que classe, est la condition pour que les ouvriers commencent à s'approprier, c'est-à-dire à utiliser, les instruments de production comme un signe manifeste de leur pouvoir. L'acte d'appropriation manifeste des moyens de production par les ouvriers devra être accompagné par une défense armée organisée des usines, car la classe capitaliste essayera de reprendre les usines avec sa police et avec ce qui reste de son armée. A ce stade, pour abolir le système capitaliste et pour éviter d'être écrasés par les armées étrangères, les ouvriers devront étendre leur lutte aux principaux centres du système capitaliste mondial. C'est seulement à ce stade que le contrôle ouvrier complet sur les conditions matérielles de vie sera une réalité, et c'est à ce stade que l'édification d'une société sans marchandises, sans échanges et sans classes, pourra commencer.

Par des membres du Comité d'Action Citroën

(Roger Grégoire & Fredy Perlman)

Censier libérée : Une base révolutionnaire

Le mouvement révolutionnaire qui montra la tête en France en mai et juin 1968 a été calomnié et incompris par la presse capitaliste, par la presse du Parti Communiste, et par les différentes presses des groupuscules « révolutionnaires ».

Selon la presse capitaliste libérale, la révolte étudiante et la grève générale peuvent être comprises en termes de « caractéristiques particulières » de la France gaulliste. Selon la presse du Parti Communiste, les occupations universitaires et la grève générale représentent un mouvement de réforme, avec des étudiants luttant pour une « université moderne » et des ouvriers pour la satisfaction de revendications matérielles, les deux groupes étant perturbés par une « poignée de fous et d'aventuriers ». Selon certains groupuscules « révolutionnaires », le mouvement en France est soit un exemple de l'efficacité des « avant-gardes révolutionnaires » et des « chefs », soit c'est un exemple du manque d'avant-gardes et de chefs. Il existe aussi une version éclectique : l'«essor » du mouvement illustre l'efficacité des avant-gardes révolutionnaires, et son « déclin » illustre ce qui arrive à un mouvement qui n'a pas d'avant-garde.[4]

Ces « explications » n'expliquent pas pourquoi quelque chose s'est produit en France en mai 1968. Les révoltes étudiantes et les occupations d'usines ne figurent pas parmi les « caractéristiques » de la société française, et des conditions « particulières » pour un tel comportement n'ont pas fait leur apparition en France précisément en mai 1968. Le comportement « normal » des étudiants et des ouvriers dans la société capitaliste, c'est-à-dire le désir des étudiants de davantage de privilèges et celui des ouvriers de davantage de marchandises, n'explique pas pourquoi les étudiants et les ouvriers ont cessé d'agir « normalement » et se sont mis à lutter pour détruire ce système de privilèges.

L'explosion de mai-juin 1968 représente une rupture soudaine avec les régularités de la société française, et elle ne peut pas être expliquée selon les termes de ces régularités. Les conditions sociales, la conscience des étudiants et des ouvriers, les stratégies des sectes « révolutionnaires », ont toutes existé avant le mois de mai 1968 et elles n'ont pas suscité une révolte étudiante, une grève générale, ou un mouvement de masse déterminé à détruire le capitalisme. C'est quelque chose de nouveau qui est apparu en mai, un élément qui n'était pas habituel mais exceptionnel, un élément qui a transformé la conscience « normale » des étudiants et des ouvriers, un élément qui a représenté une rupture radicale avec ce qui était connu avant Mai 1968.

Cet élément nouveau, l'étincelle qui a déclenché l'explosion, c'était une « poignée de fous » qui ne se considéraient ni comme un parti révolutionnaire ni comme une avant-garde. L'histoire du mouvement étudiant, qui débuta à Nanterre avec une manifestation pour qu'il soit mis fin à la guerre au Vietnam, a été racontée ailleurs.[5] Les actions du mouvement étudiant étaient des « actions exemplaires » ; elles déclenchaient un processus d'escalade continue, chaque étape entraînant un secteur plus vaste de la population.

L'une de ces étapes dans le processus d'escalade a été l'occupation de Censier, une annexe de la Faculté des Lettres (Sorbonne) de l'Université de Paris. On n'a pas fait de publicité sur l'activité qui se développa à Censier au cours des dernières semaines de mai, comme cela a été fait sur les actions ou les personnalités du mouvement étudiant de Nanterre, mais cette activité est équivalente à celle du Mouvement du 22 Mars et elle la complète. Cet essai tentera de décrire les étapes de ce processus d'escalade, telles qu'elles furent ressenties et interprétées par les occupants de Censier.

Ce qui s'est produit à Censier ne peut pas être expliqué en termes de vie quotidienne française. Les occupants de Censier cessent tout d'un coup d'être inconscients, des objets passifs modelés par des combinaisons particulières de forces sociales ; ils deviennent conscients, des sujets actifs qui commencent à façonner leur propre activité sociale.

Les occupants de Censier visent la destruction des relations sociales capitalistes, mais ils ne se définissent pas comme le sujet historique qui renversera le capitalisme. Leurs actions, comme celles du Mouvement du 22 Mars, sont des actions exemplaires. Leur tâche est de communiquer l'exemple à un sujet plus nombreux : les ouvriers. Pour faire en sorte que l'exemple déborde de l'université sur la population laborieuse, les occupants de Censier créent une nouvelle forme sociale : les comités d'action ouvriers-étudiants.

Chaque action est conçue pour aller au-delà d'elle-même. Le but des occupants de Censier n'est pas de créer une communauté autonome dans ce bâtiment, mais de déclencher l'occupation des usines. L'occupation de Censier est une rupture avec la continuité ; le but des occupants est de créer d'autres ruptures.

Les occupants ne procèdent pas sur la base de ce qui est « normal », mais sur la base de ce qui est possible. Des ruptures radicales avec la vie quotidienne ne sont pas normales, mais elles sont possibles. Un mouvement qui a pour slogan : « tout est possible », procède sur la base du potentiel, et non de l'habituel.

La tâche de ces révolutionnaires n'est pas de définir les conditions qui font que la révolution est impossible, mais de créer les conditions qui rendent la révolution possible. Cette orientation est probablement la rupture la plus radicale du 22 Mars et de Censier d'avec la gauche occidentale traditionnelle, laquelle commence par indiquer les « conditions objectives » (par exemple, l'apathie, l'intérêt personnel et la dépendance des ouvriers) qui font que la révolution est impossible. Le mouvement français commence par repousser les « limites objectives », une orientation qu'il partage avec une poignée de révolutionnaires cubains et de révolutionnaires vietnamiens qui ont commencé à se battre à un moment où toute analyse des « conditions objectives » aurait conduit à la prédiction d'une défaite certaine. Les révolutionnaires français se sont libérés de la psychologie de la défaite, de la conception du perdant, et ils se sont mis à lutter. Leur lutte, comme celle des Cubains et des Vietnamiens, fut exemplaire : l'exemple déborda vers des secteurs de la population qui étaient beaucoup plus forts et plus nombreux que les révolutionnaires initiaux.

Dans l'esprit du 22 mars et de Censier, cet essai ne se préoccupera pas des « conditions objectives » de la société française, mais des actions exemplaires qui font exploser ces conditions ; il ne traitera pas de l'apathie, de l'intérêt personnel et de la dépendance, qui font que l'auto-organisation des ouvriers et des étudiants est impossible, mais du rôle de Censier dans la création de la rupture radicale qui a rendu leur auto-organisation possible ; il ne s'occupera pas des conditions qui empêchent la communication et la coopération chez les ouvriers et les étudiants, mais du rôle de Censier dans le fait que cette communication et cette coopération sont devenues possibles. Cet essai ne tentera pas d'expliquer pourquoi le mouvement de Censier n'est pas allé plus loin, mais pourquoi il est allé aussi loin qu'il l'a fait.

Le caractère exemplaire de l'occupation de l'université

Pour comprendre pourquoi des étudiants d'université sont « enragés » dans une société industriellement développée, il est essentiel de saisir que ces étudiants ne sont pas enragés à cause des cours, des professeurs, des contrôles, mais à cause du fait que cette « éducation » les prépare à un certain type d'activité sociale : c'est cette activité qu'ils rejettent. « Nous refusons d'êtres des érudits coupés de la réalité sociale. Nous refusons d'être utilisés au profit des dirigeants d'entreprise. Nous voulons supprimer la séparation entre le travail d'exécution et le travail de conception et d'organisation ».[6] En rejetant les rôles pour lesquels l'éducation les forme, les étudiants rejettent la société dans laquelle ces rôles doivent être exécutés. « Nous rejetons cette société de répression » dans laquelle « explicitement ou implicitement, l'université n'est universelle que pour l'organisation de la répression ».[7] Dans cette perspective, un enseignant est un défenseur de l'ordre existant, et un instructeur de serviteurs pour le système capitaliste ; un ingénieur ou un technicien est un serviteur qui est surentraîné pour exécuter des tâches hautement spécialisées pour son maître ; un dirigeant est un agent d'exploitation dont la position institutionnelle lui donne le pouvoir de penser et décider pour d'autres. « Dans le système actuel, certains travaillent et d'autres étudient. Et nous avons une division du travail social, et même une division intelligente. Mais nous pouvons imaginer un système différent... ».[8] Cette division et cette subdivision du travail social, peut-être nécessaires à un stade antérieur de développement économique, ne sont plus acceptées. Et si la spécialisation croissante est associée à la naissance et au « progrès » de la société capitaliste (ainsi que c'est soutenu, par exemple, par Adam Smith), alors le refus de la spécialisation par les futurs spécialistes marque la mort de la société capitaliste.

Les étudiants ont découvert que la division des tâches sociales entre des groupes spécialisés est à l'origine de l'aliénation et de l'exploitation. L'aliénation du pouvoir politique par tous les membres de la société, et l'appropriation de ce pouvoir politique de la société (grâce à l'élection, l'héritage ou la conquête) par une classe dominante spécialisée, sont la base de la division de la société entre dirigeants et dirigés. L'aliénation (la vente) de leur travail productif par les producteurs, et l'appropriation (l'achat) de ce travail et de ses produits par les propriétaires des moyens de production (les capitalistes), sont la base de la division de la société entre patrons et ouvriers, directeurs et employés, exploiteurs et exploités. L'aliénation de l'activité réflexive par la plupart des membres de la société et son appropriation par un corps spécialisé de « travailleurs intellectuels » est la base de la division de la société entre ceux qui pensent et ceux qui font, entre les étudiants et les ouvriers.

L'aliénation de l'activité créative par la plupart des gens, et son appropriation par les « artistes », divise la société entre acteurs et public, entre créateurs et spectateurs. Les « professions » et les « disciplines » spécialisées fonctionnent sur le même modèle : une tâche économique spécifique, ou une activité sociale spéciale, est déléguée à un individu particulier qui ne fait rien d'autre, et le reste de la communauté est exclu du processus de conception, de décision ou de participation, relatif à l'exécution d'une tâche qui concerne la communauté tout entière.

En refusant d'être transformé en facteur ou en fonction dans un système organisé bureaucratiquement (même si c'est un système organisé intelligemment), l'étudiant ne conteste pas la nécessité sociale des tâches et des fonctions. Il affirme sa volonté de prendre part à toutes les activités qui le concernent, et il dénie le droit à quiconque de le commander, de décider pour lui, de penser pour lui, ou d'agir pour lui. En luttant pour détruire les institutions qui font obstacle à sa participation à la création consciente de son environnement socio-économique, l'étudiant se présente comme un exemple pour tous les hommes que l'on commande, et pour lesquels on décide, on pense, et on agit. Sa lutte exemplaire est symbolisée par un drapeau noir dans une main et par un drapeau rouge dans l'autre ; elle se communique par un appel à tous les aliénés et les exploités de détruire le système de domination, de répression, d'aliénation et d'exploitation.

« Le samedi 11 mai, à 6 heures du soir, des militants des Comités d'Action du 3 Mai occupent l'annexe de la Faculté des Lettres, le Centre Censier. Toute cette nuit-là et dans les jours suivants, l'atmosphère est analogue à celle de la "nuit des barricades", non pas en termes de violence, mais en termes d'auto-organisation, d'initiative, de discussion ».[9] L'université cesse d'être un lieu pour la « transmission d'un héritage culturel », un lieu pour former des dirigeants, des experts et des formateurs, un lieu pour laver le cerveau aux laveurs de cerveau.

L'université capitaliste tire à sa fin. L'ex-université, ou plutôt le bâtiment, devient un lieu d'expression collective. La première étape de cette transformation est l'occupation physique du bâtiment. La deuxième étape, c'est la discussion, l'expression d'idées, l'information, les projets, l'auto-expression créative des occupants. « Dans les grands amphithéâtres, la discussion est continue. Y participent des étudiants, mais aussi des professeurs, des assistants, des gens du voisinage, des lycéens, de jeunes ouvriers ».[10] L'expression est contagieuse. Des gens qui n'ont jamais exprimé d'idées auparavant, qui n'ont jamais parlé devant des professeurs et des étudiants, prennent confiance dans leurs capacités. C'est l'exemple des autres en train de parler, d'analyser, d'exprimer des idées, de suggérer des projets, qui donne aux gens confiance dans leurs propres capacités. « Le service de la nourriture », par exemple, « est représenté aux réunions par un jeune camarade : il a treize, peut-être quatorze ans. Il organise, discute, prend part aux amphis. Il était derrière les barricades. Son action et son comportement sont la seule réponse à ceux qui disent n'importe quo2i en affirmant que les lycéens sont des gamins irresponsables ».[11]

Ce qui débute à ce moment-là, c'est un processus d'apprentissage collectif ; l'«université » devient, peut-être pour la première fois, un lieu d'apprentissage. Les gens n'apprennent pas seulement les informations, les idées, les projets des autres ; ils apprennent aussi, à partir de l'exemple des autres, qu'ils ont des informations précises à apporter, qu'ils sont capables d'exprimer des idées, qu'ils peuvent mettre en œuvre des projets. Ils ne sont plus des spécialistes ou des experts ; la division entre ceux qui pensent et ceux qui font, entre étudiants et travailleurs, s'effondre. À ce stade-là, tous sont des étudiants. Quand un expert, un professeur de droit, dit aux occupants que l'occupation de l'université est illégale, un étudiant lui répond qu'il n'est plus légal pour un expert de définir ce qui est illégal, que les jours où un expert légal définit ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire sont terminés. Le professeur peut soit rester et se joindre au processus d'apprentissage collectif, soit il peut partir et se joindre à la police pour réimposer sa légalité.

A l'intérieur de l'université occupée, l'expression devient action ; la conscience de votre capacité à penser, à mettre en œuvre, à décider, est effectivement la conscience de votre capacité à agir. Les occupants de l'université deviennent conscients de leur pouvoir collectif : « Nous avons décidé de devenir les maîtres »[12]. Les occupants ne suivent plus d'ordres, ils n'obéissent plus, ils ne servent plus. Ils s'expriment dans une assemblée générale, et les décisions de l'assemblée sont l'expression de la volonté de tous ses membres. Les autres décisions ne sont pas valables ; aucune autre autorité n'est reconnue. « Les étudiants et les travailleurs qui ont combattu sur les barricades ne permettront à quelque force que ce soit de les empêcher de s'exprimer et d'agir contre l'université capitaliste, contre la société dominée par la bourgeoisie ».[13] Cette conscience de la capacité à s'exprimer, cette conscience du pouvoir collectif, est elle-même un acte de désaliénation : « Vous ne pouvez plus dormir tranquillement une fois que vous avez tout à coup ouvert les yeux ».[14] Les gens ne sont plus les jouets de forces extérieures ; ils ne sont plus des objets ; ils sont tout à coup devenus des sujets conscients. Et une fois que leurs yeux sont ouverts, les gens ne sont pas disposés à les fermer à nouveau : leur passivité et leur dépendance sont réduites à néant, annihilées, et rien, sauf une force qui briserait leur volonté, ne peut leur réimposer la passivité et la dépendance.

L'assemblée générale ne doit pas seulement rejeter les maîtres antérieurs, l'autorité antérieure ; elle refuse aussi de créer de nouveaux maîtres, une nouvelle autorité. Les occupants, conscients de leur pouvoir, refusent d'aliéner ce pouvoir à quelque force que ce soit, qu'elle soit imposée de l'extérieur ou créée par l'assemblée générale elle-même. Aucune force extérieure, ni l'administration de l'université ni l'État, ne peut prendre de décisions pour les occupants de l'université, et aucune force créée de l'intérieur ne peut parler, décider, négocier, ou agir pour l'assemblée générale. Il n'y a ni chefs ni représentants. Aucun groupe particulier, ni des fonctionnaires syndicaux, ni un « comité de coordination », ni un « parti révolutionnaire », n'a le pouvoir de négocier pour les occupants de l'université, de parler pour eux, de les trahir. Et il n'y a rien à négocier : les occupants ont pris le pouvoir ; ils parlent pour eux-mêmes, ils prennent leurs décisions, et ils dirigent leurs propres activités. L'État et la presse capitaliste essayent d'instituer des chefs, des porte-parole, des représentants, avec lesquels négocier l'évacuation de l'université ; mais aucun des « chefs » n'est accepté ; leur pouvoir usurpé est illégitime ; ils parlent pour personne. Face à l'apparition de cette démocratie directe, de ce contrôle de la base (la presse capitaliste et la presse communiste l'appellent « l'anarchie et le chaos »), l'État n'a plus qu'un seul recours : la violence physique.

La conscience du pouvoir collectif est la première étape vers l'appropriation du pouvoir social (mais seulement la première étape, ainsi que nous le verrons plus loin). Conscients de leur pouvoir collectif, les occupants de l'université, ouvriers et étudiants, commencent à s'approprier le pouvoir de décider, ils commencent à apprendre à gérer leurs propres activités sociales. Le processus de désaliénation politique débute ; l'université est désinstitutionnalisée ; le bâtiment est transformé en un lieu qui est géré par ses occupants. Il n'y a pas de « spécialistes » ou de « responsables ». La communauté est collectivement responsable de ce qui se passe, et de ce qui ne se passe pas, à l'intérieur du bâtiment occupé. Les activités sociales antérieurement spécialisées sont intégrées dans la vie de tous les membres de la communauté. Les tâches sociales ne sont plus exécutées à cause d'une coercition directe ou bien à cause de la coercition indirecte du marché (c'est-à-dire de la menace de pauvreté et de famine). En conséquence, certaines activités sociales, comme celles qui consistent à coiffer et à manucurer, ne sont plus accomplies du tout. D'autres tâches, comme celles qui consistent à faire la cuisine, à balayer les pièces, à nettoyer les toilettes - tâches exécutées par des gens qui n'ont pas le choix dans un système coercitif-, ne sont pas faites pendant plusieurs jours. L'occupation montre des signes de dégradation : la nourriture est mauvaise, les pièces sont crasseuses, les toilettes sont inutilisables. Ces activités sont mises à l'ordre du jour de l'assemblée générale : tout le monde est intéressé à leur accomplissement efficace, et personne n'est institutionnellement contraint d'exécuter ces tâches. L'assemblée générale est responsable de leur exécution, ce qui signifie que chacun en est responsable. Des comités de volontaires sont constitués. Un Comité Cuisine améliore la qualité des repas ; la nourriture est gratuite ; elle est fournie par des comités de quartier et par des paysans. Un service d'ordre se charge de maintenir les toilettes propres et de les approvisionner en papier hygiénique. Chaque comité d'action balaye sa pièce. Les tâches sont accomplies par des professeurs, des étudiants et des ouvriers. À ce moment-là, tous les occupants de Censier sont des travailleurs. Il n'y a plus d'emplois distingués ou populaires ; il n'y a plus de tâches intellectuelles ou manuelles, de travail qualifié ou de travail non qualifié ; il n'y a que des activités socialement nécessaires.

