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Ceci n’est pas une bavure

Crimes policiers et luttes contre le permis de tuer

2014

        La chasse est (toujours) ouverte

        Des outrages faciles à encaisser

        L’urbanisme à coups de kärcher

        Crimes policés

        Usual suspects

        Les brigades d’exception en métropole

        Minar et Derka (les Deux Frères)

        Maintien de l’ordre… social

        Le sceau du mépris

        Le maillage fragile d’une lutte décisive

        Touche pas à mon policier !

        2000-2014 : 126 personnes tuées par la police française

        2001-2009 : 17 lois portant sur la lutte contre l’insécurité

        Quelques Comités "Vérité et justice"

        Collectifs de personnes mutilées

        Collectifs de soutien et sites d’information

En 2013, au moins onze personnes ont été tuées au cours d’une opération policière. Le constat est le même qu’en 1983 : dans la très grande majorité des cas, les victimes sont des héritiers de l’immigration. Ni dérapages fortuits ni bavures, ces meurtres sont l’aboutissement d’une violence quotidienne exercée au nom du maintien de l’ordre. Face à cet état de fait, certains s’organisent pour le faire reconnaître et enrayer la machine. État des lieux depuis les Minguettes et ses alentours.

« À 9h15 du matin, ils sont venus sonner chez nous. Tina était censée dormir chez sa copine Myriam. On s’est dit qu’elles avaient fait des conneries d’ado et qu’elles étaient en garde-à-vue. »

Dans un café adossé à la butte de la Croix-Rousse, Faren, 22 ans, raconte l’histoire de sa grande sœur Tina, tuée à 17 ans par la police. « Ils nous ont fait attendre plus d’une heure au commissariat », se souvient-elle. Une policière finit par recevoir la famille de Tina dans son bureau, et leur lâche, sans état d’âme : « Votre fille est morte. On doit vous auditionner. » Pendant une heure Mellaz Sebaa, la mère, est contrainte de répondre à une batterie de questions. La famille court ensuite à l’hôpital, pour apprendre que Tina est en fait maintenue dans le coma. Son décès sera prononcé quelques heures plus tard.

La chasse est (toujours) ouverte

La nuit du 13 février 2007, en vadrouille à bord d’une voiture piquée un peu plus tôt, Raouf Taïtaï et Mehdi Marouani, 15 et 16 ans, croisent Tina Sebaa et Myriam Bahmed, 17 ans, et leur proposent de monter. La Brigade anti-criminalité (BAC) en patrouille reconnaît la voiture volée et les prend en chasse. Quelques minutes plus tard, la voiture des quatre jeunes gens s’écrase contre un mur de Saint-Fons, dans un virage à angle droit notoirement dangereux. Entre temps, la BAC a appelé du renfort : pas moins de douze véhicules de police ont été dépêchés sur les lieux. Toute la hiérarchie policière est là, ainsi qu’un substitut du procureur, fait extrêmement rare pour un accident de la route. Les policiers mettront plus de deux heures à appeler les secours. Le temps de maquiller la scène ? Une expertise indépendante réalisée plus tard montrera que ce soir-là, les corps des victimes ont été déplacés. Faute d’avoir été pris en charge rapidement, Raouf meurt d’une rupture de l’aorte, Tina et Myriam sont dans le coma. Mehdi s’en sort avec des brûlures au flanc gauche ; il a sauté du véhicule avant qu’il ne s’écrase.

Une « course-poursuite » parmi tant d’autres, qui se terminent « au mieux » en garde-à-vue, au pire contre un mur ou par un « parechocage », technique policière qui consiste à percuter un véhicule pour l’immobiliser. Des affaires comme celle-ci, classées « accident de la circulation » par les tribunaux, les archives silencieuses des rues en renferment des dizaines.

