Social Warhol

L’évasion a son prix, l’artiste a ses revenus

2009

« - Ca lui fait bien deux heures de retard.
- Ah mais tu sais c’est un artiste, et les artistes…
- Ah ça, les artistes…
- Ils sont comme ça, les artistes. »

Difficile de ne pas fondre sous le charme des artistes et de ne pas les jalouser dans une société fondée sur l’interdit et sur la menace carcérale. L’on permet certains comportements à l’artiste que nul autre ne peut se permettre.

La supposée folie d’un Salvador Dali vous vaudra à vous une hospitalisation sans consentement dans les geôles de la psychiatrie. Alors que de ne rien produire d’utile par le travail pour cette société utilitariste ne vous apportera que misère, harcèlement des services sociaux et culpabilisation, il est socialement permis aux artistes de flâner malgré leur improductivité parfois rentable. Alors que votre loyer augmente jusqu’à ne plus pouvoir le payer, l’artiste se voit favorisé par les pouvoirs publics pour vous remplacer.

Qu’on se le dise, l’artiste est un privilégié, une caste à part : il possède le monopole de la créativité et de l’originalité, désir et création lui appartiennent. Nul besoin donc de créer, les artistes s’en chargent selon le même processus que celui qui consiste à laisser la pensée aux philosophes ou l’histoire à ceux qui nous gouvernent ; nous dépossédant ainsi de nos propres vies. La privatisation de la créativité est typique du monde qui la produit, de la délégation permanente de tout ce qui fait de nous ce que nous serions, si nous étions encore quelque chose après tant d’assauts sur l’autonomie individuelle.

Vis-à-vis du capital, l’artiste a pour mission de l’enrichir, et de s’enrichir au passage pour y assumer son rôle de consommateur en y réinjectant sa fortune. L’artiste trouve de fait sa place dans la société de consommation, son intégration dans le système est une évidence. Même si souvent, le spectacle se plait à faire passer nos chers artistes pour des rebelles, cela ne renforce qu’un peu plus le système, dont le vice se permet d’aller jusqu’à simuler sa propre critique pour finalement le renforcer par un retour en force systématique de la normalité. C’est auprès du spectacle que l’artiste se retrouve le plus valorisé, du moins, socialement. En effet, qui, lorsqu’il entend le mot « Culture », ne dégaine pas aussitôt son porte-monnaie ?

« Gagner de l’argent est un art, travailler est un art et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit. » (Andy Warhol)

L’évasion a son prix et l’artiste a ses revenus. Et il est toujours plus facile de s’évader de cette guerre sociale sans trêve, que d’y contribuer activement. Instrumentalisé par l’argent au profit de la paix sociale, l’artiste peut alors aller vendre son plébiscite pour un candidat aux élections, pour une marque qui lui sied si bien, pour le culte du progrès ou la guerre humanitaire. A chaque cause perdue du progrès, de l’Etat ou du capital, son artiste attitré, son « parrain de la cause ». L’art, lorsqu’il n’est pas uniquement le loisir du dimanche des classes bourgeoises, est le meilleur consolateur de la misère humaine, le renfort de la paix sociale. Alfred de Musset disait qu’« un peuple malheureux faisait les grands artistes » ; dans la société, le malheur se traite à coup de Prozac.

Les artistes dits engagés, eux, servent au soulagement des consciences du petit peuple de gauche. Une diatribe de Léo Ferre à l’encontre des prisons, partagée par l’auditeur, permet la justification de son apathie. La tyrannie de l’opinion démocratique ayant réussit à faire croire à ses citoyens qu’avoir une opinion suffisait à exprimer une pensée, et que de façon performative, l’opinion avait valeur de transformation sociale : l’artiste engagé est le reflet médiatique, non pas de l’impuissance des citoyens, mais de la volonté d’impuissance de ceux-ci. Englué dans son petit confort, l’honnête citoyen n’a plus qu’à écouter son grand Léo, son petit Manu Chao, son rouge Ferrat, n’a plus qu’à envoyer dix balles aux réstos du cœur après que son artiste engagé préféré ne les ai sommé de le faire.

L’artiste humaniste qui montre sa sale gueule aux cotés d’enfants africains ne pesant pas plus que son porte monnaie, est celui qui en soulageant sa propre conscience, permet à ses « fans » de soulager la leur par procuration ; et ce, toujours selon les mêmes schémas qui définissent les différents temps de la démocratie, comme les élections.

Si pour se révolter il suffit d’écouter un CD estampillé « de gauche », de lire un poème exaltant la Classe d’Aragon, de voir un film social de Ken Loach pour y vivre la lutte par procuration ou de citer une ritournelle situationniste pour briller au panthéon de l’extrême-gauchisme éclairé, le pouvoir n’aura plus jamais de soucis à se faire. L’art engagé est un anesthésiant anti-révolte, le chloroforme déculpabilisant du bon citoyen de gauche.

« L’artiste doit aimer la vie et nous montrer qu’elle est belle. Sans lui, nous en douterions. » (Anatole France)

L’artiste est aussi le pilier d’un milieu –on dit une « scène »- tout entier, auquel il permet d’être et qu’il fait vivre. Un écosystème bien particulier : Agents, attachés de presse, directeurs artistiques, attachés commerciaux, critiques, collectionneurs, mécènes, tenanciers de galeries, médiateurs culturels, consommateurs,… tout autant de rapaces vivant au crochet des artistes dans la joyeuse horreur du show-biz. Une scène avec ses codes, ses normes, ses parias, ses favoris, son ministère, ses exploiteurs et ses exploités, ses profiteurs et ses admirateurs. Une scène qui possède le monopole du bon goût, pratiquant le terrorisme esthétique sur tout ce qui n’est pas rentable, ou sur tout ce qui ne procède pas d’une mentalité bien particulière dans laquelle la subversion ne doit être que superficielle, sous peine bien entendu, de subvertir. Un milieu que l’on nomme La Culture. Chaque régime a son art attitré tout comme chaque régime a son Entartete Kuntz.[1] L’on peut croire que pour gagner de l’argent dans les milieux artistiques, il faut un don, mais pour le dépenser, il ne faut qu’une culture ; et la culture est une vaste machine à fric, le puit sans fond de la connerie humaine et de sa capacité à adorer, admirer, à fonctionner au charisme ou à suivre des leaders, qu’ils soient politiques, sociaux ou culturels.

« -Peux tu m’offrir un verre d’eau ?
-Tu es out.. Maintenant on boit directement du sang. »

[1] En allemand : « Art dégénéré » : plate-forme officielle adoptée par le régime nazi pour interdire la créativité désintéressée en faveur d’un art officiel : l’art héroïque.


Consulté le 21/09/2016 de non-fides.fr
Extrait de Non Fides N°IV, juillet 2009.