Une activité qui est considérée comme nécessaire par un petit nombre d'occupants devient une base pour la formation d'un comité d'action. Chaque personne est un penseur, un instigateur, un organisateur, un travailleur. Des camarades sont sérieusement blessés par les flics dans les combats de rue : un étage de Censier est transformé en hôpital ; des médecins et des étudiants en médecine soignent les patients ; d'autres, sans expérience médicale, aident, coopèrent et apprennent. Un grand nombre de camarades ont des bébés et, par conséquent, ne peuvent pas prendre part à des activités qui les intéressent : les camarades s'unissent pour mettre en place une crèche. Les comités d'action ont besoin d'imprimer des tracts, des avis, des rapports : on trouve des machines à polycopier et du papier, et un service d'imprimerie gratuit est organisé. Des citadins - des observateurs et des participants potentiels - affluent constamment à Censier et ils sont incapables de trouver leur chemin dans le système social complexe qui a commencé à se développer dans le bâtiment : un panneau d'informations est tenu à jour à l'entrée et des bureaux de renseignements sont mis en place à chaque étage afin d'orienter les visiteurs. Beaucoup de militants habitent loin de Censier : un dortoir est organisé.

Censier, autrefois une université capitaliste, est transformé en un système complexe d'activités et de relations sociales auto-organisées. Cependant, Censier n'est pas une Commune autosuffisante, éloignée du reste de la société. La police est à l'ordre du jour de chaque assemblée générale. Les occupants de Censier sont extrêmement conscients que leurs activités sociales auto-organisées sont menacées aussi longtemps que l'État et son appareil répressif ne seront pas détruits. Et ils savent que leur propre force, ou même la force de tous les étudiants et de quelques ouvriers, n'est pas suffisante pour détruire le potentiel de violence de l’État. La seule force qui puisse anesthésier les occupants de Censier est une force qui est physiquement assez puissante pour briser leur volonté : la police et l'armée nationale représentent encore une telle force.

Les moyens de violence produits par une industrie hautement développée sont encore contrôlés par l’État capitaliste. Et les occupants de Censier sont conscients que le pouvoir de l’État ne sera pas brisé tant que le contrôle sur ces activités industrielles ne sera pas passé aux mains des producteurs : ils « sont convaincus que la lutte ne peut se terminer sans la participation massive des ouvriers ».[15] Le pouvoir armé de l'État, ce pouvoir qui nie et menace d'annihiler le pouvoir de création et d'auto-organisation collectives qui s'est manifesté à Censier, ne peut être détruit que par le pouvoir armé de la société. Mais avant que la population puisse être armée, avant que les travailleurs puissent prendre le contrôle des moyens de production, ils doivent devenir conscients de leur capacité à le faire, ils doivent prendre conscience de leur pouvoir collectif. Et cette conscience du pouvoir collectif est précisément ce que les étudiants et les ouvriers ont acquis après avoir occupé Censier et l'avoir transformé en un lieu d'expression collective. Par conséquent, l'occupation de Censier est une action exemplaire, et la tâche essentielle des militants de Censier devient de communiquer cet exemple. Toutes les activités auto-organisées tournent autour de cette tâche centrale. Les anciennes salles de classe deviennent des ateliers pour des comités d'action nouvellement constitués ; dans chaque salle, des projets sont suggérés, discutés, et lancés ; des groupes de militants se précipitent dehors avec un projet, tandis que d'autres reviennent pour en amorcer un nouveau.

Le problème est de communiquer, d'étendre la conscience du pouvoir social au-delà de l'université. Tous ceux qui ont assisté à des assemblées générales et ont participé à des discussions de comité savent ce qui doit être fait. Tout militant d'un comité d'action sait que la confiance qu'il a dans ses propres capacités, la conscience de son pouvoir, ne pouvaient se développer tant que d'autres pensaient, décidaient et agissaient pour lui. Tout militant sait que son comité d'action est capable d'entreprendre et de réaliser ses projets seulement parce qu'il est un comité de sujets conscients, et non pas un comité de suiveurs qui attendent les ordres de leurs « chefs » ou de leur « comité central ».

Censier existe en tant que lieu et en tant qu'exemple. Ouvriers, étudiants, professeurs, citadins, y viennent pour apprendre, pour s'exprimer, pour prendre conscience d'eux-mêmes en tant que sujets, et ils se préparent à communiquer cet exemple aux autres éléments de la population et aux autres parties du monde. Des étudiants étrangers organisent une assemblée générale pour « se joindre à la lutte de leurs camarades français et leur donner leur appui inconditionnel ». Se rendant compte que « la lutte de leurs camarades français n'est qu'un aspect de la lutte internationale contre la société capitaliste et contre l'impérialisme »,[16] les étudiants étrangers se préparent à diffuser cet exemple chez eux. Des étudiants de l'Europe orientale expriment leur solidarité et envoient cette information à leurs camarades dans leur pays. Un groupe d'Américains constitue un Comité d'Action de la Gauche Américaine et ses membres « projettent d'établir une nouvelle association avec les U.S.A. ».[17]

Le plus important de tout, la principale contribution de Censier au mouvement révolutionnaire, c'est que les comités d'action ouvriers-étudiants se sont constitués. « Travailleurs... Pour détruire ce système répressif qui nous opprime tous, nous devons lutter tous ensemble. Des comités d'action ouvriers-étudiants ont été créés dans ce but ».[18] La formation des comités ouvriers-étudiants coïncide avec le déclenchement d'une grève sauvage : « Dans le style des manifestants étudiants, les ouvriers de Sud-Aviation ont occupé l'usine de Nantes ».[19]

La conscience révolutionnaire du pouvoir social

Les ouvriers d'une société capitaliste hautement industrialisée cessent tout à coup d'agir « normalement » : ils arrêtent le travail, et ils ne se mettent pas en grève de manière « ordinaire », pour des revendications matérielles. Ils occupent leurs usines, et ils commencent à discuter d'expropriation.

Pour appréhender cette rupture radicale avec le comportement habituel des ouvriers, il est nécessaire de comprendre que ce comportement inhabituel est une potentialité toujours présente dans la société capitaliste. L'existence de cette potentialité ne peut pas être comprise en termes de conditions matérielles des ouvriers, mais seulement en termes de structure des rapports sociaux dans la société capitaliste.

Le fait fondamental de la vie dans la société capitaliste, c'est l'aliénation du pouvoir de création. Le pouvoir aliéné de la société est approprié par une classe. Concentré dans des institutions - le capital, l'État, la police et l'armée -, le pouvoir aliéné par la société devient le pouvoir de la classe dominante, pour contrôler et opprimer la société. Pour les créateurs du pouvoir, les institutions qui les contrôlent et les oppriment ressemblent à des forces extérieures, à des forces de la nature, permanentes et immuables.

L'aliénation du pouvoir de création et l'appropriation de ce pouvoir ont lieu par l'intermédiaire de l'acte d'échange. Le producteur vend son travail ; le capitaliste achète ce travail. En échange de son travail, le producteur reçoit un salaire, c'est-à-dire de l'argent avec lequel il achète des biens de consommation. L'achat et la vente du travail dans la société capitaliste réduisent le travail à l'état de chose, de marchandise, de quelque chose qui peut être acheté et vendu. Une fois que le travail est vendu au capitaliste, les produits de ce travail « appartiennent » au capitaliste, ils sont sa « propriété ». Ces produits du travail comprennent les moyens de production avec lesquels les biens sont produits, les biens de consommation pour lesquels le producteur vend son travail, et les armes avec lesquelles la « propriété » du capitaliste est protégée de ses producteurs. Les produits aliénés du travail acquièrent ensuite une vie propre. Les moyens de production n'apparaissent plus comme des produits du travail, mais comme du capital, comme des objets et des instruments qui proviennent du capitaliste, en tant que « propriété » du capitaliste. Les biens de consommation n'apparaissent plus comme les produits du travail, mais comme les récompenses du travail, comme des manifestations extérieures du statut, de la valeur et de la personnalité d'un individu. Les armes n'apparaissent plus comme des produits du travail, mais comme les instruments naturels et indispensables de l'État. L'État n'apparaît plus comme une concentration du pouvoir aliéné de la société, et son « ordre public » n'apparaît plus comme quelque chose de violent destiné à faire respecter les relations d'aliénation et d'appropriation qui rendent son existence possible ; l'État et ses moyens de répression semblent servir des buts « plus élevés ».

Les deux termes de l'acte d'échange (travail contre salaire, pouvoir de création contre biens de consommation) sont inégaux de manière flagrante. Ils sont inégaux en termes de quantité et en termes de qualité. Pour analyser la grève générale française, il est nécessaire de comprendre ces deux types d'inégalités, et il est crucial de saisir la différence entre elles. L'inégalité quantitative a été analysée à fond aussi bien par une littérature apologétique que par une littérature critique. Il existe tout un domaine de la connaissance, « la science de l'économie », destiné à dissimuler cette inégalité quantitative. Selon cette « science », chaque côté de l'échange est rémunéré pour sa « contribution » : le capital est échangé contre une quantité « correspondante » de profits, et le travail est échangé contre une quantité « correspondante » de salaires. Il faut noter que les quantités qui sont échangées ne correspondent pas entre elles, mais qu'elles correspondent à un rapport historique de forces entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, et que les grèves et les syndicats ont accru la quantité de biens à laquelle le travail « correspond ». Mais le but de cette « théorie » n'est pas analytique mais apologétique : son propos est de dissimuler le fait qu'un plus est échangé contre un moins, que les ouvriers produisent plus de biens qu'ils n'en reçoivent pour leur travail. Pourtant ce fait est difficile à cacher : si les ouvriers recevaient tous les biens qu'ils produisaient, il n'y aurait pas de capital, il ne resterait plus rien pour l'État, l'armée, la police et la propagande. De plus, la proposition selon laquelle chacun est rémunéré pour « sa » contribution, le capitaliste pour « son » capital et l'ouvrier pour « son » travail, est tout simplement fausse : la « contribution » du capitaliste consiste en moyens de production produits par les ouvriers, de sorte que le capitaliste est payé pour le travail des ouvriers. Le capitaliste absorbe (ou accumule) le surtravail, c'est-à-dire ce que le travailleur apporte mais sans contrepartie, ou bien ce qui « reste » après que les ouvriers ont été payés.

Les syndicats s'occupent exclusivement du rapport quantitatif qui existe entre les ouvriers et les capitalistes. Le rôle du syndicat est de faire baisser le degré d'exploitation des ouvriers, c'est-à-dire d'augmenter la quantité de biens que les ouvriers reçoivent en échange de leur travail, et, par moments, d'augmenter même la part de la richesse sociale qui est distribuée à la classe ouvrière. Les syndicats aident les ouvriers à avoir plus, non pas à être plus. Ils servent à augmenter la quantité de biens que l'ouvrier reçoit en échange de son travail aliéné ; ils ne servent pas à abolir le travail aliéné. Les syndicats, de même que les économistes des pays communistes, et qu'une abondante littérature socialiste du XX° siècle, s'occupent exclusivement du rapport quantitatif entre les ouvriers et les capitalistes.

Pourtant, en mai dernier en France, les grévistes sauvages n'ont pas occupé leurs usines pour obtenir une plus grosse part des biens qu'ils ont produits. C'est le syndicat (la Confédération Générale du Travail) qui a imposé cet objectif à la grève, afin de la faire dérailler. La question révolutionnaire en mai dernier était le rapport qualitatif entre les ouvriers et les capitalistes, non pas le rapport quantitatif. Et pourtant, ce rapport qualitatif n'a pas été abondamment traité par les socialistes révolutionnaires - peut-être en partie parce que le problème quantitatif peut être saisi plus facilement et qu'il peut être illustré par des statistiques dans une société qui vénère les quantités, en partie parce que les théoriciens soviétiques ont écarté tout le problème en le traitant d'«idéalisme », et en partie parce que les idéologues capitalistes ont essayé de récupérer la question et de la transformer en un programme de réforme libéral quasi-religieux. Le résultat est que l'action des ouvriers et des étudiants fut bien plus radicale que la théorie des « théoriciens » et des « stratèges les plus révolutionnaires ».

Les deux termes de l'acte d'échange - travail et salaire, pouvoir de création et biens de consommation, énergie vivante et choses inanimées - diffèrent en qualité, ils ne sont pas du même genre. Les deux termes continuent de différer en qualité, peu importe ce qui arrive à leurs quantités.[20] En d'autres termes, le fait que l'ouvrier échange du travail contre un salaire, c'est-à-dire deux qualités différentes, ne change pas si l'ouvrier obtient davantage de salaire, davantage de bien de consommation, davantage de choses en échange de son pouvoir de création. Il n'y a pas de « réciprocité » dans cet acte d'«échange » : l'ouvrier aliène son énergie vivante en échange d'objets sans vie ; le capitaliste s'approprie le travail aliéné des ouvriers en échange de rien. (Afin de maintenir la fiction de la réciprocité, les « scientifiques sociaux objectifs » devraient dire que le capitaliste s'approprie le pouvoir de production de la société en échange de sa propre domination ; et ils le disent parfois effectivement, mais en des termes plus euphémiques.)

En vendant son travail, le producteur aliène son pouvoir de production, son activité ; il aliène ce qu'il fait dans la vie. En échange de son activité, ou pour compenser sa vie perdue, il mange, il boit, il voyage, il s'entoure d'objets sans vie, il s'abandonne à des dessins animés et il s'intoxique avec des expériences indirectes.[21]

Des sociologues américains ont essayé de réduire l'aliénation du travail à un sentiment d'aliénation ; ainsi réduit, le problème peut être « résolu » dans la société capitaliste, sans révolution ; tout ce dont on a besoin, c'est de la propagande continue et d'un corps compétent de sociologues et de psychologues qui savent comment changer les sentiments des ouvriers. Cependant, aussi longtemps que les rapports capitalistes existeront, l'ouvrier continuera à être aliéné, même s'il se sent désaliéné. Que l'ouvrier soit « heureux » ou non de cela, en aliénant son activité il devient passif, en aliénant sa créativité il devient un spectateur, en aliénant sa vie il vit à travers les autres. Qu'il soit « heureux » ou non de cela, en aliénant son pouvoir de production, il donne ce pouvoir à une classe qui utilise ce pouvoir pour l'engager, décider pour lui, le contrôler, le manipuler, lui laver le cerveau, le réprimer, le tuer, le divertir et le rendre « heureux ».

Les relations quantitatives entre les ouvriers et les capitalistes ont une histoire. La quantité de biens produite par ouvrier a augmenté, la quantité de biens reçue par les ouvriers a augmenté, et même la part du produit social reçue par les travailleurs a peut-être augmenté dans certaines régions particulières, mais, si l'on regarde l'économie mondiale comme un tout, ce phénomène n'a pas eu lieu. L'application de la science à la technologie augmente la productivité du travail et par conséquent le pouvoir de production dont la classe capitaliste dispose ; la quantité accrue de biens a agrandi l'empire contrôlé par les capitalistes ; la compétition dans l'introduction d'innovations technologiques, et également les crises périodiques, ont ruiné les capitalistes incompétents ou malchanceux, et ont ainsi rendu possible la centralisation de capitaux énormément accrus et l'intégration de processus technologiquement apparentés. La centralisation de capitaux et l'intégration de processus apparentés a signifié que de nombreuses activités ont lieu sous le même toit, et que la production devient un processus sophistiqué de coordination et de coopération.

Mais la relation qualitative entre les ouvriers et les capitalistes n'a pas d'histoire dans la société capitaliste : elle est née avec le capitalisme et elle sera abolie avec le capitalisme, elle fait partie de l'ossature structurelle du capitalisme. L'ouvrier est un objet dirigé, le capitaliste un sujet dirigeant ; l'ouvrier aliène son pouvoir de production, le capitaliste se l'approprie ; le travail de l'ouvrier crée des produits, le capitaliste en est propriétaire et les vend à l'ouvrier ; l'ouvrier crée le capital, le capitaliste l'investit ; l'ouvrier produit plus qu'il ne consomme, il crée un surplus ; le capitaliste dispose de ce surplus et c'est ainsi qu'il détermine la forme de l'environnement de l'ouvrier, qu'il organise l'appareil répressif qui maintient l'ouvrier « à sa place », et qu'il engage des propagandistes, des manipulateurs et des éducateurs, qui font en sorte que l'ouvrier « aime » sa condition, ou du moins qu'il l'accepte. Cette relation structurelle entre l'ouvrier et le capitaliste est le tégument de la société capitaliste, c'est la coquille dans laquelle se déroulent les échanges quantitatifs.

C'est cette coquille qui a commencé à se craqueler en mai. C'est cette structure qui entame sa désintégration, non pas petit à petit, mais d'un seul coup. Le développement des forces productives de la société, la centralisation du capital et l'intégration de l'activité économique, l'expansion des processus de production socialement associés et scientifiquement coordonnés, rendent la coquille capitaliste de plus en plus vulnérable. Les ouvriers, rassemblés par le capitaliste sous le même toit, amenés à coopérer entre eux en raison des exigences du travail lui-même, hautement éduqués afin qu'ils soient capables de manier la technologie sophistiquée, ne tolèrent plus leur situation, ils ne tolèrent plus l'existence du capitaliste, ils ne tolèrent plus l'aliénation de leur travail et la transformation de leur travail en marchandise. Éduqués, fiers de leur travail, confiants dans leurs capacités, ils commencent à s'exprimer sur le fait qu'ils ont été réduits à l'état d'outils. Chacun trouve ses observations confirmées par celles des autres. Les ouvriers acquièrent une conscience de classe. Ils prennent confiance en leur pouvoir, ils deviennent conscients de leur pouvoir collectif. Ils communiquent leur conscience aux autres ouvriers.

Les ouvriers commencent à prendre le pouvoir ; ils commencent par prendre possession des forces productives (le « capital » antérieur), et avec ces puissantes forces productives, ils peuvent détruire le pouvoir concentré de la classe capitaliste : l'État et son appareil répressif. La coquille capitaliste commence à éclater ; les expropriateurs commencent à être expropriés.

C'est le début de la révolution socialiste. C'est le commencement d'un événement mondial : la destruction du capitalisme en tant que système mondial unifié ; la négation de l'aliénation. C'est une aventure, le début d'un processus de création sociale.