« Aux Minguettes, il y a eu d’autres “accidents” de ce genre. Un an après le décès de Tina, deux jeunes de son collège ont été tués de la même façon. Pour les flics, c’est un jeu ! »

Faren égrène les histoires entendues çà et là.

« Un soir, la soeur d’un ami croise un pote et lui demande de l’emmener acheter des clopes. Le mec était recherché, alors les flics ont tiré sur la voiture. Elle est morte. »

Quelques semaines avant de rencontrer Faren, nous étions avec Khaled, Kamel et Moncef au PMU de Vénissieux-village. Khaled, la trentaine, habite le quartier Max Barel depuis toujours. Il s’informe et se mobilise contre les violences policières pour soutenir Moncef Marouani, 48 ans – tabassé à deux reprises par la police puis inculpé pour outrage – et parce qu’il estime que s’il a été personnellement épargné par ces violences, ce n’est qu’une question de chance :

« Depuis le début des années 2000, douze personnes en moyenne par an sont tuées par la police. Vous êtes au courant que 2012 a été l’année la plus meurtrière en terme de crimes policiers ? Le collectif Vies Volées[1] en a recensé 18, soit un tous les vingt jours ! Le profil-type de celui qui tombe : un jeune homme des quartiers populaires, dont la famille vient du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne. »

Au-delà des « courses-poursuites », il y a tous ceux qui décèdent des suites de mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre dans les voitures de la BAC et les fourgons de police, ou au cours de gardes-à-vue. Certains s’en sortent avec quelques hématomes, d’autres se retrouvent à l’hôpital avec des séquelles physiques plus lourdes, ou dans le coma. Ainsi, Lamine Dieng, 25 ans, meurt en juin 2007 à Paris dans un fourgon de police, après avoir été immobilisé sur le sol, face contre terre, le bras droit passé par-dessus l’épaule et menotté à son bras gauche replié dans le dos, une sangle de contention entravant ses pieds.[2] Abdelhakim Ajimi, 22 ans, est interpellé par la BAC en pleine rue suite à une altercation avec son banquier, en mai 2008 à Grasse. Les « baqueux »[3] lui font une clé d’étranglement, le frappent et s’assoient sur lui, entourés de policiers municipaux, sous le regard de nombreux témoins qui le voient devenir violacé et perdre conscience. Embarqué, il arrive mort au commissariat.[4] Ou encore Wissam El Yamni, 30 ans, interpellé et lynché sur un parking de son quartier à Clermont-Ferrand, alors qu’il fêtait le Nouvel An 2012. Arrivé inanimé au commissariat, il tombe dans le coma et décède à l’hôpital neuf jours plus tard.[5]

Les armes dites « non-létales » (flashball, taser) qui prolifèrent dans l’arsenal policier depuis quelques années ont elles aussi fait de nombreux blessés et morts. À l’instar de Mahamadou Marega, 38 ans, tué par la BAC dans un foyer de travailleurs immigrés à Colombes en 2010. Il est matraqué, reçoit des salves de gaz lacrymogène puis dix-sept décharges électriques de 50 000 volts administrées au taser, pistolet à impulsion électrique. Il décède dans l’ascenseur, entravé aux mains et aux pieds.[6]

Depuis plus de quarante ans, l’historien Maurice Rajsfus fait le décompte des morts causées par la police.[7] Son recensement éclaire une réalité largement ignorée. Dans les années 1980, en moyenne cinq personnes par an décédaient au cours d’une opération de police, onze dans les années 1990, douze depuis 2001.[8] Ces décès ne sont pas que le fait de brutes épaisses d’extrême-droite. Les méthodes s’étant en quelque sorte « policées », les faits semblent moins sensationnels, et il est plus aisé d’invoquer l’accident. Il n’en reste pas moins que les policiers « polis » et « bien formés » tuent, avec des méthodes aussi banalisées que mortelles. La clé d’étranglement ou le pliage – techniques d’immobilisation pouvant entraîner la perte de conscience et l’asphyxie – sont enseignés à l’école de police. N’importe quel policier assermenté les maîtrise. Les agents qui ont tué Abdelhakim Ajimi, par exemple, n’avaient pas la réputation d’être particulièrement violents. Traînés devant le tribunal par la famille du jeune homme, ils déclareront n’avoir fait qu’appliquer les gestes appris.[9]