Quand les ouvriers de Sud-Aviation ont occupé leur usine « dans le style des manifestants étudiants », ils n'exprimaient pas simplement leur sympathie envers les manifestants étudiants. Et quand d'autres ouvriers ont occupé leurs usines, ils ne demandaient pas davantage de biens de consommation en échange de leur travail aliéné. Certains ouvriers avaient compris profondément ce qui était en train de se passer dans les universités. Ce n'était pas le « conflit social » traditionnel entre « main d'œuvre et direction ». À l'usine automobile Renault de Cléon, par exemple, « l'initiative fut prise par environ 200 jeunes ouvriers, membres des syndicats (la Confédération Générale du Travail et la Confédération Française Démocratique du Travail), mais qui semblaient agir spontanément, en suivant le modèle des étudiants ; il n'y avait pas de conflit social dans cet établissement ».[22] En fait, les syndicats comprirent également qu'il ne s'agissait pas d'une grève traditionnelle, que l'exemple étudiant n'avait rien à voir avec des améliorations quantitatives dans le contexte de la société capitaliste, et les deux syndicats déclarèrent « leur détermination à ne pas partager la responsabilité du mouvement avec les étudiants, et leur volonté de ne pas permettre des débordements qui mèneraient à l'anarchie ».[23]

L'occupation physique des usines fut le premier pas vers l'«anarchie ». Le pas suivant serait pour les ouvriers d'utiliser les ateliers et les cours de l'usine comme des lieux d'expression collective. Ceci se produisit dans quelques usines. Mais seulement dans quelques-unes. Les syndicats commencent à prendre le contrôle du mouvement. Et les syndicats n'ont aucun intérêt à laisser l'expression créative « déborder » dans les ateliers. Il devient urgent pour les étudiants de communiquer leur exemple. C'est la tâche des comités ouvriers-étudiants de Censier. Pour ce faire, les comités n'ont pas à combattre seulement la propagande capitaliste, mais aussi l'opposition annoncée des syndicats. « Nous ne voulons plus confier nos revendications aux professionnels du syndicat, que ce soit ou non des politiques. Nous voulons prendre nos affaires en mains. Nos objectifs ne peuvent se réaliser sans informations concrètes et quotidiennes vivantes, sans un contact humain et Imaginatif constant entre les ouvriers et les étudiants ».[24]

Ce « contact humain et imaginatif constant entre les ouvriers et les étudiants » avait été établi à Censier depuis le premier jour de l'occupation ; ce fut la base pour la constitution des comités ouvriers-étudiants. La nuit de l'occupation, « de jeunes ouvriers qui avaient manifesté au Quartier Latin, pénétrèrent dans une université française pour la première fois, et ils étaient plus nombreux que les étudiants. Tous ils discutent, parfois d'une manière désorganisée, avec un peu trop d'enthousiasme, mais chacun est conscient que les phrases abstraites sur la liaison entre les ouvriers et les étudiants peuvent être évitées ».[25] La solidarité ouvriers-étudiants, l'expression de soi créative, l'apprentissage collectif, la conscience du pouvoir collectif, tout cela, ce sont des faits à Censier ; ils doivent être communiqués au reste de la population. L'expression de soi créative et l'auto-organisation dans un seul bâtiment ou une seule usine sont comme une grève effectuée par un seul ouvrier.

Un comité ouvriers-étudiants est constitué pour chaque grande entreprise, chaque arrondissement, chaque région. Les comités comprennent des ouvriers de l'entreprise, des ouvriers d'autres entreprises, des étudiants français, des étudiants étrangers, des professeurs. Les noms qui figurent sur les portes de ce qui était auparavant des salles de classe font référence à des lieux : Renault, Citroën, 5° arrondissement, 18° arrondissement. Les comités ne sont pas dénommés en fonction de programmes, de lignes ou de stratégies politiques, parce qu'ils n'ont pas de programmes, de lignes ou de stratégies. Leur but est de communiquer aux ouvriers ce qui s'est passé à Censier. Auto-dirigés et auto-organisés, ils ne se font pas connaître pour « diriger la population » ou pour « organiser les ouvriers ». Ils savent de toute façon qu'ils ne sont pas capables d'effectuer cette tâche ; mais ils savent aussi que, même s'ils parvenaient à l'accomplir, ils auraient échoué dans la réalisation de leur objectif : ils auraient tout simplement réintroduit le type de dépendance, le type de relation entre dirigeants et dirigés, le type de structure hiérarchique, pour la destruction desquels ils venaient seulement d'entamer la lutte. Lorsqu'un groupuscule « révolutionnaire » élit domicile à Censier, qu'il met son nom sur une porte et qu'il commence à « aider » les militants d'un comité d'action à résoudre des problèmes de « programme et de stratégie politiques » afin que les militants soient capables de « diriger les ouvriers » plus efficacement, les militants de plusieurs comités d'action font irruption dans le bureau de l'« avant-garde révolutionnaire », traitent les experts en révolution de professeurs et même de flics, et ils leur donnent un ultimatum : ou bien apprendre avec nous ou bien rejoindre les autorités à l'extérieur.

Les militants du comité vont aux portes de l'usine pour parler avec les grévistes, pour échanger des informations, pour communiquer. Ils n'y vont pas pour se substituer aux chefs syndicaux, mais pour encourager les ouvriers à s'organiser, à prendre le contrôle entre leurs mains et en dehors des chefs syndicaux. « Ce ne sont pas les chefs politiques et syndicaux qui ont lancé la grève. Ce sont les grévistes eux-mêmes, syndiqués ou non, qui ont pris les décisions et c'est à eux de prendre les décisions ». Pour que ceci devienne possible, les militants du comité d'action appellent à une « réunion de tous les grévistes, syndiqués ou non, dans une assemblée générale permanente. Dans cette assemblée, les ouvriers détermineront librement leur action et leur but, et ils organiseront les tâches concrètes telles que les piquets de grève, la distribution de nourriture, la préparation des manifestations... ».[26] Les militants du comité d'action appellent les ouvriers à transformer l'usine occupée en un lieu d'expression collective des ouvriers.

Les ouvriers qui sont contactés par les militants de Censier, ou qui sont touchés par les tracts, s'expriment effectivement, ils discutent vraiment et, grâce aux discussions, ils deviennent réellement conscients de leur pouvoir. Mais ce n'est pas dans les usines qu'ils se sont exprimés, mais dans la « zone libérée », à Censier. En laissant Censier devenir le lieu de l'expression créative des ouvriers, le lieu de l'apprentissage collectif, les ouvriers ont échoué à transformer les usines en des lieux d'expression de soi créative. À Censier, la révolution était une idée, et non une action.

Les discussions lors des assemblées générales de Censier étaient animées. Des conceptions contradictoires sur le pouvoir des ouvriers, le socialisme, la révolution, s'affrontaient. Mais les discussions étaient libératrices. Le point de départ de toutes les discussions était la situation réelle des occupants de Censier : les participants ont décidé de leur activité et ils l'ont contrôlée ; ils n'ont pas donné leur pouvoir à des chefs, des délégués ou des représentants, qui les ont contrôlés en leur nom. Ce n'était pas une exploitation pour un prix différent, ou par des gens différents ; ce fut une qualité différente de vie. Et des orateurs tirèrent des conclusions de cette transformation qualitative des rapports sociaux.

A notre avis, le socialisme doit être défini comme le renversement des rapports de production. C'est là le point fondamental qui nous permet de démasquer toutes les tendances bourgeoises et bureaucratiques qui s'appellent socialistes.

Deux tendances principales sont alors démasquées :

Ces conceptions sont abandonnées. Elles sont remplacées par une généralisation de ce qui se passe en fait à Censier, à savoir la généralisation d'une expérience réelle.

Notre conception du socialisme est la suivante : les ouvriers organisent et contrôlent directement tout le processus de production et tous les autres aspects de la vie sociale. Les organes de cette organisation et de ce contrôle ne peuvent pas être définis à l'avance. Nous pouvons seulement dire que cette organisation ne sera pas mise en œuvre par un parti ou par un syndicat... Ceci implique évidemment la suppression de toutes les hiérarchies, a tous les niveaux.[27]

C'est un appel à la mort du capitalisme, un appel à l'appropriation du pouvoir social par la société, un appel aux ouvriers pour qu'ils s'approprient le pouvoir de production aliéné aux capitalistes, un appel pour que les gens s'approprient le pouvoir de décision aliéné aux sommets des hiérarchies, un appel à chacun pour qu'il s'approprie le pouvoir de penser et d'agir, aliéné aux spécialistes et aux représentants.

C'est la dernière semaine de mai. Un nombre de plus en plus important d'ouvriers prennent part aux assemblées générales à Censier et dans d'autres universités. Ce n'est pas un « groupuscule », un « parti d'avant-garde » ; c'est un mouvement de masse. A ce stade il semble ridicule aux militants de Censier que, dans certaines universités, il y ait encore des « étudiants » qui discutent de la réforme et de la réorganisation de l'université.

Pour les militants de Censier, « tout est possible ». Les potentialités de la situation révolutionnaire sont développées dans des tracts, dans les discussions en assemblée générale.

Tous les programmes et les structures des organisations traditionnelles de la classe ouvrière ont explosé. La question du pouvoir a été posée. Il n'est plus question de remplacer un gouvernement par un autre, ni de remplacer un régime par un autre. Il est question d'installer le pouvoir de l'ensemble de la classe ouvrière sur l'ensemble de la société ; il est question de l'abolition de la société de classe.[28]2

Non seulement en France, mais dans toute la zone capitaliste. Avec la destruction de l’État capitaliste et de son appareil répressif (l'armée et la police), la force qui protège le transfert de la richesse mondiale des zones « arriérées » vers les zones « développées » et des basses classes vers les hautes classes, est éliminée. L'absence de régime ou de gouvernement, rend aussi urgent d'étendre la révolution au-delà des frontières de la France que ça l'est de retendre au-delà des limites de Censier. Cette remarque est faite en assemblée générale ; elle provoque l'enthousiasme ; c'est une idée qui n'a pas été soulevée par des socialistes révolutionnaires depuis la victoire de la conception stalinienne du « socialisme dans un seul pays ».

En Belgique, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Hollande, dans tous les pays capitalistes, des luttes similaires aux nôtres ou en solidarité avec notre combat se développent.[29]

L'économie est paralysée. Tous les lieux de travail sont occupés par les ouvriers Le pouvoir du régime capitaliste est en sursis :

… il a perdu ses usines, il a perdu son contrôle sur l'activité économique, il a perdu sa richesse. Il a tout perdu ; tout ce qui lui reste, c'est le pouvoir : il faut le prendre.[30]

La question du pouvoir est posée. La première étape est réalisée : les producteurs occupent physiquement les lieux de travail : « le drapeau rouge de la classe ouvrière et non pas celui d'un parti, flotte partout ». La prochaine étape est pour les ouvriers de s'exprimer « de s'organiser et de développer leur énorme capacité d'initiative ». À ce stade-là, l'expression se traduit en action, la conscience du pouvoir collectif est suivie par l'organisation du pouvoir collectif, la grève se transforme en une « grève active ». Et à ce stade-là,

...la violence est inévitable aussi longtemps que la menace de perdre tout ce qu'ils ont conquis est suspendue au-dessus des ouvriers, aussi longtemps que le pouvoir répressif de l’État continue à exister... Maintenant, les ouvriers devront organiser partout leur propre pouvoir afin de détruire ce pouvoir répressif à sa racine... Les ouvriers doivent se préparer en organisant des représailles armées à toute provocation... Ils doivent détruire les sources mêmes du pouvoir en rendant la bourgeoisie inutile, en prenant en mains l'organisation de la production et de la distribution.[31]

...l'appareil d'État, qu'il soit bourgeois ou bureaucratique, est détruit. Il n'y a plus de corps de répression spécialisé (police, armée, etc.) ; ces corps ont laissé la place à l'armement général de la population laborieuse.[32]

Le capitalisme est détruit ; l'aliénation est anéantie ; une aventure commence : la classe ouvrière organise ses propres activités sociales ; les gens créent consciemment leurs conditions matérielles et sociales.

Ces perspectives furent exprimées dans les assemblées générales de Censier. Mais Censier n'était pas le lieu où l'expression pouvait se traduire en action sociale, où la conscience du pouvoir collectif pouvait se transformer en une organisation du pouvoir collectif, où la grève pouvait se transformer en une grève active. Et lorsque, à la toute fin de mai, les ouvriers d'une usine chimique dirent à l'assemblée qu'ils avaient commencé à s'exprimer dans leur usine, tout le monde comprit. « Jusqu'à maintenant, nous avons été empêchés de parler ; mais nous nous sommes lancés, nous avons appris à parler, et cela est irréversible ».[33] Ils avaient constitué des comités de base « composés de tous les ouvriers d'un secteur. Le comité est l'expression de la volonté des ouvriers ». C'est ce qui aurait dû être fait dans toutes les usines quand la grève a débuté ; c'est ce qui sera fait quand la prochaine grève commencera. Les perspectives, c'était dans le passé, ou ce sera dans l'avenir ; cela n'avait pas été fait ; Censier avait servi de substitut.

Le dévoilement de la répression et de la propagande

La révolution est autant une menace pour le Parti Communiste que pour les patrons d'usine. Le Parti a acquis un intérêt personnel au maintien de l'ordre établi dans la société capitaliste : il a d'énormes ressources financières, une formidable machine électorale, et il contrôle le plus grand syndicat de France. Il a des intérêts personnels dans son programme politique à long terme et dans sa stratégie pour une éventuelle victoire parlementaire. Il a des intérêts personnels dans sa fabuleuse structure bureaucratique. Le Parti Communiste n'aurait pas « conduit » la classe ouvrière à la révolution. « Waldeck Rochet comme dictateur du prolétariat »,[34] aurait été dans tous les cas un slogan grotesque dans une société cultivée au milieu du XX° siècle. La conquête du pouvoir par les ouvriers aurait mis un terme au programme politique du Parti Communiste et à sa stratégie pour une victoire parlementaire ; elle aurait anéanti les ressources financières du Parti, sa machine électorale, et son syndicat. Pour contribuer à la conquête du pouvoir par les ouvriers, le Parti Communiste aurait dû s'enterrer lui-même. Mais le Parti Communiste est l'une des plus grandes forces politiques dans la société capitaliste moderne : comme les autres institutions, il a un intérêt personnel dans le maintien de son existence. Par conséquent, le pouvoir, l'expérience et la connaissance du Parti, et de la Confédération Générale du Travail, étaient totalement mobilisés pour détruire la révolution.


Le gouvernement et le syndicat, les capitalistes et les communistes, mobilisèrent leurs instruments de répression et de propagande pour empêcher l'exemple étudiant de déborder dans la classe ouvrière. L'un des premiers actes du gouvernement fut de faire occuper par la police le centre de transmission de la radio (à la Tour Eiffel). L'un des premiers actes du syndicat fut de prendre le contrôle absolu de tous les systèmes de haut-parleurs dans toutes les usines occupées. La presse capitaliste et la presse communiste répétèrent toutes les deux l'«information » selon laquelle les étudiants étaient inquiets à propos de leurs examens et les ouvriers étaient concernés par leurs salaires, espérant ainsi créer cette situation en en parlant inlassablement.

La presse n'a pas mentionné le fait que les étudiants géraient leurs propres activités sociales. Ce n'était pas dû à l'ignorance, ou au manque d'information. Censier, par exemple, était grand ouvert au public, à la presse, et même aux flics (en civil, évidemment ; ils n'étaient pas invités, mais ils vinrent ; personne ne les arrêta). Des journalistes arrivèrent à Censier ; ils cherchèrent les chefs, les responsables, les quartiers généraux organisationnels, et ils n'en trouvèrent pas. Ils furent déçus, peu enthousiastes ; rien ne se passait à Censier, et ce n'était en aucun cas l'anarchie et le chaos. On n'allait pas raconter à une population qui dépendait des ordres des supérieurs, des instructions des chefs, que la population de Censier s'était débarrassée des supérieurs et des chefs.

En fait, toutes les techniques connues de la « science de l'information » ont été utilisées pour maintenir la population dans son sommeil, pour renforcer sa dépendance vis-à-vis des supérieurs, des chefs, des porte-parole, des patrons. Si les chefs n'existaient pas, on devait les inventer. C'est la presse elle-même qui n'a pas arrêté de mettre en place les porte-parole, les représentants, les chefs. Des bureaucrates obscurs, des professeurs énergiques, des militants qui ne mâchent pas leurs mots, ont été transformés par la presse en Lénine, Mao et Che de la révolution. C'est ainsi que Jacques Sauvageot, vice-président du syndicat étudiant, est devenu le porte-parole du mouvement étudiant ; qu'Alain Geismar, ancien secrétaire du syndicat des professeurs, est devenu le représentant des étudiants et des professeurs enragés ; et que Daniel Cohn-Bendit est devenu le chef des fous.

Dany Cohn-Bendit était le préféré. On mettait en avant ses origines allemandes de façon à ce que les anti-allemands soient bien informés de la situation, et on faisait ressortir ses origines juives pour mettre en garde les antisémites. Alors, la situation était claire pour tous ceux de la classe moyenne, et pour la majorité de la classe ouvrière : leurs gentils fils et filles ont été entraînés dans des manifestations violentes, irresponsables, anarchistes et anti-patriotiques, par un petit agitateur étranger. Et on fit comprendre clairement le choix qu'ils avaient à faire à tous les gens responsables. Tout était une question de chef. Les Français préfèrent-ils quelqu'un de responsable, même s'il est légèrement sénile. De Gaulle, ou un anarchiste juif allemand ? Les ouvriers préfèrent-ils quelqu'un de responsable, même s'il est légèrement bureaucrate, officiel du syndicat, ou un anarchiste juif allemand ? Le cirque devait finir ; les patrons d'usine, le gouvernement et la presse, s'en étaient lassés ; les ouvriers devaient retourner à leur travail, et les étudiants à leurs contrôles. Chacun aurait l'occasion de voter pour son chef préféré lors des prochaines élections.

La principale tâche du syndicat fût d'empêcher les usines occupées d'être transformées en des lieux où les ouvriers pourraient s'exprimer de manière créative. Cela devait être fait sans l'intervention de la police, si possible, car une attaque inopportune par les flics pendant la grève générale aurait pu conduire les ouvriers à commencer à organiser leur autodéfense. Le syndicat réussit cette opération peu après le déclenchement de la grève. Les officiels du syndicat se placèrent à la tête du « mouvement » ; ils conservèrent tous les haut-parleurs et ils « lancèrent » l'occupation de l'usine ; la bureaucratie syndicale continua ensuite à « occuper » l'usine à la place des ouvriers. À l'intérieur de l'usine occupée par le syndicat, personne ne s'exprimait : les officiels du syndicat lisaient, dans les haut-parleurs, des discours préparés à un public composé en grande partie par des délégués syndicaux. Les ouvriers à l'intérieur de l'usine n'étaient pas tous enthousiasmés par l'«occupation » ; ceux qui étaient peu enthousiastes n'applaudissaient pas les discours lus par les officiels dans leurs haut-parleurs, et, le soir, ils allaient à Censier pour analyser ce qu'il fallait faire.

Les militants du comité d'action étaient conscients de ce qui se passait. « La politique des chefs syndicaux est extrêmement claire ; incapables de s'opposer à la grève, ils essayent d'isoler les ouvriers les plus combatifs à l'intérieur des usines, ils essayent de laisser pourrir la grève pour faire en sorte que les grévistes acceptent l'accord qu'ils concluront avec les patrons. Et les patrons sont en fait prêts à négocier, à donner plus de pouvoir à quelques chefs syndicaux, selon la manière avec laquelle leurs semblables ont déjà procédé dans d'autres pays. S'ils y sont obligés, ils n'hésiteront pas à reconnaître la section syndicale d'entreprise afin d'accroître leur contrôle sur les revendications des ouvriers et de les réduire au maximum ».[35]

L'autre tâche principale du syndicat est de faire obstacle aux contacts entre les ouvriers et les étudiants, d'empêcher la conscience du pouvoir collectif de déborder dans les usines. Elle est mise en œuvre par un mélange de propagande et de force. Au niveau de la propagande, on dit aux ouvriers que les problèmes des étudiants n'ont rien de commun avec les problèmes des ouvriers ; que les étudiants s'inquiètent à propos de leurs contrôles et veulent une université moderne, et que, de toute façon, le chef des étudiants, Dany Cohn-Bendit, ne comprend rien aux problèmes des ouvriers et qu'il ne peut pas négocier pour les ouvriers ; par conséquent, les ouvriers doivent laisser les officiels du syndicat négocier pour eux. Au niveau de la force : les ouvriers sont enfermés dedans, et les étudiants sont enfermés dehors. La majorité des ouvriers, en fait, n'est pas à l'intérieur de l'usine ; ils sont tenus éloignés par le fait qu'il ne s'y passe rien ; ces ouvriers sont chez eux, en train d'écouter le gouvernement à la radio, de lire la presse bourgeoise, et d'attendre que la grève se termine ; on leur supprime tranquillement la possibilité de prendre conscience de tout.

La minorité des ouvriers qui occupent l'usine est enfermée dedans ; ces ouvriers sont ainsi tenus éloignés des militants du comité d'action qui sont à l'extérieur, et ils sont livrés aux discours à l'intérieur. Les piquets de grève, désignés par les officiels du syndicat et du parti, jouent aux cartes et attendent que la grève finisse. Les militants du comité d'action qui se présentent aux entrées de l'usine ne dépassent pas les piquets de grève, qui ont pour instruction de pas laisser les militants pénétrer dans l'usine, de ne pas laisser les militants parler avec les ouvriers, de ne pas prendre « les provocateurs et les aventuristes » au sérieux, et de les chasser par tous les moyens nécessaires au cas où une foule d'ouvriers se rassemblerait autour d'eux.

Dans les usines occupées de cette manière, personne n'exprime quoi que ce soit, personne n'apprend ; le niveau de conscience demeure là où il était avant la grève. Il est dit aux ouvriers par leurs « porte-parole » que ce qu'ils veulent ce sont des salaires plus élevés et des conditions de travail meilleures, et que seul le syndicat peut négocier ces acquis pour eux. Toute la grève est réduite au problème des améliorations quantitatives et aux gains matériels à l'intérieur de la société capitaliste. Enfermés dans les usines par des piquets de grève désignés, les ouvriers deviennent de plus en plus dépendants parce que les officiels du syndicat parlent pour eux, et parce que les haut-parleurs et la presse leur disent que les militants, à l'extérieur, sont des provocateurs anarchistes qui suivent un chef étranger irresponsable. Enchaînés à un contexte dans lequel tous leurs pouvoirs sont aliénés, les ouvriers considèrent leurs possibilités du point de vue de l'impuissance - et de ce point de vue, rien n'est possible et rien n'est appris.

Par exemple, quand des paysans contactent Censier et offrent des poulets à prix coûtant, et quand d'autres paysans offrent des pommes de terre gratuitement, les militants du comité d'action s'enthousiasment : c'est le début de la grève active. Il faut mettre des camions au service des grévistes pour livrer la nourriture. Les militants s'adressent au piquet de grève d'une usine automobile. Les gardes du syndicat à l'entrée ne sont pas intéressés. Le patron ne donnerait pas la permission de laisser les grévistes utiliser l'un de ses camions, et, de toute façon, la cantine syndicale achète sa nourriture par des canaux établis. Les officiels du syndicat entendent parler de la proposition. Comme des affairistes mesquins, ils calculent les gains quantitatifs pour la trésorerie du syndicat. Ils acceptent : c'est une bonne affaire. Ils envoient un camion du syndicat pour la nourriture. Les officiels communistes et un comité de grève communiste ne peuvent imaginer des relations sociales qui soient autres que des relations capitalistes.

Ainsi, les usines occupées ne se transforment pas en lieux d'expression et d'apprentissage ; on ne fait pas d'assemblées générales ; les ouvriers ne prennent pas conscience de leur pouvoir collectif, et ils ne s'approprient pas les forces productives de la société. L'appropriation du pouvoir social par la population laborieuse aurait signifié la transformation de la société tout entière en un lieu d'expression collective, en un lieu de création active, consciente, désaliénée. Une telle anarchie est évitée. Vers la fin de la grève, des comités de base se constituent dans une usine après l'autre. Les ouvriers de ces comités sont extrêmement conscients des moyens qui ont été utilisés pour éviter l'appropriation du pouvoir social par les ouvriers - cette fois-ci.

Une fois que les usines sont enlevées aux ouvriers par les syndicats, la police attaque les universités. Afin de justifier la répression, il faut trouver des boucs émissaires. Ceux qui sont choisis, ce sont les groupuscules révolutionnaires, les avant-gardes, dont l'importance a décliné au plus fort de la crise. Les groupuscules révolutionnaires sont déclarés illégaux, plusieurs de leurs membres sont jetés en prison. C'est à ce moment-là que les révolutionnaires d'avant-garde regagnent leur importance perdue. Leur rôle d'avant-gardes a été certifié par l'État capitaliste, et il est confirmé quotidiennement par la presse bourgeoise. Les révolutionnaires interdits retournent à Censier. Cette fois-ci, ils ne sont pas chassés. Tout le monde est compatissant. Des réunions de protestation contre l'interdiction sont tenues. Des manifestations pour protester contre l'incarcération de camarades sont organisées. Les révolutionnaires sont suivis par des flics. Une sentinelle est placée à l'entrée de Censier -pour la première fois depuis l'occupation. Les groupuscules révolutionnaires luttent pour leur sauvegarde : il est temps de s'organiser. Une atmosphère de surexcitation et des éléments de paranoïa sont introduits à Censier.

Censier est transformé : les militants des comités d'action se voient examinés, de la même façon que les étudiants sont examinés par les professeurs. Les militants sont jugés, classés. Ils sont encore une fois une sous-classe ; ils sont politiquement non encore formés, ils sont de la pâte non travaillée. Ils sont de la matière première qui doit être coordonnée, organisée, commandée.

C'est à ce moment-là que les comités ouvriers-étudiants quittent Censier. L'Assemblée Générale des Comités d'Action Ouvriers-Étudiants change de nom : elle devient le Comité Inter-Entreprises. Il est maintenant principalement composé d'ouvriers de différentes entreprises ; il devient une occasion pour les membres des comités de base nouvellement constitués d'échanger leurs expériences. Il ne se réunit plus quotidiennement, mais une fois par semaine. Certains comités d'usine particuliers, tel que le Comité Citroën, continuent de mener une existence indépendante. Les ouvriers continuent de s'exprimer, d'apprendre, d'entreprendre et d'agir à l'intérieur des comités d'action. Mais les comités ne sont plus des endroits d'expression de soi pour tous les travailleurs ; ils ont été éloignés des usines et des universités. Ce sont des groupes de gens. Ils n'ont ni de stratégie ni de programme politique. Ils ont une perspective. Et ils savent qu'on les a eus ; ils savent qui et comment.

La répression elle-même donne naissance au type de « gauche » qui est décrit par la propagande : une « gauche » composée de sociétés clandestines, d'avant-gardes persécutées, de chefs tragiques, et même d'étudiants concernés par les problèmes étudiants.

Lorsque la grève générale est terminée, lorsque les comités ouvriers-étudiants ont disparu, Censier devient « organisé » pour la première fois depuis son occupation : il acquiert une hiérarchie interne. Les révolutionnaires d'avant-garde frustrés, qui n'avaient pas été capables de conduire, d'organiser, de préparer, pendant la crise, apportent maintenant leurs talents à Censier. Ils se font une place dans le Comité Central d'Occupation. Ils constituent un Comité Central de Coordination qui affecte des salles aux groupes appropriés de façon méthodique. Ils expliquent que les « anarchistes » correspondaient à « un stade antérieur de la lutte », et que maintenant la « lutte » exige de la centralisation, de la coordination, de la direction. Ils allouent des salles à de nouveaux groupes - de nouveaux comités - composés exclusivement d'étudiants. Et ils président des commissions sur la réorganisation de l'université et la transformation des cours.

Les « problèmes étudiants » arrivent à Censier pour la première fois depuis l'occupation. La police suit de près les « problèmes étudiants ». Quand la police occupe Censier, personne ne tente de défendre le bâtiment : il n'y a rien à défendre ; Censier consiste maintenant en une « masse » d'étudiants qui est concernée par les modalités d'une université réorganisée, et une « avant-garde » concernée par son maintien dans le Comité Central. C'est une coquille vide qui est prise par la police.

F. Perlman

DEUXIEME PARTIE

Kalamazoo, Février 1969

Évaluation et Critique

Les limites de l'escalade

Pourquoi avons-nous participé aux comités d'action ouvriers-étudiants ? Qu'avons-nous pensé qu'il se passait quand la grève générale a commencé ? Quelle était la base de ce que nous avons pensé ? Les étudiants ont cessé d'accepter l'État et les autorités académiques à l'intérieur des universités. Régulièrement contrôlées et administrées par l'État, et dans ce sens « propriété de l'État », les universités furent transformées en institutions « sociales » où les étudiants déterminaient ce qui devait être fait, ce qui devait être discuté, qui devait prendre les décisions et édicter les règles.

Dans de nombreuses assemblées générales, les gens manifestaient la conscience que, si les universités devaient rester entre les mains de ceux qui s'y rassemblaient, les ouvriers, eux, devaient prendre le contrôle des usines. En fait, ces gens-là se rendirent aux usines pour dire aux ouvriers : « Nous avons pris le contrôle des universités. Pour que cela soit permanent, vous devez prendre le contrôle des usines ». Certains ouvriers commencèrent à « imiter » le mouvement étudiant de façon indépendante. À Renault, par exemple, la grève débuta avant que les « étudiants » n'y viennent. C'est également vrai pour Sud-Aviation. Pour plusieurs autres usines, de jeunes ouvriers, qui avaient rejoint les étudiants sur les barricades, commencèrent à suivre l'«exemple » des universités en appelant à la grève et à la prise éventuelle de contrôle des usines par les ouvriers.

C'est pourtant ici que l'on doit faire la première critique. En réalité, nous n'avions pas compris la pleine signification du « modèle » des occupations d'université, et, par conséquent, notre perspective d'«assemblées générales dans les usines » n'avait pas la base que nous pensions qu'elle avait.

Ce qui s'était passé dans les universités, c'était que des étudiants, des ouvriers et d'autres, s'étaient emparés de bâtiments de l'État, et qu'ils avaient pris pour eux-mêmes le pouvoir exercé autrefois par l'État. Cependant, ils ne « réorganisèrent » ou ne « restructurèrent » pas l'université ; ils ne substituèrent pas une université « gérée par les étudiants » à une université administrée par l'État ; ils ne réformèrent pas l'université capitaliste. Les occupations n'établirent pas de « pouvoir étudiant » dans les universités ; les étudiants n'élurent pas ou ne désignèrent pas une nouvelle administration, cette fois-ci une bureaucratie étudiante, pour administrer l'université à la place de la bureaucratie de l'État. En fait, les occupants des universités rejetèrent la bureaucratie étudiante traditionnelle, le syndicat étudiant (l'Union Nationale des Étudiants de France, l'UNEF).

Ce qui est encore plus important, c'est que les « étudiants » ne prirent pas le « contrôle » des universités. À la Sorbonne, à Censier, à Nanterre et ailleurs, l'université fut proclamée propriété sociale ; les bâtiments occupés devinrent des ex-universités. Les bâtiments étaient ouverts à la société tout entière - aux étudiants, aux professeurs, aux ouvriers - à quiconque désirait y entrer. En outre, les ex-universités étaient administrées par leurs occupants, qu'ils soient ou non des étudiants, des ouvriers, des citadins. À Censier, en effet, la majorité des occupants n'étaient pas des « étudiants ». Cette socialisation s'accompagna d'un éclatement de la division du travail, la division entre « intellectuels » et « ouvriers ». En d'autres termes, l'occupation représenta l'abolition de l'université en tant qu'institution spécialisée réservée à une couche particulière de la société (les étudiants). L'ex-université devient socialisée, publique, ouverte à tous.

Les assemblées générales dans les universités étaient des instances d'auto-organisation des gens qui étaient à l'intérieur d'un bâtiment particulier, quelles que soient leurs spécialisations antérieures. Elles n'étaient pas des instances d'auto-organisation des étudiants sur « leurs propres » affaires.

Cependant, l'«escalade » n'alla pas plus loin. Quand les gens qui ont organisé leurs activités à l'intérieur des universités occupées sont allés vers les « ouvriers », soit sur les barricades, soit dans les usines, et quand ils ont dit aux "ouvriers" : « VOUS devriez prendre le contrôle de VOS usines », ils ont témoigné d'un manque complet de conscience à propos de ce qu'ils étaient déjà en train de faire dans les ex-universités.

Dans les ex-universités, la division entre « étudiants » et « ouvriers » fut abolie dans l'action, dans la pratique quotidienne des occupants ; il n'y avait pas de « tâches étudiantes » ou de « tâches ouvrières » particulières. Cependant, l'action alla plus loin que la conscience. En allant vers les « ouvriers », les gens voyaient les ouvriers comme un secteur spécialisé de la société, ils acceptaient la division du travail.

L'escalade était allée jusqu'à la constitution d'assemblées générales d'éléments de la population à l'intérieur des universités occupées. Les occupants ont organisé leurs propres activités.

Cependant, ces gens qui ont « socialisé » les universités n'ont pas vu les usines comme des moyens de production SOCIAUX ; ils n'ont pas vu que ces usines n'ont pas été créées par les ouvriers qui y étaient employés, mais par des générations de travailleurs. Tout ce qu'ils ont vu, étant donné que c'est visible à la surface, c'est que ce ne sont pas les capitalistes qui produisent mais les ouvriers. Mais c'est une illusion. Renault, par exemple, n'est en aucune manière le « produit » des ouvriers employés à Renault ; Renault est le produit de générations de gens (et pas seulement en France) qui comprennent des mineurs, des fabricants de machines, des producteurs de nourriture, des chercheurs, des ingénieurs. Penser que les usines automobiles Renault « appartiennent » aux gens qui y travaillent aujourd'hui est une illusion. Ce fut pourtant la fiction acceptée par des gens qui avaient rejeté la spécialisation et la « propriété » dans les universités occupées.

Les « révolutionnaires », qui avaient transformé les universités en lieux publics et par conséquent en propriété de personne, n'étaient pas conscients du caractère SOCIAL des usines. Ce qu'ils contestaient, c'était le « sujet » qui contrôlait la propriété, le « patron ». La conception des « révolutionnaires » était que « les ouvriers de Renault devaient diriger les usines à la place des bureaucrates de l'État ; que les ouvriers de Citroën devaient gérer Citroën à la place des patrons capitalistes ». En d'autres termes, la propriété privée ou la propriété d’État doivent être transformées en la propriété d'un groupe : Citroën doit devenir la propriété des ouvriers employés à Citroën. Et puisque cette « corporation » d'ouvriers n'existe pas dans le vide, elle doit établir un mécanisme pour communiquer avec les autres corporations « extérieures » d'ouvriers. En conséquence, elles doivent mettre en place une administration une bureaucratie, qui « représente » les ouvriers d'une usine particulière. Un seul élément de cette conception corporatiste a été influencé par le « modèle » des universités occupées De même que le syndicat étudiant était refusé comme « porte-parole » des occupants de l'université, de même le syndicat traditionnel (la Confédération Générale du Travail) fut refusé comme « porte-parole » des ouvriers constitués en corporation : « les ouvriers ne doivent pas être représentés par la CGT ; ils doivent se représenter eux-mêmes », c'est-à-dire par une nouvelle bureaucratie élue démocratiquement.

Ainsi. même dans les perspectives des occupants de l'université, les usines ne devaient pas être socialisées. Par conséquent, les « assemblées générales » à l'intérieur des usines n'avaient pas la même signification que dans les universités. Les usines devaient devenir la propriété d'un groupe, comme les entreprise yougoslaves. Ces entreprises ne sont pas contrôlées socialement ; elles sont gérées par des bureaucraties à l'intérieur de chaque entreprise.

En combattant la police gaulliste dans la rue, les gens contestaient la légitimité de ce pouvoir sur leur vie. En occupant un bâtiment comme Censier, ils contestaient la légitimité des bureaucrates qui contrôlaient cette « institution publique ». Les gens occupèrent Censier qu'ils y aient été ou non étudiants ; personne n'a agi comme si Censier « appartenait » aux étudiants qui s'y étaient inscrits pour les cours. Mais on n'a pas appliqué la même logique aux usines. Les gens ne sont pas allés à Renault et à Citroën en disant : « Cette entreprise n'appartient pas aux capitalistes, ou à l’État, pas plus qu'elle n'appartient à la CGT. De plus elle n'appartient pas à une nouvelle bureaucratie que l'on pourrait mettre en place Elle appartient au peuple, ce qui nous inclut. Renault est à nous. Et nous allons y pénétrer Tout d abord, nous voulons voir ce que c'est et, ensuite, nous trouverons ce qu'il faut en faire ».

En mai, il était certainement possible pour dix mille personnes d'aller jusqu'à Renault et de l'occuper. Plus de dix mille personnes manifestèrent en effet leur « solidarité » avec les ouvriers de Renault, et ils marchèrent depuis le centre de Paris jusqu'à l'usine Renault de Billancourt. Mais l'idée dominante était que les ouvriers qui y étaient employés devront décider ce qui se passera à l'intérieur de l'usine. Les manifestants acceptaient la permanence la plus importante de la vie capitaliste : ils acceptaient la propriété, ils voulaient seulement un nouveau propriétaire.

Un petit nombre d'ouvriers d'une usine chimique se rendirent à Censier pour inviter « les personnes extérieures » à venir dans l'usine, mais leur invitation n'eut pas de conséquence, et on s'opposa même à elle avec des arguments « révolutionnaires » comme « Nous nous substituerions aux ouvriers ».)

L'idée selon laquelle « les moyens de production appartiennent aux travailleurs » fut interprétée comme signifiant que les ouvriers sont propriétaires de l'usine particulière dans laquelle ils travaillent. Il s'agit là d'une vulgarisation extrême. Une telle interprétation signifierait que l'activité particulière, à laquelle quelqu'un est condamné par la lutte pour le salaire dans la société capitaliste, est l'activité à laquelle il est condamné quand la société sera transformée. Qu'en est-il si quelqu'un qui travaille dans une usine automobile préfère peindre, être fermier, voler ou faire de la recherche, que de produire des automobiles sur des lignes de montage ? La révolution, cela voudrait dire que les ouvriers, à ce moment-là, iraient partout dans la société, et il est douteux que beaucoup d'entre eux retourneraient à leur usine automobile particulière dans laquelle le capitalisme les avait condamnés à travailler

Le mouvement étudiant était imprégné des exemples historiques de « conseils ouvriers » en Russie, en Allemagne, en Espagne, en Hongrie et en Yougoslavie. Une tactique par laquelle des ouvriers d'une usine peuvent s'opposer efficacement à ce que la bureaucratie de cette usine ne soit transformée en un « programme révolutionnaire ». Les « conseils ouvriers » ont dû être créés dans les usines par les ouvriers eux-mêmes, de la même façon que les occupations ont été mises à exécution par les étudiants.