La violence, les mutilations et les crimes commis par les policiers et les gendarmes français ne font pas couler l’encre et la salive des journalistes et des sociologues, par ailleurs très enclins à commenter les « statistiques de la délinquance », le « malaise des banlieues » ou les agissements des « casseurs » dans les manifestations. Comment expliquer ce déni ?

Des outrages faciles à encaisser

Menacer de coller un « outrage » permet à l’agent d’intimider la personne interpellée, en coller effectivement un sert à couvrir des violences policières... mais aussi à se faire de l’argent de poche ! De la même manière qu’il est courant pour les policiers de se faire prescrire des incapacités totales de travail (ITT) par le médecin du commissariat pour un petit doigt retourné lors d’une interpellation, et de réclamer ensuite des dommages et intérêts, l’outrage est un moyen facile d’arrondir ses fins de mois.

Selon l’Inspection générale de l’administration [10], 20 600 dossiers d’outrage et rébellion ont été déposés par des policiers en 2012 : 5 569 outrages, 5 540 rébellions, 8 228 violences volontaires. Seuls 300 dossiers n’ont pas abouti, tous les autres ayant débouché sur des indemnisations des policiers « victimes », aux frais du Trésor public et des personnes condamnées. Le total des sommes versées ne cesse d’augmenter : en 2006, les policiers plaignants ont perçu 8,7 millions d’euros ; en 2012, 13,2 millions. En moyenne, un outrage rapporte entre 300 et 700 euros à chaque agent. Et ceux-ci n’ont même pas à débourser de frais de procédure, puisqu’au titre de la « protection fonctionnelle », l’État se charge des honoraires d’avocat. Créneau juteux pour certains cabinets qui se sont spécialisés dans la défense des forces de l’ordre. À Paris, ce type de dossiers rapporte à cinq d’entre eux environ 2,5 millions d’euros de recettes.

L’urbanisme à coups de kärcher

Un habitant des Minguettes explique à propos des nouveaux aménagements du quartier :

« Ils ont tout agencé de façon à pouvoir maîtriser les routes : des blocs de pierre sur certains chemins pour couper toute issue de secours, des caméras... »

En novlangue d’aménageur urbain, on appelle ça « prévention situationnelle ». Jamila Hassani, directrice-adjointe de la police municipale de Vénissieux, en fait un point-clé de la future rénovation des Minguettes :

« Il faudrait tout raser pour que ce soit sécurisé. Par exemple, dès que les flics sortent du commissariat, les jeunes de la Darnaise[11] les voient venir. Il faut des bâtiments plus bas et tous à la même hauteur, des voies larges pour esquiver le caillassage, des éclairages. Pas de recoins ni de bancs, pour éviter les squats. Nous conseillons les urbanistes qui rénovent les Minguettes le plus en amont possible. Mais, en France, les urbanistes ont encore du mal à intégrer l’idée qu’il faut qu’on bosse ensemble. Or, celui qui commet une infraction a toujours une longueur d’avance sur nous. »

L’enjeu de la prévention situationnelle ?

« Être capable de se mettre dans la peau d’un futur délinquant, anticiper les comportements et les usages futurs des espaces par les gens. Ça n’est pas simple. »

Et d’ajouter, enthousiaste :

« On bosse aussi sur un projet de caméras mobiles, déplaçables à l’envie. Ce qui nous permettrait d’éviter “l’effet plumeau”. »

L’effet plumeau ?

« La caméra fixe, c’est comme un plumeau qui éparpille la poussière, la pousse plus loin. Le délinquant sait où se trouve les caméras, il peut donc les détruire ou simplement se déplacer hors-champ. »

À quand les caméras avec aspirateurs intégrés ?