Cependant, ce qui s'est passé le 15 mai, c'est qu'une « grève sauvage » a éclaté, c'est-à-dire un événement qui reste dans les limites d'une activité ayant lieu dans la société capitaliste. La grève sauvage dégénéra en une grève bureaucratique à cause de l'échec du mouvement révolutionnaire à « s'intensifie » ou à déborder dans les usines. Les militants n'avaient pas de perspectives pour passer de la grève sauvage, de la rébellion contre l'autorité, à la libération de la vie quotidienne. En quelques jours, le contrôle de la grève fut pris par la bureaucratie syndicale, et, dans ce sens, cette grève ne fut même pas une grève sauvage réussie. L'étape manquante entre la lutte étudiante et la grève générale interdit en réalité la voie de l'escalade : le mouvement étudiant ne « s'intensifia » pas en un mouvement à l'intérieur des usines.

Peut-être, après le déclenchement de la grève, y avait-il encore des possibilités d'escalade, des possibilités pour un pas de plus en direction de la transformation de la vie quotidienne. Les gens luttaient encore. Avec dix millions d'ouvriers en grève et des milliers de gens dans les rues chaque jour, l'escalade aurait pu prendre la forme d'une tentative systématique pour détruire l'appareil d’État. L'orientation du mouvement était anti-étatique ; l'État administrait les universités et son pouvoir avait été aboli. Il y avait eu une escalade jusqu'au 10 mai. Les étudiants communiquaient leurs intentions aux autres étudiants dans la rue. Et leurs intentions étaient très précises. Le 10 mai, ils étaient déterminés à reprendre leurs universités. Ils étaient soutenus par la majorité des étudiants, par de jeunes ouvriers qui les avaient rejoints dans la rue, et par les gens du voisinage (le Quartier Latin). Cependant, après le 10 mai, une série de petites manifestations « reproduisent » la manifestation et la lutte du 10 mai, et elles ne constituent plus des « escalades » de la lutte. Des milliers de gens participent à ces actions ; il y a des confrontations incessantes avec la police. Mais il n'y a plus la détermination de prendre le contrôle d'une activité essentielle.

Par exemple, le pouvoir de l’État, qui n'osait envoyer son armée ou sa police nulle part entre le 16 et le 20 mai, utilisait un petit groupe de flics pour diffuser des informations à travers toute la France. L'État diffusait ses « informations » à partir d'une tour, et ces quelques flics se tenaient devant elle ; et tout le monde savait en France que c'étaient des mensonges qui étaient diffusés (par exemple, que les ouvriers étaient en grève pour leurs revendications syndicales, et que les étudiants étaient très désireux de passer leurs examens).

Les gens dans les universités et dans les rues, ainsi que les ouvriers en grève, avaient réellement besoin de communiquer avec le reste de la population, simplement pour décrire ce qu'ils avaient fait et qu'ils faisaient. Pourtant, dans cette situation où le « rapport de forces » était du côté de la population et non pas de l’État (selon le point de vue des deux côtés), lorsque les « révolutionnaires » pensaient qu'ils avaient déjà gagné et que le gouvernement pensait qu'il avait déjà sombré, dans cette situation donc, entre le 16 et le 20 mai, la seule chose qui se passa concernant ce manque d'informations fut que les gens chuchotèrent à ce propos dans la rue, et que certains dirent vaguement : « nous devrions nous emparer de la station de la radio nationale ».

Le 22 mai, un groupe de mini-bureaucrates, qui y voyaient l'occasion d'organiser « le parti révolutionnaire », appelèrent les « délégués officiels » de tous les comités d'action à une réunion qui devait organiser la prochaine « grande » manifestation. En réalité, la nature de la manifestation avait été préparée avant que la réunion n'ait eu lieu ; les délégués furent réunis pour aider les bureaucrates à inventer des « slogans ». Et ce qui avait été décidé, c'était que, le 24 mai, une autre démonstration de force devait se dérouler, devant une gare de chemin de fer ; il avait été aussi décidé que la seule différence entre cette manifestation et les manifestations précédentes serait les slogans. Mais ce n'était plus une nécessité de montrer à ceux qui étaient au pouvoir que « nous étions forts ». En d'autres termes, ce ne devait pas être une transformation de la réalité, des activités de la vie quotidienne ; ce devait être une transformation des slogans (c'est-à-dire des mots, et, en fin de compte, si les mots « prenaient », alors les idées dans la tête des gens seraient transformées). Les mini-bureaucrates décidèrent de ne pas s'engager dans quelque chose d'aussi aventuriste que l'occupation de la station de radio par des éléments de la population qui en avaient marre de la répression idéologique de la radio. « Nous ne serons pas assez nombreux et nous serons abattus ». raisonnaient les mini-bureaucrates, qui étaient si habitués à penser en termes de « groupes révolutionnaires » de vingt membres ou moins affrontant toute la police de France qu'ils envisageaient les choses de la même manière en mai. L'autre « idée » était : « Nous ne pouvons pas protéger tous ces gens de la police », une idée qui dévoile la façon dont ces « meneurs » considèrent « leurs moutons ». La seule activité qui intéressait les mini-bureaucrates était de maintenir l'ordre chez les manifestants, en se désignant eux-mêmes comme le « service d'ordre », en maintenant les gens sur les trottoirs, ou dans les rues, en disant aux manifestants ce qu'ils devaient faire, en les faisant se disperser. De sorte que la voie vers une escalade potentielle fut barrée le 24 mai.

L'auto-organisation en assemblées générales

Les assemblées générales ne fonctionnaient, à la Sorbonne et à Censier, que lorsque les occupants du bâtiment se rencontraient pour préparer une nouvelle action, que lorsqu'ils se réunissaient pour organiser leurs activités pratiques. Si une action concrète n'était pas proposée, l'assemblée générale avait tendance à dégénérer.

A la Sorbonne, par exemple, les interventions du Mouvement du 22 Mars furent très importantes. Les militants du 22 Mars annonçaient ce qu'ils avaient l'intention de faire, et les gens réunis en assemblée générale organisaient leurs propres actions en sachant qu'une action concrète se déroulerait un jour précis. Les militants du 22 Mars ne se désignèrent pas (ou ne se firent pas élire) comme bureaucrates ou porte-parole des assemblées générales ; ils continuaient la lutte pour se libérer eux-mêmes, et ils refusaient de reconnaître le droit à quiconque de définir ou de limiter les termes de leur libération, qu'il s'agisse d'une bureaucratie d’État ou d'une bureaucratie « révolutionnaire » consistant en « représentants » élus d'une assemblée générale. Lorsqu'ils renoncèrent à cette liberté, lorsque les militants du 22 Mars permirent aux présidents auto-désignés d'une assemblée générale de définir leur action, comme dans les réunions de préparation de la manifestation du 24 mai, le résultat ne fut pas la libération de qui que ce soit, mais plutôt la contrainte du mouvement tout entier.

Les militants du 22 Mars n'étaient pas les seuls qui confrontaient les assemblées générales au choix de se joindre ou de s'opposer à des actions. Des individus prenaient le droit d'interrompre les discussions d'une assemblée générale pour décrire des actions dans lesquelles ils étaient engagés, pour chercher de l'appui, et pour confronter les « sympathisants » passifs et les « spectateurs révolutionnaires » à ce défi : « Que FAITES-VOUS réellement pour vous libérer ? ».

On abusait fréquemment de ce droit d'intervenir, qui était accordé pratiquement à tout le monde. Toutes sortes et variétés de petites actions étaient décrites lors des assemblées générales, et pas seulement des actions qui étaient importantes et possibles en termes de la situation modifiée et du pouvoir social des gens prêts à agir.

Quand il n'y avait pas d'actions collectives qui soient significatives en tant que transformations de la situation sociale, les assemblées générales perdaient leur caractère d'activité auto-organisée, et elles dégénéraient souvent en public de spectateurs ennuyés par les machinations des bureaucrates au premier rang. Cette dégénérescence était fréquemment expliquée comme un défaut structurel des assemblées générales ; les comités d'action étaient censés être des structures plus efficaces. Mais les comités d'action faisaient partie intégrante de l'assemblée générale. L'assemblée générale, une grande masse de gens, ne pouvait elle-même exécuter des actions : les actions étaient mises en œuvre par de plus petits groupes de gens qui organisaient et préparaient les projets qui avaient été choisis et définis par l'assemblée. Les comités d'action ne représentaient pas une nouvelle « structure sociale » qui devait être la « forme de la société future ». La seconde fonction des comités d'action était de rendre possibles la communication directe, le développement des idées et des perspectives, la définition des tâches concrètes, qui n'auraient pas été réalisables parmi une plus grande masse de gens. Cependant, quand les comités d'action devinrent « institutionnalisés », quand ils ne situèrent plus leur activité dans le contexte de l'assemblée générale qui les a suscités, quand les membres du comité commencèrent à considérer leur comité comme une institution, comme une chose dont l'importance s'expliquait en termes d'un « mouvement révolutionnaire » mystérieux, l'activité des comités perdit son contexte. En conséquence, la dégénérescence des assemblées générales fut en réalité tout simplement un reflet de la dégénérescence des comités d'action : ce n'est pas parce qu'il y avait des bureaucrates que les militants du comité d'action étaient incapables de dire quelque chose de pertinent à l'assemblée générale, mais c'est précisément parce que les militants avaient cessé d'avoir quelque chose à dire qu'il y avait des bureaucrates.

Le Comité d'Action Citroën était l'un de ces groupes qui cessèrent d'avoir des actions pertinentes à présenter à l'assemblée générale de Censier. Ce comité, comme les autres, n'était pas capable d'engager une action qui était manifestement libératrice pour l'ensemble des gens réunis en assemblée. Le comité décrivait ses « contacts » avec des ouvriers étrangers, ses tentatives pour créer des lieux pour des discussion sans entraves à l'intérieur des usines, ses essais pour encourager les ouvriers à prendre les camions de l'usine pour aller chercher la nourriture que des paysans étaient prêts à leur distribuer gratuitement. Cependant, les gens du Comité Citroën n'allèrent pas, par exemple, à l'usine pour dire : « Nous savons où il y a de la nourriture, et nous avons besoin des camions qui sont dedans », et ils ne proposèrent pas à l'assemblée générale : « Nous allons aller à l'intérieur de l'usine pour prendre les camions, et nous avons besoin de cinquante personnes pour nous aider ».

Et pourtant le Comité Citroën continua d'exister, et de « fonctionner ». Qu'avons-nous fait réellement au cours du mois qui a suivi le déclenchement de la grève, et qu'avons-nous pensé que nous faisions ? Nous sommes-nous livrés à tant de mouvement parce que nous « aimions les ouvriers » ?

Une partie des raisons pour lesquelles nous nous rendîmes aux usines fut que nous nous considérions comme la force tout simplement physique qui pouvait aider les ouvriers à prendre le contrôle des usines. Cependant, l'initiative dans ce cas fut laissée « aux ouvriers », et puisque les ouvriers ne se sont pas libérés eux-mêmes de leur bureaucratie syndicale, l'initiative fut laissée aux bureaucrates du syndicat. En conséquence, en tant que « force physique », les militants du comité d'action allèrent aux portes de l'usine pour aider la CGT. Les premiers tracts du Comité Citroën confirment en effet cela : « Travailleurs, nous soutenons vos droits politiques et syndicaux... vos revendications... Vive les libertés politiques et syndicales ». Ces déclarations ne peuvent avoir qu'une signification dans une situation où il y a un syndicat dominant : elles ne peuvent que signifier : vive la CGT, quelles que soient les illusions des personnes qui ont écrit les tracts. La logique qui est derrière ces propositions était approximativement la suivante : « II n'est pas nécessaire de choquer les ouvriers en attaquant leur syndicat, qu'ils acceptent ». Mais la même logique aurait pu être étendue à la proposition : « Nous ne devrions pas choquer les ouvriers en attaquant la société capitaliste, qu'ils acceptent ».

C'était une stratégie réformiste, sans aucun élément réel qui aille au-delà du réformisme. Cette stratégie n'était rien de plus qu'un soutien donné à une grève sauvage, et lorsque la grève fut prise en mains par le syndicat, les militants du comité soutinrent une grève syndicale bureaucratique traditionnelle.

L'auto-organisation en comités d'action

Quel type de conscience conduisit les militants du comité d'action à cette stratégie réformiste ? Caractérisée en termes très généraux, c'est une conscience qui accepte tout simplement la très grande majorité des permanences et des conventions de la vie quotidienne capitaliste ; une conscience qui accepte l'organisation bureaucratique, la propriété privée, la représentation des ouvriers par les syndicats, la séparation des ouvriers en termes de tâches et d'endroits particuliers dans la société ; en bref, c'est une conscience qui accepte la société capitaliste. C'est dans ce cadre que les militants « se meuvent ». Ils « agissent », mais ils n'appliquent pas à l'extérieur de Censier ce qu'ils ont déjà fait à l'intérieur de Censier. Auto-organisés à Censier, ils acceptent encore la société capitaliste. (Un petit exemple de cela : les « révolutionnaires » qui pensent qu'ils luttent pour abolir la société capitaliste une fois pour toutes, n'emploient pas ces termes-là parce qu'ils craignent la répression qui arrivera dès que la « stabilité » sera restaurée). Ils veulent participer à toutes les actions qui ont lieu : ils soutiennent les ouvriers qui font grève pour des salaires plus élevés, ils soutiennent les ouvriers qui demandent plus de « droits » pour les bureaucrates syndicaux, ils soutiennent les gens qui font grève pour une « station de radio nationale autonome », même si cela est en contradiction avec les autres « idées » qu'ils ont.

Il y eut, naturellement, plusieurs types de comités d'action : certains étaient aussi réformistes que le Parti Communiste et que le syndicat ; d'autres essayaient de définir une « stratégie révolutionnaire » en passant par des « étapes de transition » réformistes ; des militants des comités d'action projetaient l'auto-organisation des universités sur les usines, mais ils projetaient une auto-organisation corporatiste plutôt que sociale. Cette auto-organisation corporatiste dans les usines plaisait à deux genres de personnes : elle plaisait aux anti-communistes et aux libéraux, et elle plaisait aux communistes anarchistes. Pour les anti-communistes, l'auto-organisation dans chaque usine signifiait que les ouvriers organiseraient un autre syndicat dans chaque usine et qu'ils sortiraient de la CGT. Les « radicaux » ne critiquèrent pas clairement cette perspective, et c'est précisément à cause de cela qu'ils eurent encore moins d'attrait pour les ouvriers que les bureaucrates de la CGT. Les ouvriers sont manifestement beaucoup plus forts avec la CGT qu'ils ne le seraient avec des syndicats séparés dans chaque usine. Des membres de la CGT furent en effet assez raisonnables pour rejeter une perspective qui ne promettait guère plus que le morcellement existant dans la société capitaliste. Les organisations ouvrières « autonomes » remplaceraient le syndicat national dans la tâche consistant à vendre la force de travail, c'est-à-dire à négocier avec les patrons capitalistes ou ceux de l'État, et ils auraient évidemment moins de force pour faire cela qu'un syndicat national.

Quelle a donc été l'«action » des comités d'action après le déclenchement de la grève ? Ils « entretenaient quelque chose ». Ils « continuaient le combat ». Les militants dépensèrent du temps et de l'énergie. Pourquoi ? Était-ce simplement parce que personne n'avait rien à faire que des amis venaient voir des amis, que des « intellectuels » venaient « parler aux ouvriers » ? Le Comité Citroën, par exemple, continuait de se réunir tous les jours. Certains jours étaient passés à discuter d'un article écrit par deux de ses membres ; un autre jour, un ouvrier écrivait un tract réformiste ; dans une autre occasion, il y eut un combat avec des fascistes devant l'usine. Les gens étaient certainement occupés. Mais agissaient-ils dans une direction ? Avaient-ils une stratégie, des perspectives ?

Certains d'entre nous avaient des perspectives. Mais nous fûmes incapables de définir des actions qui auraient mené de là où nous étions jusque là où nous voulions aller. Nous appelions à une « assemblée générale des ouvriers », à la « défense des usines par les ouvriers ». Mais ce n'étaient pas nos actions qui devaient conduire à, ou susciter, ces événements. Il y avait une attente (ou un espoir) que quelqu'un d'autre, quelque part ailleurs, provoquerait ces choses-là. Si « quelqu'un » avait fait cela, il y aurait alors eu autodéfense, escalade, etc. Nos « perspectives » étaient fondées sur des événements qui n'avaient en réalité pas eu lieu. D'une manière ou d'une autre, « les ouvriers » devaient réaliser eux-mêmes ces perspectives, alors même que les gens qui avaient ces perspectives n'étaient pas à l'intérieur des usines. Les gens du comité d'action n'allaient pas dans l'usine pour appeler à la formation d'une assemblée générale de tous ceux qui y étaient présents, à la façon dont ils auraient procédé à Censier. Ils disaient aux ouvriers de le faire. Et il n'y avait pas d'éléments significatifs chez les ouvriers pour le faire. Si un groupe quelconque d'ouvriers avait constitué une telle assemblée générale, cela aurait signifié que ces ouvriers étaient plus « radicaux » que les militants de Censier, qui étaient eux incapables de traduire des paroles en actions. Mais une usine remplie d'ouvriers qui auraient été plus « radicaux » que les gens de Censier aurait évidemment fourni la base pour de grandes perspectives. Si un groupe d'ouvriers avait invité la population à utiliser librement la technologie, à emporter les voitures et les machines chez elle, cette action aurait clairement mené à différents types d'«escalade ». Ces ouvriers auraient aussi été confrontés à la timidité des autres ouvriers.

Les militants qui se rassemblaient à Censier attendaient que l'action vienne d'une « masse » conçue mythiquement, qui a ses propres perspectives et qui agit. Cette dépendance vis-à-vis de l'action extérieure peut être située à l'origine même de la formation des comités d'action ouvriers-étudiants à Censier. Le 6 mai déjà, les jeunes ouvriers et les intellectuels qui combattaient ensemble sur les barricades commencèrent les discussions. Ces groupes d'étudiants et d'ouvriers continuèrent les discussions lorsqu'ils occupèrent Censier le 11 mai, en assemblées générales ou en groupes plus petits. Ce fut dans ces premières assemblées que les « militants » de Censier furent confrontés à des actions radicales proposées par des ouvriers.

Il y avait un grand nombre d'ouvriers parmi les occupants de Censier. Beaucoup de ces ouvriers comprirent que la continuité de la vie quotidienne capitaliste avait été brisée, qu'une rupture avait eu lieu, que les permanences de la vie avaient été suspendues ; ils comprirent par conséquent que de nouvelles activités étaient possibles. D'autres ouvriers considérèrent en revanche les manifestations étudiantes et les combats de rue comme une occasion pour poser de nouvelles revendications matérielles. Cependant, les « intellectuels » de Censier avaient tendance à fusionner tous les ouvriers dans la même « classe » ; ils ne firent pas de distinction entre ceux qui étaient là pour réformer la vie capitaliste et ceux qui avaient l'intention d'abolir le capitalisme, et par conséquent ils furent incapables de se concentrer sur la nature spécifique des actions proposées par les ouvriers radicaux.

Par exemple, de jeunes ouvriers d'une école privée d'imprimerie annoncèrent qu'ils avaient mis leur directeur à la porte, qu'ils étaient sur le point d'occuper leur école et qu'ils voulaient mettre les presses à la disposition des gens réunis à Censier. Mais les « militants » de Censier n'étaient pas aussi radicaux que ces ouvriers ; occupant « illégalement » un bâtiment universitaire, ils mirent en doute la « légalité » de l'action proposée par les jeunes ouvriers (qui auraient mieux fait de proposer cette action aux membres du Mouvement du 22 Mars). Un autre exemple : deux ou trois ouvriers vinrent de l'entreprise de distribution des journaux à Paris. Ils appelèrent les militants de Censier à se joindre à eux pour arrêter la distribution des journaux ; ils demandèrent aux gens rassemblés à Censier d'expliquer aux ouvriers de leur entreprise ce qui était en train de se passer dans les universités.

Les militants qui écoutaient ces suggestions ne réagirent pas comme s'ils étaient eux-mêmes des agents actifs qui pouvaient transformer une situation sociale dans une usine réelle en y allant en personne. (L'un des auteurs de cet article était présent lors d'une discussion qui eut lieu avant le 10 mai entre un militant du Mouvement du 22 Mars (Dany Cohn-Bendit) et des gens qui ont eu ensuite de l'influence sur le développement de Censier occupé. Il était clair que les futurs occupants de Censier ne se définissaient pas de la même manière que Dany se définissait lui-même ; Dany considérait son activité comme une force dynamique qui pouvait transformer la situation sociale ; mais ils questionnèrent Dany sur le « soutien » qu'il avait, sur les « masses » qu'il avait « derrière lui ». Leur conception était que, d'une manière ou d'une autre, les « masses » se lèveraient et agiraient, et que les militants ne seraient capables de définir leurs rôles que dans le contexte de cette « masse » active. Ces militants se considéraient comme impuissants à transformer un ensemble concret d'activités).

En conséquence, lorsque les comités d'action ouvriers-étudiants ont été fondés à Censier, les gens qui étaient à l'origine de ces comités définissaient déjà pour eux-mêmes un rôle différent de celui qui avait été joué par le Mouvement du 22 Mars et de celui qui avait été exprimé par Dany Cohn-Bendit. Les militants de Censier constituèrent des comités d'action au lieu de se joindre aux ouvriers radicaux pour transformer la vie sociale. Il est ironique que les militants constituèrent des « comités d'action » justement au moment où ils renonçaient à l'action. Ils avaient en effet une certaine conception de l'«action ». Ce n'est pas la même action que celle du Mouvement du 22 Mars - à savoir un groupe particulier de gens qui transforment eux-mêmes une activité sociale concrète. C'est une action qui consiste à suivre l'activité « spontanée » d'un groupe social, en particulier celle de « la classe ouvrière ». L'objectif est de « Servir le peuple ». Par exemple, si des ouvriers occupaient une usine et ouvraient ses portes aux militants, alors ils y iraient pour aider ; ensuite il ne serait pas question de « légalité ».

Cette absence d'action directe de la part des militants est justifiée idéologiquement dans les assemblées générales de Censier par la construction d'une mythologie sur les « actions révolutionnaires » accomplies par « les ouvriers eux-mêmes ». Puisque les militants n'agissent pas par eux-mêmes, mais qu'ils suivent les actions « des gens », le mythe les assure que « les gens » sont capables d'agir « spontanément ». La ville de Nantes est mythologisée comme « commune ouvrière » lorsque les ouvriers sont censés régir toutes les activités de leur vie quotidienne, alors que ce qui s'était passé à Nantes c'était qu'une nouvelle bureaucratie avait temporairement pris le pouvoir sur le réseau de distribution. La même sorte de mythologie est développée autour des soi-disant « activités révolutionnaires » des ouvriers dans l'usine chimique de Rhône-Poulenc. L'on raconte que les ouvriers avaient mis à la porte les bureaucrates syndicaux et qu'ils s'étaient organisés en comités de base qui contrôlaient l'usine tout entière ; là, semble-t-il, il y a une perspective d'auto-organisation mise en œuvre par les ouvriers à l'intérieur de leur usine. La réalité, c'est que c'est la bureaucratie syndicale dans cette usine qui a créé les « comités de base » pour tenter de récupérer l'agitation qui se produisait chez les ouvriers, et en outre, par son contrôle d'un « comité central de grève », la bureaucratie syndicale maintint son pouvoir dans cette usine depuis le début jusqu'à la fin de la grève. Certains ouvriers de cette usine chimique virent une possibilité de transformer les comités de base en de réelles sources de pouvoir des ouvriers ; ces ouvriers vinrent à Censier pour essayer de convaincre les autres de l'urgence de transformer ces comités ; ils se définirent eux-mêmes comme des militants ayant le pouvoir de changer leur situation. Mais, sur la base de ce que ces ouvriers dirent, les militants de Censier ne définirent pas d'actions concrètes grâce auxquelles ils auraient transformé les comités de base ; au lieu de cela, ils transformèrent les déclarations de ces ouvriers en confirmations des mythes sur « l'activité révolutionnaire spontanée de la classe ouvrière ».

Sur la base ce cette mythologie, les militants de Censier s'éloignèrent encore plus de l'action directe. Plus ils se détournaient de l'action effectuée par eux-mêmes, et plus leurs perspectives devinrent radicales pour l'action des autres. Ils développèrent des conceptions d'«autogestion par les ouvriers eux-mêmes » et des conceptions de « grève active » (les ouvriers en grève devaient commencer à produire par eux-mêmes). En d'autres termes, les militants de Censier construisaient une idéologie. Ils mettaient cette idéologie dans des tracts qui étaient distribués aux ouvriers. Cependant, il est ironique de penser que les tracts de Censier ont parlé de « grève active », d'une économie gérée par les ouvriers eux-mêmes, après que la bureaucratie syndicale avait déjà pris le contrôle de la grève dans toute la France. Cette action n'a jamais eu lieu dans la réalité ; elle a eu lieu dans les discussions et dans les débats entre les militants des comités d'action à Censier.

La critique des actions

Si la conscience des militants des comités d'action n'allait pas au-delà des limites d'une perspective capitaliste et bureaucratique, pourquoi tant de « militants révolutionnaires » ont-ils été attirés par Censier pendant plus d'un mois après la prise en mains de la grève par le syndicat ? Quelle était la nature des « actions » de ces comités ?

Les diverses conceptions et positions politiques rassemblées dans les comités de Censier ne peuvent pas être caractérisées comme réformistes en soi. Les militants ne venaient pas à Censier pour prendre part à des actions réformistes ; si l'on s'en tient à ce qu'ils disaient, dans les réunions de comité et en assemblées générales, ils firent bien comprendre qu'ils pensaient qu'ils étaient engagés dans des actions révolutionnaires, actions qui conduisaient à l'abolition du capitalisme et de la bureaucratie. Pourtant, devant les usines, ils soutinrent les « revendications ouvrières », ils soutinrent « les droits politiques et syndicaux », et ils réclamèrent « des organisations ouvrières autonomes ».

Pour les caractériser sommairement, l'on peut dire que leurs actions n'étaient pas réformistes en soi ; elles étaient opportunistes en soi. Les comités ouvriers-étudiants de Censier étaient sur la ligne de front des possibilités que permettait la situation sociale, et ils firent tout ce que cette situation permettait. Quand la société capitaliste fonctionnait régulièrement, ils faisaient tout ce qui est fait normalement dans une société capitaliste, en acceptant toutes les limitations de la vie capitaliste normale : grèves salariales, syndicats. Cependant, en mai, la possibilité existait pour des membres de la population de s'engager dans le processus de production, de s'approprier les moyens sociaux de production. Et en mai, ils étaient prêts à le faire. Opportunisme. Dans ce sens, on peut dire que les gens qui « s'agitaient » à partir de Censier représentent un véritable mouvement populaire qui était prêt à faire tout ce que la situation permettait. Subjectivement, ils pensaient qu'ils étaient des révolutionnaires parce qu'ils pensaient que c'était une révolution qui se produisait ; ils pensaient que les usines allaient être occupées et « socialisées », et ils pensaient qu'ils seraient parmi les premiers à pénétrer dans les usines et à se joindre aux ouvriers dans un nouveau système de production. Ils n'allaient pas mettre en œuvre ce processus ; mais allaient suivre la vague partout où elle les poussait.

Mais quand ils arrivèrent aux portes des usines le jour de l'occupation, ils furent confrontés à une situation « légèrement différente ». Les ouvriers n'appelaient pas la population à entrer dans l'usine. Les bureaucrates syndicaux appelaient à l'« occupation » de l'usine. Et c'est ainsi que les militants tournèrent avec le vent : les bureaucrates appelaient à une grève salariale, aussi les « révolutionnaires » soutenaient les « revendications légitimes » des ouvriers.

Bien sur, il était « révolutionnaire », en mai, de la part d'un groupe de gens, d'être prêt à « socialiser » les usines dès que la situation le permettrait. Mais « quelqu'un d'autre » devait provoquer cela ; ces « militants » étaient prêts à intervenir après que cela aurait été fait.

Si ces généralisations caractérisent les activités dominantes des comités d'action ouvriers-étudiants de Censier, alors ces comités n'étaient pas « révolutionnaires » et leurs membres n'étaient pas des « militants ». Ils représentaient une partie de la population qui était prête au changement révolutionnaire quand elle pensait qu'elle était sur le point d'être poussée à ce changement. Ils étaient prêts à faire le choix, mais ils n'étaient pas ceux qui lanceraient les actions qui créeraient la situation qui imposait le choix. Dans ce sens ils n'avaient pas de direction qui leur soit propre. Ils vinrent précisément aux endroits où le changement était possible, et ils étaient prêts à y prendre part, si quelqu'un le provoquait. Qui le provoquerait ? Il y avait le 22 Mars ; il y avait « les ouvriers » ; on s'attendait même à ce que la police gaulliste « déclenche » une révolution par erreur. Mais ces gens-là n'étaient prêts qu'à entrer dans des conditions créées pour eux.

Il faut faire remarquer que les gens de Censier n'étaient pas « opportunistes » au sens où ils auraient été prêts à accepter toutes les possibilités. Ils avaient en effet une perspective vraiment anti-capitaliste et anti-bureaucratique. C'est pourquoi ils rejetaient la « direction » des mini-groupes bureaucratiques. Il faut également faire remarquer qu'il y avait de nombreux militants « politiques » à Censier qui n'étaient pas disposés à aller partout où le vent les enverrait, et qui avaient des conceptions relativement claires sur la conscience bureaucratique et capitaliste qui prévalait chez les ouvriers, sur les « conseils ouvriers » et l'«autogestion » comme des coins qui pourraient être utilisés pour ébranler cette acceptation totale des structures capitalistes.

Cependant, l'on doit encore se demander pourquoi les militants de Censier ne sont pas parvenus à pousser la situation un pas plus loin. En d'autres termes, pourquoi la grève est-elle devenue une grève bureaucratique traditionnelle ; pourquoi est-elle tombée sous le contrôle des fonctionnaires du syndicat ? La grève n'aurait pas pu être contrôlée par la CGT si un grand nombre de gens avait rejeté ce droit de la bureaucratie à représenter tout le monde Les bureaucrates de la CGT avait le pouvoir dans les usines parce que les ouvriers acceptaient ce pouvoir. Les bureaucrates ne sont pas populaires en raison du charme de leur personnalité ils ont un pouvoir de répression très faible, et, quand la grève sauvage se déclencha, leur pouvoir avait été en réalité ébranlé.

La « reprise en mains » par la CGT a déjà débuté un jour après que les occupations d'usine ont commencé, à l'usine Renault. Environ dix mille personnes défilent en partant du centre de Paris ; elles sont prêtes à faire la fête avec les ouvriers qui sont à l'intérieur de 1'usine automobile nationalisée. Les manifestants arrivent à l'usine, et ils trouvent les portes closes. Tous ceux qui sont en tête de cette marche acceptent les portes fermées comme le dernier mot. Mais les portes ne représentent rien ; des ouvriers qui applaudissent se tiennent sur le toit ; ils peuvent envoyer des cordes. Et, en certains endroits, la clôture de l'usine est assez basse pour qu'on puisse l'escalader. Pourtant, tout d'un coup, les gens craignent un « pouvoir » qu'ils n'avaient jamais craint auparavant : les bureaucrates de la CGT

Si dix mille personnes avaient voulu entrer, les bureaucrates n'auraient eu aucun pouvoir. Mais il y avait clairement très peu de « révolutionnaires » dans la marche ou à 1'intérieur de l'usine ; il y avait très peu de gens qui ressentaient que tout ce qui était à intérieur de cette usine était à eux. Il y avait des personnes qui voulaient « prendre d'assaut les portes » afin d'être frappés à la tête par les flics de la CGT qui se tenaient aux portes Mais il n'y avait apparemment personne à l'intérieur ou à l'extérieur de l'usine qui la considérait comme une propriété sociale. Quelqu'un qui sait que c'est une propriété sociale n'accepte pas qu'un bureaucrate bloque la porte.

Les gens qui participaient à cette marche avaient des prétextes variés pour ne rien faire. « Cette action est prématurée ; c'est aventuriste ; l'usine n'est pas encore une propriété sociale ». Naturellement, les bureaucrates de la CGT étaient d'accord avec ce raisonnement, un raisonnement qui sape complètement tout « droit » que les ouvriers auraient à faire grève. Et dix mille militants, dont la plupart venait de quitter les universités occupées pour prendre part à cette marche, dont la plupart avait activement contesté la légitimité du pouvoir de la police dans la rue, acceptèrent sans broncher l'autorité des durs du syndicat qui gardaient les portes de l'usine.

Ce qui attirait les gens à Censier, c'était l'impression que des actions y étaient préparées qui iraient au-delà de la situation qui s'était offerte aux manifestants aux portes de Renault. Les assemblées générales de Censier, de même que les réunions des comités d'action, entre le 17 et le 20 mai, donnaient l'impression que c'était le lieu où étaient rassemblés des gens déterminés à aller plus loin. Ici, il y avait « les autres » qui étaient en train de pousser la situation au-delà des limites bureaucratiques nouvellement atteintes.

Beaucoup de gens allèrent à Censier pour prendre part aux actions sur une base complètement aveugle. Des tas de gens qui vivaient des vies absolument vides trouvèrent la brève occasion de distribuer des tracts ; pour ces gens-là, de distribuer des tracts était, en soi, plus important que les activités normales de leur vie quotidienne.

Mais il y avait aussi des gens qui s'engageaient à aller au-delà de la distribution de tracts pour le plaisir, et la possibilité d'aller au-delà semblait exister à Censier. Des « actions » extrêmement importantes étaient discutées aux assemblées générales de Censier. On avait l'impression que les gens avaient une perspective, une direction.

Mais cette « perspective », cette « direction », s'avéra n'être rien de plus qu'un discours éloquent qui s'opposait à la position des maoïstes ou des trotskistes. L'éloquence masquait le fait que l'orateur ne ressente pas que la propriété sociale était la sienne en réalité ; elle était la sienne seulement philosophiquement, et il « la socialisait » philosophiquement. La « socialisation des moyens de production » n'était pas conçue comme une activité pratique, mais comme une position idéologique qui s'opposait à la position idéologique de la « nationalisation », exactement comme 1' « auto-organisation par les ouvriers » était un concept qui s'opposait au concept de « parti révolutionnaire ». Les discours éloquents ne furent pas accompagnés d'actions éloquentes, parce que l'orateur ne se considérait pas lui-même comme démuni ; c'étaient « les ouvriers » qui étaient démunis, et par conséquent « seuls les ouvriers » pouvaient agir. L'orateur appelait les ouvriers à avoir une conviction que l'orateur n'avait pas ; il appelait les ouvriers à traduire les paroles en actions, mais sa propre « action » ne consistait qu'en paroles.

la libération partielle des militants

Comment peut-on expliquer cette passivité, au cours d'une période de crise, chez des militants qui se considèrent comme des activistes révolutionnaires à des époques normales ? Pourquoi dépendirent-ils soudainement de l'action des autres ?

Les actions des étudiants de Nanterre commencent comme une lutte pour la libération totale. Dans quelle mesure les actions des comités de Censier ont-elles eu ce caractère ?

Dans les premières assemblées de Censier, et lors des combats de rue, quelque chose est apparu qui rompait avec les contraintes, les obstacles, de la vie quotidienne dans la société capitaliste. À partir du moment où les étudiants ont construit des barricades, où ils ont occupé des bâtiments publics, et où ils n'ont reconnu aucune autorité dans ces bâtiments, ils ont communiqué la nature libératrice du mouvement : rien n'est sacré, ni les habitudes ni les autorités. Les permanences d'hier sont rejetées aujourd'hui. Et ce sont les permanences d'hier qui font de ma vie d'aujourd'hui quelque chose qui est toujours contraint, bien défini et mort. La libération provient précisément de mon indépendance par rapport aux conventions : je suis né à une certaine époque qui a certains instruments de production et certains types de connaissance ; j'ai la possibilité de combiner mon talent avec mon savoir, et je peux utiliser les moyens de production socialement disponibles comme des instruments avec lesquels réaliser un projet individuel ou collectif. En mettant en œuvre une activité, je ne reconnais plus les contraintes de la vie quotidienne capitaliste : je ne reconnais plus le droit des policiers à décider ce qui peut ou ne peut pas être fait avec les moyens de production qui ont été créés socialement ; je ne reconnais plus la légitimité d'un État, ou d'une bureaucratie académique qui me force à entrer dans un système d'apprentissage pour me former en vue de quelque chose qui n'est pas mon projet et auquel je resterai attaché pour le restant de ma vie.

En menant la vie quotidienne contrainte de la société capitaliste, l'individu exerce certaines activités par convention, parce qu'il se définit comme quelqu'un qui n'a pas de choix. Mes activités dépendent de circonstances extérieures. Je fais certaines choses parce que ce sont celles qui sont permises. Je n'agis pas en fonction de mes possibilités, mais en termes de contraintes extérieures.

Le changement social a lieu dans la société capitaliste, mais il n'est pas perçu par moi comme un projet que je mets en œuvre, ensemble avec d'autres. Ce changement est extérieur à moi ; c'est un spectacle ; il est le résultat d'énormes forces impersonnelles : une nation, un État, un mouvement révolutionnaire... Ces forces sont toutes extérieures à moi. elles ne sont pas le résultat de mon activité quotidienne. Elles sont les acteurs sur la scène les joueurs dans un jeu. et je suis un simple spectateur. Je peux prendre parti pour un camp ou pour 1'autre, applaudir le méchant ou le héros. Mais je ne suis pas partie prenante.