Crimes policés

Petit retour en arrière. Dans les années 1970-1980, c’était par balles que tuaient la police et les « tontons flingueurs », comme on surnommait le quidam prompt à tirer sur des Arabes[12] à l’époque où le film éponyme connaissait un grand succès. Mis sur le compte des rancunes racistes liées à la récente indépendance de l’Algérie, ces assassinats sont alors nombreux et, quand ils donnent lieu à une condamnation, ne coûtent guère plus de trois mois de prison avec sursis.

Depuis, les militants scandant « Rengainez, on arrive ! La chasse est fermée » sont passés par là. Des émeutiers des Minguettes en 1981 aux marcheurs de 1983, en passant par les Zaâma d’banlieue et les JALB[13] à Lyon et à Vénissieux, ou encore ceux de Rock Against Police en banlieue parisienne, toute une génération d’héritiers de l’immigration s’est mobilisée contre les crimes racistes, les brimades policières et la justice qui ne les punit pas. Occupations, émeutes, radios libres et télés pirates, journaux autonomes, grèves de la faim, autodéfense...[14] Au fil des années 1980, les tontons flingueurs ont de plus en plus mauvaise presse et les peines s’alourdissent.[15] Les policiers, quant à eux, continuent à tuer sans que cela ne fasse de vagues.

La rupture, préparée par les mobilisations initiées en 1981, s’est opérée fin 1986. Le 6 décembre, en marge de manifestations étudiantes, Malik Oussekine est tué par des voltigeurs – policiers à moto chargés de nettoyer les rues à coups de matraque en fin de manif. L’affaire, médiatisée comme « une bavure scandaleuse », radicalise le mouvement étudiant. Les brigades de voltigeurs sont dissoutes, le ministre de l’Enseignement supérieur, Alain Devaquet, démissionne. La gestion médiatique du crime devient alors un enjeu crucial pour le maintien de l’ordre : mal contrôlée, elle peut coûter cher aux autorités. Il leur faut maîtriser le discours public, et justifier les actes. Les leçons du « complexe Malik Oussekine » sont vite appliquées.[16] Ce même jour, Abdelwahab Benyahia, 19 ans, meurt sous les balles d’un policier à Aubervilliers, dans le silence le plus complet : l’information est gardée secrète pendant 48 heures. La police française va ainsi faire du « maintien de l’ordre sans tuer » une spécialité internationalement reconnue. Dédicace à Michèle Alliot-Marie, ex-ministre de la Défense qui, en janvier 2011, en pleine répression sanglante de la révolution tunisienne, propose à l’Assemblée nationale de porter secours au chef d’État Ben Ali pour écraser le peuple en révolte en lui procurant un peu de ce « savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité (...) pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité ».[17]

Dès lors, quand les grands médias consacrent quelques lignes à un de ces homicides, le qualificatif de « bavure » revient sans cesse. Qui dit « bavure » insinue accident. Exit la mise en cause des ressentiments de la guerre d’Algérie et du racisme de l’institution policière : on incrimine désormais le sort... et les victimes. L’« accident » de Saint-Fons ne déroge pas à la règle : le communiqué de presse dédouane la police en même temps qu’il charge les adolescents. Juste avant l’enterrement de Tina, en réaction à la plainte déposée par sa mère, le procureur de la République Xavier Richaud demande une autopsie « pour détecter de l’alcool, du cannabis ou une grossesse éventuelle ». « Leurs casiers judiciaires étant vierges, il essayait de les salir » explique Faren, « mais les analyses ont montré qu’aucun d’entre eux n’avait bu ou fumé ce soir-là. » Avant même d’en avoir les résultats, le procureur convoque une conférence de presse et annonce qu’il s’agit de « quatre jeunes Nord-africains qui ont beaucoup bu et fumé », produisant ainsi une version officielle à servir en pâture aux journalistes. Le Monde du 13 février 2007 reprend fidèlement ses allégations :