A Censier, dans les assemblées générales, au cours des premiers jours de l'occupation 1'activité avait le caractère d'un projet : on avait mis fin au spectacle extérieur, ainsi qu'à la dépendance (puisque la dépendance n'est rien d'autre que le rôle caractéristique du membre d'un public qui assiste à un spectacle). La plupart des gens venaient à Censier au départ en tant que spectateurs, ils venaient voir ce que les « révolutionnaires » allaient faire à ce moment-là, ils allaient au spectacle. Mais, en assistant à une assemblée après l'autre où les gens discutaient de ce qu'il fallait faire à propos du bâtiment, de Paris, du monde, ils furent confrontés avec la conscience qu'ils n'étaient pas en train d'observer un groupe à part, un groupe d'acteurs sur une scène. On se rendit compte rapidement que c'est la personne qui est assise à coté de soi, devant ou derrière soi, qui a défini ce qui devait être fait à Censier et ce qu'il faut faire à l'extérieur de Censier. Ces assemblées n'avaient pas le caractère de spectacles extérieurs, mais celui de projets personnels que l'on met à exécution avec des gens que l'on connaît : les sujets étaient des activités qui concerneraient tous ceux qui ont pris des décisions sur eux.

L'attitude passive, consistant à applaudir, du téléspectateur, qui existait lors des premières assemblées, se transforme en une attitude active. Au lieu d'observer passivement ce qu'ILS (une force extérieure, à part) vont faire, par exemple à propos de la cuisine TU prends la parole parce que tu préfères une nourriture correcte à une nourriture dégoûtante et parce que tu as le pouvoir de changer la situation dans la cuisine. Une fois que tu participes activement, une fois que l'action n'est plus la spécialité d'un groupe à part, tu te rends soudain compte que tu as du pouvoir sur de plus grands projets que la cuisine de Censier : les « institutions » de la société perdent leur caractère de spectacles extérieurs et elles se rapprochent de la mise au point comme projets sociaux qui peuvent être décidés par toi ensemble avec d'autres.

Cette description est exagérée : il s'agit d'une tentative pour caractériser une attitude - en réalité, ces attitudes s'expriment comme des tendances. Par exemple, quand certains futurs bureaucrates se désignèrent eux-mêmes comme « service d'ordre », ou comme « comité de grève », lequel devait administrer Censier sous prétexte de coordonner ses activités, les gens ne se contentèrent pas de les regarder « prendre le pouvoir », en chuchotant entre eux sur l'infamie de cet acte. Les gens furent en colère : ils prirent les mesures nécessaires pour empêcher l'installation de tout « comité de coordination » auto-désigné. Ils savaient qu'un « comité central », encore une fois, prendrait des décisions et entreprendrait des actions en lieu et place des occupants, et les occupants nouvellement libérés refusèrent d'abandonner leur pouvoir, leur possibilité d'agir, de décider. Quand un « service d'ordre » s'installa à l'entrée d'une assemblée générale et prétendit que les « étrangers » ne pouvaient pas participer à cette assemblée, le « service d'ordre » fur rapidement supprimé par les gens de l'assemblée.


Cependant, le sentiment que chaque individu dans le bâtiment administrait le bâtiment, le sentiment que, s'il y avait quelque chose qui ne plaisait pas à quelqu'un, il devait agir, ensemble avec les autres, pour le changer - ce sentiment d'un pouvoir social de l'individu, la libération de l'individu -, ne fut pas étendu à l'extérieur de Censier. Dès que les gens quittaient Censier, ils étaient une fois encore réduits à l'impuissance ; quelques groupes séparés (le Mouvement du 22 Mars, la Classe Ouvrière) devenaient encore une fois les acteurs avec lesquels il y avait, encore une fois, un spectacle. Les militants n'étaient pas en réalité libérés ; ils n'agissaient pas en réalité comme si la société leur appartenait ; ils n'agissaient pas comme si la société se composait de personnes avec lesquelles on pouvait mettre en œuvre des projets, limités seulement par les instruments disponibles et par le savoir disponible. Même à l'intérieur de Censier, il se produisit une régression : une division du travail se mit en place ; des groupes spécifiques se chargèrent de la polycopie, de la cuisine, de la distribution des tracts.

Il y avait même des gens à Censier à qui on ne communiquait rien du tout. Un groupe d'Américains mit en place un « comité d'action de la gauche américaine ». Ce fut un exemple de complète passivité de la part d'un « comité d'action » tout entier. Beaucoup de ses membres étaient des réfractaires au service militaire qui avaient pris une décision autrefois, mais qui s'étaient « retirés » immédiatement après l'avoir prise. Ils allèrent aux manifestations de Paris, sur les barricades, à Censier - mais non pas en tant que participants actifs qui changeaient leur monde, mais en tant que spectateurs, comme des observateurs regardant l'activité des autres. Les événements leur étaient totalement extérieurs ; les événements n'avaient pas de lien avec leur propre vie ; ils ne ressentaient pas le monde comme leur monde. Par conséquent, ce qu'ils voyaient, c'était des gens d'un type différent, les Français, luttant contre une société d'un type différent, la société française gaulliste. Ils étaient « du côté » des révolutionnaires, de la même façon qu'on est « du côté » d'une équipe donnée dans un match. Ce groupe fut le symbole d'une attitude qui caractérisa beaucoup d'autres personnes qui vinrent à Censier, assistèrent aux assemblées et aux réunions de comités, observèrent, et attendirent - comme des choses mortes. Elles absorbèrent une nouvelle denrée, un nouveau spectacle, qui était passionnant et stimulant à cause de sa nouveauté. Ces attitudes pesaient comme un poids mort sur toute libération personnelle qui se serait produite à Censier. Ces symboles de torpeur démobilisaient les autres, ils rendaient plus difficile pour les autres le fait d'avoir conscience qu'ils avaient un pouvoir que ces gens-là ne rêvaient pas de prendre.

Certains en arrivèrent au point de demander à quelqu'un : « Que puis-je faire ? », et ils firent ainsi déjà un pas vers la vie. Mais quand personne ne leur donnait « une bonne réponse », ils retombaient dans la passivité.

La passivité qui caractérisait la « gauche américaine » à Censier caractérisa également les principales « actions » des comités les plus « actifs » de Censier, tel que le Comité Citroën. Lorsque la grève éclata, nous allâmes à l'usine Citroën, nous attendant à une sorte de fraternisation, peut-être à danser dans les rues. Mais ce que nous trouvâmes, c'était une situation qui ressemblait à ce que nous voyons lorsque des cow-boys rassemblent des vaches entêtées, c'est-à-dire, ici, les bureaucrates de la CGT essayant de rassembler les ouvriers pour les faire entrer dans l'usine, et ce alors qu'il n'y avait pas de contact ou de communication entre les bureaucrates et les « masses ». Les ouvriers n'avaient aucune idée de ce qui leur arrivait ; ils se contentaient de rester là, d'attendre, et de regarder les bureaucrates crier dans leurs porte-voix.

Tous regardaient et aucun ne vivait. Un bureaucrate hurlait un discours et ses délégués bêlaient bruyamment : ces majorettes réclamaient de l'«enthousiasme » aux spectateurs cette « masse » indifférente. Les « masses », c'est ce que deviennent les gens dans la société capitaliste ; ils se transforment manifestement en troupeaux d'animaux qui attendent d'être bousculés. Des choses passent devant les yeux de la « masse », mais la « masse » ne bouge pas, elle ne vit pas ; les choses lui arrivent. Cette fois-ci, les bureaucrates essayaient de les encourager à passer les portes de l'usine, parce que le Comité Central avait appelé à une « grève générale avec occupation des usines ».

C'est la situation quand deux groupes arrivent à la porte de l'usine : le Comité d'Action Ouvriers-Etudiants de Censier, et un groupe marxiste-léniniste avec un grand drapeau, un groupe appelé « Servir le Peuple ». Les militants du Comité Citroën de Censier distribuent un tract soutenant les « revendications » des ouvriers, tandis que l'autre groupe « sert le peuple » en se plaçant à côté de la porte de l'usine et en constituant un « piquet de grève » qui ne sert à rien du tout. Peu à peu, les militants des deux groupes deviennent passifs, ils se mettent de côté, et ils attendent 1'«action autonome des ouvriers » ; ils regardent les ouvriers (principalement étrangers) de l'autre côté de la rue. Cela devient brusquement un spectacle où tout le monde regarde et où chacun attend que tous les autres agissent. Et rien de dramatique ne se passe ; les moutons sont rassemblés lentement pour rentrer à la bergerie..

Et les militants du Comité Citroën ? Eh bien, nous avons aidé les bureaucrates à faire rentrer les moutons. Pourquoi ? Nous avons dit : « Les ouvriers acceptent encore le pouvoir de la CGT », et notre réponse à cela fut d'accepter le pouvoir de la CGT. Personne d'entre nous ne prit le microphone pour informer les ouvriers de qui nous étions, pour leur dire ce que nous avions l'intention de faire. Soudain, nous fûmes réduits à l'impuissance, nous fûmes victimes des « forces extérieures » qui agissaient en dehors de nous. Les gens qui avaient l'habitude de se soumettre continuèrent à se soumettre.

La raison pour laquelle nous étions là était une sorte de prise de conscience que la libération personnelle passait nécessairement par la libération sociale de tous les moyens de production. Il y avait aussi la connaissance que les ouvriers, en aliénant leur travail produisent du capital, de même que le capitaliste des moyens de répression. Pourtant lorsque nous allâmes à l'usine pour ces raisons-là, et que nous ne combattîmes pas, ce que nous avions fait dans la rue et à Censier avait un caractère quelque peu partiel, puisque, par notre action à l'usine, nous acceptions la répression et nous acceptions la propriété. Avions-nous conscience que le problème était de socialiser les moyens de production en cet instant ou jamais, qu'il s'agissait de la situation que, en tant que militants, nous avions voulu créer depuis des années ? Tout d'un coup, la situation était là, et nous étions à la place cruciale ; pourtant, nous ne ressentions de colère ni devant les cow-boys qui poussaient ni devant les vaches qui permettaient encore qu'on les pousse. Ce manque de colère reflète la passivité. Nous ne nous étions pas réellement libérés ; nous ne nous étions pas emparés des moyens de production comme étant les nôtres, comme étant les instruments de notre développement qui étaient bloqués par les bureaucrates et par les ouvriers.

D'un côté, nous avons combattu la police, et de l'autre, nous nous sommes dit que les gardes syndicaux auto-désignés devaient contrôler les instruments avec lesquels étaient produits les moyens de répression. Nous avons attrapé l'esprit de libération sur les barricades mais au moment où nous sommes allés aux endroits d'où la répression provient c'est-à-dire aux lieux de production, nous avons perdu notre colère, nous avons arrêté de combattre la répression. Nous avons accepté. Mais en acceptant, nous avons fait exactement la même chose que les ouvriers qui étaient rassemblés dans les usines par la CGT, et qui eux aussi acceptaient, se tenaient là, regardaient, et attendaient.

L'un des arguments favoris des « anarchistes » et des « libertaires » à Censier était le suivant : « Les ouvriers doivent prendre leurs propres décisions ; nous ne pouvons pas nous substituer à eux ». C'est là une application aveugle d'une tactique anti-bureaucratique à une situation où cette tactique n'avait pas d'application du tout. Cela signifiait que les militants des comités d'action n'avaient pas plus le droit de dire aux ouvriers ce qu'il fallait faire qu'un mini-parti bureaucratique. Mais la situation où cette tactique fut appliquée n'était pas celle à laquelle elle était destinée. Les militants des comités d'action étaient des parties de la population qui avaient atteint un certain niveau d'auto-organisation. Ils n'étaient pas devant l'usine pour mettre à exécution une stratégie qui les conduirait au « pouvoir d'État ». Ils n'ont eu probablement aucune stratégie du tout ; en tout cas, l'action était une action d'auto-libération, dans ce sens qu'ils voulaient éliminer ces conditions de la vie quotidienne qui les empêchaient de vivre. Cette auto-libération ne pouvait être menée à bien que s'ils éliminaient les obstacles à leur auto-expression. Les obstacles à leur libération se trouvaient dans les usines, en tant que moyens de production qui leur étaient « étrangers », qui « appartenaient » à un groupe à part.

En se disant que c'était « aux ouvriers » de prendre les usines, une « substitution » avait lieu en réalité, mais il s'agissait de la « substitution » opposée à celle que les anarchistes craignaient. Les militants substituèrent à leur propre action l'inaction (ou plutôt l'action bureaucratique) des bureaucraties ouvrières, qui était la seule « action » que les ouvriers étaient disposés à accepter. L'argument anarchiste mettait en réalité la situation sens dessus dessous. Les militants allaient ainsi devant les usines et permettaient aux bureaucrates d'agir à leur place ; ils substituaient l'action de la bureaucratie à la leur. Plus tard, ils s'excusèrent de leur inaction en parlant de la « trahison » de la CGT. Mais la CGT n'était « à accuser » de rien. Quand les « militants » allèrent aux portes de l'usine et regardèrent, ils ne firent rien de plus que les ouvriers qui se tenaient là et regardaient. Et quand les ouvriers regardaient, ils autorisaient la CGT à agir pour eux. Les « militants » justifièrent leur dépendance, leur inaction, en disant que la CGT « avait pris le pouvoir ». Mais la relation était réciproque. Ce sont les militants, ensemble avec les ouvriers, qui créèrent le pouvoir de la bureaucratie syndicale. Les militants n'allèrent pas aux usines pour se libérer ; ils attendaient qu'un pouvoir inexistant les libère.

Une fois que la grève fut sous le contrôle de la bureaucratie syndicale, d'autres habitudes de la vie quotidienne capitaliste revinrent chez les militants. La « rechute » peut-être la plus importante fut l'acceptation de la division et de la séparation entre groupes sociaux différents. Bien que les comités aient été composés aussi bien d'ouvriers que d'«intellectuels », et bien que les membres des comités aient cessé de se séparer dans ces deux catégories, ils développèrent une attitude « de spécialistes » qui sépara les militants des comités à la fois des ouvriers et des « intellectuels ». À l'usine, ils se séparèrent des ouvriers. Et à l'université, ils commencèrent à se séparer des « étudiants ». Les militants développèrent une pose affectée : « Nous sommes engagés dans le processus le plus important parce que nous allons aux usines ». Il y avait une autosatisfaction dans cette attitude qui était injustifiée, puisque aucune analyse cohérente de l'importance réelle des actions n'était jamais faite. Contrastant avec ce manque d'auto-analyse, il y avait l'attitude méprisante à l'égard de tous les comités engagés dans les « problèmes étudiants ». Peut-être qu'une part de ce mépris était justifiée, mais la question est que les militants des comités ouvriers-étudiants ne ressentaient aucune obligation même à se tenir informés de ce que les comités « étudiants » faisaient. Il était automatiquement supposé que d'aller aux portes des usines pour observer le comportement moutonnier des ouvriers devant les bureaucrates était, de prime abord, plus important que tout autre chose qui serait faite ailleurs.

Cette acceptation de la séparation sociale était une rechute dans ce sens que les gens qui se rassemblèrent au départ à Censier avaient commencé à enfoncer ces positions. Entre le 17 et le 20 mai, lors de l'éclatement de la grève, les gens abandonnèrent leurs différentes activités séparées, par exemple la littérature, les tâches spécialisées. Ils vinrent à Censier pour synthétiser leurs activités dans un projet collectif. Pendant une période d'environ deux à trois jours, les comités ouvriers-étudiants de Censier furent conçus pour être le point de synthèse du mouvement tout entier. Il y avait un vague sentiment que les gens qui s'étaient rassemblés étaient déterminés à libérer tous les moyens de production pour le libre développement de tous. Ce fut ce sentiment qui expliquait l'agitation soudaine autour de Censier : ses assemblées générales devinrent énormes, les gens vinrent de tout Paris pour « s'engager » dans les comités d'action, pour demander ce qu'ils pouvaient faire dans leurs quartiers. Les gens voulaient prendre part à ce processus de libération. Ceci ne dura que deux jours environ.

Cet esprit de synthèse, cette tentative d'intégrer son existence fragmentaire dans un tout significatif, prirent fin dès que le spectacle se réaffirma aux portes des usines. À l'intérieur du Comité Citroën, par exemple, l'essai de synthétiser sa vie, d'en faire un tout à partir d'un fragment, mourut subitement. Seule demeura chez les militants la vague perception que « quelque chose d'inhabituel » avait été ressenti le jour où les grèves ont commencé. Et cette vague perception a eu des conséquences extrêmement ironiques. Le premier jour où les militants se rendirent aux usines fut ressenti comme tellement significatif, il eut une telle importance psychologique dans l'esprit des militants, qu'ils essayèrent, pendant le mois qui suivit, de retrouver l'«esprit » de ce jour-là. Et le résultat réel en fut la répétition ritualiste du fait d'aller aux usines jour après jour - et par cette répétition, la spécialisation et la séparation revinrent. Ils devinrent des spécialistes du genre de chose qu'ils avaient faite le premier jour de la grève. Ils se rendaient aux usines, ils distribuaient des tracts, ils parlaient aux ouvriers. Mais il y avait une tragique différence entre ces dernières excursions et la première visite à l'usine. Le jour de la grève, ils y étaient allés afin de prendre part à tout le processus social, ils avaient voulu tout apprendre. Mais lorsqu'ils devinrent des spécialistes en « actions ouvrières-étudiantes », ils perdirent tout intérêt pour autre chose. Ils se considérèrent alors comme différents des commissions qui se consacraient à mettre à nu et à analyser l'idéologie capitaliste, des artistes qui sapaient les bases d'un art spécialisé. Un type vulgaire d'«ouvriérisme » s'installa ; d'observer les ouvriers devant l'usine était une « action » plus importante que de mettre à nu l'idéologie capitaliste ou que de rejeter une architecture séparatiste. La volonté de s'engager dans la totalité du processus social disparut ; ce qui prit sa place, ce fut la même sorte de spécialisation, la même sorte de répétition rituelle, qui caractérisaient la vie quotidienne dans la société capitaliste.

La passivité des militants devant l'usine et le comportement moutonnier des ouvriers, qui se laissent mener comme un troupeau par les bureaucrates, - telle est la situation que les mini-bureaucrates interprètent comme la confirmation de tout ce qu'ils ont toujours su ; telle est la situation qui « confirme la nécessité absolue d'un parti révolutionnaire ». De leur point de vue, « l'action spontanée des masses » (les gens des comités d'action par exemple) ne peut pas prendre le contrôle des usines, et « l'action spontanée des ouvriers » ne peut conduire qu'au réformisme libéral. Par conséquence, la « seule solution » pour les ouvriers est de transférer aux « révolutionnaires » (les mini-bureaucrates) , leur allégeance aux « réformistes » ; les ouvriers doivent « reconnaître » la mini-bureaucratie comme « l'avant-garde révolutionnaire qui les conduira vers un type différent de vie ». « Être reconnu » par les ouvriers comme leur « avant-garde » signifie obtenir le soutien passif des ouvriers ; ce soutien permettra aux mini-bureaucrates de s'installer dans toutes les positions de pouvoir de la société. Ce soutien permettra au Parti de « prendre le pouvoir de l'État », c'est-à-dire de diriger toute la hiérarchie bureaucratique et d'exercer la répression. Afin de « prendre le pouvoir de l'État », le « parti révolutionnaire » doit convaincre les ouvriers que le Parti « représente les véritables intérêts des ouvriers » et que, une fois au pouvoir, il satisfera toutes les revendications des ouvriers. Se définissant comme les seuls capables de réaliser le « socialisme », les mini-bureaucrates promettent un avenir où les activités dans lesquelles les gens s'engageront ne seront pas des projets, mais des spectacles extérieurs exécutés par des groupes séparés - en d'autres termes, une vie quotidienne future qui est identique à la vie quotidienne dans la société capitaliste, avec la « différence majeure » que les anciens mini-bureaucrates se seront transformés en « gouvernement ». En outre, la condition pour leur venue au pouvoir est précisément le maintien de cette passivité. C'est précisément le comportement moutonnier des ouvriers qui permettra aux mini-bureaucrates d'assumer le pouvoir qui avait été assumé auparavant par les capitalistes, les fonctionnaires de l'État, les bureaucrates syndicaux. Le pouvoir séparé d'un groupe social séparé continue de régner sur les activités des gens, à la seule différence que maintenant le groupe dominant se dénomme « révolutionnaire » et peut même désigner ses conseils d'administration comme des « conseils ouvriers ».

La justification de ce comportement de la part des mini-bureaucrates est la prétendue « absence de conscience » chez les ouvriers. Cependant, ce que ces « révolutionnaires » appellent conscience, c'est la théorie qui justifiera la prise du pouvoir de l'État par ce groupe particulier. Ce qu'ils appellent conscience, c'est la théorie qui légitime le pouvoir séparé de ce groupe particulier. La « conscience », c'est ce qui permet à la bureaucratie d'organiser son pouvoir sur la société, en tant que groupe séparé alors qu'elle se définit comme « la masse des ouvriers » ; c'est la théorie qui donne la possibilité à la bureaucratie d'imaginer que sa domination particulière est la domination de tous. La même passivité, le même spectacle, la même aliénation du travail, persistent, mais maintenant le directeur de l'usine est un fonctionnaire du parti, les contremaîtres sont tous des membres d'un « conseil ouvrier », et la nouvelle langue qui décrit cette situation est un ensemble d'euphémismes qui représentent en eux-mêmes une nouvelle étape du développement linguistique.

Cette conception bureaucratique du « pouvoir » et de la « conscience » n'est pas un rejet des contraintes de la vie quotidienne capitaliste. Le « Parti révolutionnaire » bureaucratique, qui définit son action dans une mer de passivité, lutte pour devenir la contrainte centrale de la vie quotidienne.

Cependant, l'inactivité et le spontanéisme, c'est-à-dire une attitude qui soutient que « nous ne pouvons pas nous substituer aux ouvriers », ne constituent pas le contraire de la conception bureaucratique, puisque cette inactivité représente une démission devant les contraintes et les conventions de la vie quotidienne capitaliste. Le point essentiel est de vaincre l'indifférence, la dépendance, la passivité, qui caractérisent la vie quotidienne dans la société capitaliste. L'idée centrale n'est pas une nouvelle appropriation illégitime des moyens sociaux de production par un nouveau groupe séparé, ni une nouvelle usurpation illégitime du pouvoir social par de nouveaux « chefs », mais l'appropriation des moyens sociaux de production par les membres vivants de la société, et la destruction du pouvoir séparé. Par conséquent, les révolutionnaires dont l'objectif est de libérer la vie quotidienne trahissent leur projet lorsqu'ils abdiquent devant la passivité ou s'imposent à elle : le point essentiel est de réveiller les morts, de forcer les passifs à choisir entre une acceptation consciente de la contrainte ou une affirmation consciente de la vie.

Le caractère partiel de la théorie révolutionnaire

Que s'est-il passé en Mai ? Était-ce un soulèvement spontané et incohérent de différentes parties de la population, ou bien un pas en avant cohérent de la part d'un mouvement révolutionnaire déterminé ? Était-ce une éruption aveugle de plaintes et de mécontentements accumulés, ou bien une tentative consciente de renverser un ordre social ? Le mouvement étudiant, qui déclencha l'explosion, avait-il une théorie révolutionnaire cohérente, et une stratégie fondée sur cette théorie ? S'il avait une théorie, dans quelle mesure a-t-elle été communiquée aux comités d'action, aux ouvriers ?

Il y avait incontestablement des éléments de théorie révolutionnaire à l'origine du mouvement. Ceci est illustré par le fait que des étudiants de Nanterre commencèrent une lutte contre la guerre américaine au Vietnam et furent capables d'établir un rapport entre les activités de leur université et cette guerre. Cela ne veut pas dire que la « majorité » des étudiants qui étaient en lutte aient saisi explicitement le lien existant entre leur vie quotidienne et la guerre au Vietnam. La plupart des étudiants comprirent indubitablement la guerre comme un combat lointain entre David et Goliath, ils la comprirent comme un spectacle dans lequel ils avaient de la sympathie pour un des côtés. Mais un petit nombre d'étudiants agirent à partir d'une compréhension beaucoup plus profonde au moment où ils s'engagèrent dans une lutte pour dévoiler le rapport entre l'université, le système capitaliste, et la guerre au Vietnam. Pour ces étudiants, la guerre au Vietnam cessa d'être un « problème » pour devenir partie intégrante de leur vie quotidienne.

Une formation en théorie marxiste joue sans aucun doute un grand rôle dans le fait de que les étudiants européens aient eu des outils pour saisir le rapport entre leurs études et la guerre. Cependant, en plus de cette formation en théorie critique, les mass média donnent aux étudiants européens un aperçu quotidien du spectacle le plus choquant du monde moderne : les États-Unis.

Des moyens de plus en plus sophistiqués de communication révèlent aux spectateurs du monde entier le spectacle de deux cent millions de personnes qui regardent passivement « leurs boys » tuer, torturer, estropier des êtres humains, un spectacle de torture qui est « scientifiquement » préparé par des équipes de « scientifiques » les plus hautement formés du monde, le spectacle d'un immense « système d'éducation » consacré à la recherche frénétique de méthodes destinées à contrôler, à manipuler, à mutiler et à tuer des êtres humains.

L'insistance arrogante avec laquelle « le mode de vie américain » se fait de la publicité met l'étudiant européen en garde contre les méthodes avec lesquelles les « Américains » sont produits. L'étudiant de Nanterre est capable de se voir en train d'être transformé en un serviteur indifférent d'une machine militaire. Les étudiants prennent conscience que les activités pour lesquelles ils sont en train d'être formés sont intimement associées à la guerre du Vietnam. Ils commencent à comprendre les liens qui existent entre le fond bureaucratique de leur « éducation », les activités mises en œuvre par les bureaucrates, et le fait de tuer des Vietnamiens. Et quand des étudiants commencent à se livrer à des « dénonciations » de leurs professeurs et de leurs cours, ils essaient de rendre explicite, transparent, le lien entre l'« objectivité » de telle ou telle « science sociale » et l'activité qui est la conséquence de la pratique de ce « savoir objectif » ; ils commencent à dévoiler ce que fait ce système de connaissance.

Les étudiants qui commencent à lutter contre la guerre au Vietnam en dénonçant le contenu de leurs cours à l'Université de Nanterre montrent qu'ils ont deux idées essentielles : ils perçoivent que leurs activités à Nanterre constituent une partie d'un système interconnecté d'activités qui couvrent la société mondiale tout entière ; et ils perçoivent que leurs activités pratiques à Nanterre ont des répercussions sur la société mondiale tout entière.

Même sans une formation en théorie marxiste, les étudiants peuvent voir qu'ils sont manipulés quotidiennement par des bureaucrates dont les réussites et la qualité de vie personnelles ne sont pas excessivement impressionnantes : professeurs, administrateurs d'université, fonctionnaires d'État. Les étudiants voient qu'ils sont utilisés pour des buts définis par les bureaucrates ; ils voient qu'ils sont formés pour accomplir des activités que d'autres considèrent comme nécessaires. Ils perçoivent aussi, bien que plus vaguement, que les activités pour lesquelles ils sont préparés ont un rapport avec le spectacle qu'ils voient à la télévision et dans la presse. Ces perceptions deviennent une « théorie » quand les liens entre les activités des étudiants et les professeurs, les bureaucrates, sont rendus explicites. La théorie révolutionnaire met en lumière les rapports entre les activités quotidiennes des étudiants et la société de robots obéissants qui regardent la télévision. Les mini-groupes « révolutionnaires » contribuent évidemment à cette explication de la vie quotidienne, puisque le « trésor » de chacun de ces groupes est constitué par l'une ou l'autre des nombreuses idées de Marx sur les liens entre les activités quotidiennes des gens sous le capitalisme.

Cette dénonciation des relations entre les activités séparées de la vie quotidienne capitaliste, cette « recherche par l'action » qui fut entreprise par des étudiants à Nanterre, ne furent que partiellement communiquées, si ce n'est pas du tout, aux autres secteurs de la population. Dès que les étudiants perçurent le rapport entre leur passivité en salle de classe et le lavage de cerveau qui avait lieu à l'université, ils perçurent aussi l'action qu'ils devaient entreprendre pour mettre fin au lavage de cerveau : ils avaient une stratégie, et elle consistait à vaincre la passivité des étudiants.

Quand les militants de Nanterre commencèrent à dénoncer les activités qu'ils étaient formés à accomplir, ils développèrent seulement une demi-stratégie pour leur libération. Lorsqu'ils mirent en doute la légitimité des bureaucrates étatiques et académiques à définir la teneur et la direction de leur vie, ils développèrent seulement cette tactique qui ferait perdre le pouvoir aux bureaucrates académiques. Ils savent qu'arrêter la bureaucratie académique n'est pas suffisant ; ils savent qu'ils doivent arrêter les activités dans le reste de la société. Cependant, leur stratégie finit là où elle commence : à l'université. Par des perturbations de cours, par des dénonciations de professeurs et des occupations d'amphithéâtres, ils sont capables d'arrêter les activités de l'université capitaliste. Ils savent que leurs choix sont limités à cause des activités des ouvriers ; ils savent que leur libération signifie qu'ils prennent ce que les générations précédentes ont construit, et qu'ils utilisent ces instruments pour définir la teneur et la direction de leur vie avec les autres individus vivants dans des projets collectifs.

Ils savent que le pouvoir des bureaucrates dépend de l'acceptation de ce pouvoir par les étudiants. Ils savent aussi que le pouvoir de l'État, des capitalistes et des bureaucrates syndicaux, dépend de l'acceptation de ce pouvoir par les ouvriers. Mais l'acceptation des ouvriers doit être également expliquée, puisqu'elle dépend en partie de l'indifférence du reste de la population. Ainsi, les ouvriers considèrent comme une partie normale de leur vie de vendre leur travail, d'aliéner leur activité créatrice, et le reste de la population accepte cela.

A l'université, les étudiants commencent à mettre un terme au pouvoir séparé des bureaucrates. Mais lorsqu'ils vont aux usines, ils sont incapables de définir les étapes qui sont nécessaires pour briser la dépendance et l'impuissance des ouvriers. Cela reflète un manque de théorie. Ils vont vers les ouvriers comme si les ouvriers représentaient en réalité un groupe séparé qui doit définir sa propre stratégie séparée de libération. En outre, bien que les militants étudiants soient capables de relier leur impuissance à l'esprit moutonnier des ouvriers qui produisent avec indifférence les instruments de leur propre répression, ils font ce lien uniquement dans les concepts et ils sont incapables de le transposer dans la réalité- ils sont incapables de définir une stratégie qui soit associée à cette perception. À l'université' ils sont conscients d'eux-mêmes en tant qu'agents vivants, ils sont conscients de leur pouvoir de transformer leur vie quotidienne. Ils sont capables de se fixer un objectif collectif et ils sont capables de marcher vers lui. Mais ils sont incapables d'étendre ce pouvoir au-delà de 1'université. Une fois à l'extérieur, ils sont brusquement des spectateurs impuissants qui attendent que quelque chose émerge de « la classe ouvrière » ; ils cessent de se définir comme des membres de la société qui ont le pouvoir de la transformer. Ils acceptent tout d'un coup la légitimité du pouvoir de groupes séparés sur les instruments sociaux pour leur propre libération.

Roger Grégoire & Fredy Perlman

[3] En français dans le texte (NdT)

[4] Selon une première version, c'est la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (J.C R ) qui a joué un « rôle central de direction » ("The Militant", 5 juillet 1968). Selon une autre version, ce sont les étudiants qui ont joué ce rôle de direction ("The Militant", 21 juin 68). Selon une troisième version, « les comités d'action ont joué un rôle d'avant-garde d'une importance essentielle » ("The Militant", 28 juin 1968). Pourtant selon des "révolutionnaires d'avant-garde" légèrement différents, le mouvement "échoua" parce qu'il n'avait pas d'avant-garde ; ils concluent par un gros titre : « Le lien vital du parti révolutionnaire est toujours nécessaire » et ils font remarquer dans l'article que « la grève générale a confirmé la perspective que ce journal a avancé au cours des dernières années » ("Socialist Worker", Londres, juillet 1968). La même conclusion a été tirée dans le "Guardian", l°juin 1968.

[5] Notamment par les "fous" eux-mêmes dans : « Mouvement du 22 mars. Ce n'est qu'un début, continuons le combat ». La traduction anglaise des parties essentielles de ce livre a été publiée dans "CAW!", n° 3, Fall, 1968.

[6] "Votre lutte est la nôtre", in "Action", 21 mai 1968, p. 5.

[7] "Les enfants de Marx et du 13 Mai", in "Action", 21 mai 1968, p. 1

[8] Daniel Cohn-Bendit dans son entretien avec Jean-Paul Sartre, "L'imagination au pouvoir", Le Nouvel Observateur, 20 mai 1968, p. 5.

[9] "L'Occupation", "Action", 13 mai 1968, p. 7

[10] Ibidem.

[11] Ibidem.

[12] Tract : "Travailleurs de chez Rhône-Poulenc", Comité d'Action Ouvriers-Étudiants, Centre Censier, 14 mai 1968

[13] Tract : "Appel général à la population". Centre Censier de la Fac de Lettres, 11 mai 1968.

[14] Inscription sur un mur de Censier, citée dans Action, 13 mai 1968, p. 7.

[15] Tract : "Travailleurs R.A.T.P.", Les Comités d'Action, Censier, 15 ( ?) mai 1968.

[16] Tract : "Assemblée générale des étudiants étrangers", Centre Censier, 20 mai 1968.

[17] Tract : "Permanence américaine". Centre Censier, 17 mai 1968. Dans ce tract, les étudiants américains mentionnent qu'ils sont prêts à informer leurs camarades français sur « les tentatives des étudiants pour organiser les ouvriers » aux États-Unis. Les Américains trouvèrent très peu de militants de comités d'action qui étaient intéressés.

[18] Tract : "Travailleurs", Comité d'Action Étudiants-Travailleurs, Censier, 16 mai 1968

[19] Le Monde, 16 mai 1968

[20] Cette affirmation exclut la probabilité selon laquelle des changements quantitatifs infinitésimaux conduiraient peu à peu à un saut qualitatif, une perspective offerte par J. M. Keynes : avec le développement continu des forces productives de la société, il peut devenir « comparativement facile de rendre les biens d'équipement si abondants que l'efficacité marginale du capital soit nulle... [Une] petite réflexion montrera que d'énormes changements sociaux résulteraient d'une disparition graduelle d'un taux de rendement sur la richesse accumulée ». L'une des principales conséquences sociales en serait « l'euthanasie du rentier, et, par conséquent, l'euthanasie du pouvoir d'oppression cumulatif du capitaliste d'exploiter la valeur de rareté du capital », c'est-à-dire la disparition du capitaliste et la disparition du capitalisme. (J. M. Keynes, "La théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie").

[21] On a fréquemment fait remarquer que le travail aliéné de la société capitaliste est différent de l'esclavage et du servage. C'est l'être tout entier de l'esclave, et non pas simplement son travail (ou son temps de travail) qui est la propriété du maître ; à proprement parler, l'esclave n'a rien à aliéner, puisqu'il n'est pas une personne mais un objet, la propriété de quelqu'un. Le serf, d'autre part, n'est pas la propriété de son seigneur, et il n'aliène pas son travail ; il est forcé de lui remettre les produits de son travail, et il ne reçoit rien en échange (à l'exception de la « protection » de son seigneur - ce qui signifie en pratique oppression, domination et souvent mort). L'ouvrier, à la différence de l'esclave, est un « homme libre » ; son corps lui appartient ; c'est son travail qui devient la propriété d'un patron. A la différence du serf, l'ouvrier aliène son travail, mais il reçoit quelque chose en échange de ce qu'il donne.

[22] "Le Monde", 18 mai 1968, p. 3.

[23] Ibidem

[24] Tract : "Personnel d'Air Inter et Air France", 16 mai 1968

[25] "L'occupation", "Action", 13 mai 1968, p. 7.

[26] Tract : "Camarades", Comité d'Action Travailleurs-Étudiants, Sorbonne et Censier, 20 mai 1968.

[27] « Rapport d'orientation » lu et discuté à l'Assemblée Générale des Comités Ouvriers-Étudiants de Censier, le 25 ( ?) mai 1968.

[28] Tract : "Que faire?", Comité d'Action Travailleurs-Étudiants, Censier, 25 mai 1968

[29] Tract : "De Gaulle à la Porte!", Les Comités d'Action, 24 mai 1968.

[30] Ibidem.

[31] "Que faire?".

[32] "Rapport d'orientation", cité plus haut. '"

[33] Tract : "Rhône-Poulenc", Le Comité Central de Grève, 28 mai 1968.

[34] Waldeck Rochet est le plus haut responsable du Parti Communiste Français.

[35] Tract : "Camarades", Comité d'Action Travailleurs-Étudiants, Sorbonne et Censier, 20 mai 1968.


OCR du second tome de (Dis)contnuité 18 pour une ré-édition en brochure.
Nous reproduisons ici une analyse par Fredy Perlman & Roger Grégoire sur le mouvement d’occupation à Paris au printemps 1968, s'accompagnant d'une réflexion sur l'engagement et la participation à ceux-ci. Cinquante ans plus tard, et un grand nombre d'autres « mouvements sociaux » continuent de rendre ce texte pertinent à nos yeux. Au printemps 1968, Fredy Perlman alors professeur d’université à Kalamazoo, fit un séminaire à Turin. « Quand le cours de Turin se termina, Fredy pris un train pour Paris et s’est retrouvé pris dans les événements tumultueux de mai 1968. Ses expériences pendant ces semaines intenses et joyeuses ont profondément affecté ses opinions et sont restées un point de référence constante à chaque fois qu’il considérait les potentiels de changement social. […] Il prit part dans un groupe vaguement organisé d’intellectuel.le.s, d’étudiant.e.s et de jeunes travailleur.se.s qui tenaient des débats dans les salles du campus de Censier, et ont également tenté de communiquer leurs aspirations aux ouvriers de l’automobile habitant et travaillant dans la banlieue parisienne. Le syndicat du parti communiste, la CGT n’a pas bien accueilli les agitateur.ice.s enthousastes venu.e.s initier le dialogue avec les ouvriers en grève pour qui ils prétendaient parler. Les organisateurs syndicaux ont eu peur de perdre le contrôle de « leur » grève si les ouvrièr.e.s insistaient à changer les demandes, de celles habituelles concernant les salaires à celles que le syndicat ne pourrait pas facilement s’accaparer. Ils ont donc gardé les portails des usines fermées […] -Lorraine Perlman, « Having Little, Being Much » (1989) La traduction est de Jean-Pierre Lafitte, contenue dans le second tome de la revue (Dis)continuité, vol.18, publiée en 2004. L'édition originale comprend de nombreuses illustrations. La traduction et cette version numérique n'en contiennent pas. La brochure en reproduit une poignée.