« Ils avaient consommé de l’alcool et du haschich, et le conducteur, connu des services de police, a accéléré afin d’éviter un contrôle de police “compte tenu de leur état”, a affirmé M. Richaud. (…) Selon le procureur, les policiers se sont approchés à une dizaine de mètres de la voiture pour l’identifier, puis ils l’ont suivie à distance, ralentissant très fortement à plusieurs reprises, y compris quelques instants avant l’accident. »

Même son de cloche chez Libération. Comme dans les autres affaires similaires, les termes utilisés euphémisent, voire camouflent le meurtre : on parle d’« accident » ou de « conduite sans casque » pour une poursuite mortelle ; de « malformation cardiaque » ou de « comportement hystérique » dans des cas de personnes tuées à main nue. À longueur de journaux télévisés, radiophoniques ou papier, sont assénées des expressions toute faites qui légitiment l’intervention des forces de l’ordre, et jettent la suspicion sur le défunt : « connu des services de police », « jeunes Maghrébins sous l’emprise de stupéfiants ». S’il y a eu « intervention musclée », c’est qu’elle était motivée : ils devaient l’avoir cherché. Le maintien de l’ordre passe aussi par la guerre des mots.

Usual suspects

La mort est l’aboutissement de la « hoggra policière »,[18] ce mépris policier à l’encontre des jeunes héritiers de l’immigration, et de la violence exercée au nom du maintien de l’ordre. Chaque jeune vivant dans un quartier comme les Minguettes – où Faren et Tina ont passé leur enfance – est « présumé délinquant ». Faren raconte ainsi que :

« Un soir, alors qu’on vivait déjà à Paul Santy dans le 8e arrondissement de Lyon, des CRS viennent vers moi. Ils n’étaient pas du coin, ils ne nous connaissaient pas. Ils me contrôlent, je donne mes papiers, j’étais en survêt, dégaine quartier. Ils me disent qu’ils vont me verbaliser, je dis “Pourquoi, j’ai pas le droit d’être dehors ? J’ai 15 ans”. “Vous étiez en scooter il y a deux jours”. “Ah bon parce que vous vous avez la mémoire d’il y a deux jours ? Et puis moi, là, j’ai l’air d’avoir un scooter ?” “On vous a bien reconnue, costaud, sportive, habillée sportswear”. Au loin, trois copines arrivent : “Vous pouvez faire la différence avec ces trois-là ? On a toutes des survêt’, on a toutes des baskets, on a toutes une couette”. Ils me mettent une amende, je crise pour qu’ils me rendent ma carte d’identité, les jeunes du quartier s’en mêlent et ça commence à partir en cacahuète. »

Les petites vexations, provocations et abus d’autorité de ce type sont quotidiens. En témoignent les contrôles d’identité assaisonnés de méticuleuses fouilles au corps, au prétexte de délits supposés. Répétez ce cocktail à longueur de journée et vous obtiendrez une belle étincelle. « Ils attendent juste que la personne soit agacée. Qu’elle ose dire quelque chose, et puis hop ! Ça leur fait une affaire », explique un habitant des Minguettes. Au cours des vingt dernières années, le nombre de contrôles a explosé : la loi Pasqua du 10 août 1993 a donné carte blanche aux bleus pour contrôler à tire-larigot ceux que Didier Fassin – chercheur et auteur d’une enquête sur la BAC – nomme les « usual suspects de la délinquance ordinaire »,[19] les jeunes de banlieue, gonflant ainsi le contingent des « personnes connues des services de police ». Plus besoin ni d’un contexte d’infraction, ni d’un comportement louche, on contrôle pour « prévenir une atteinte à l’ordre public ».

Retour au PMU de Vénissieux-village. Aux côtés de Khaled, Moncef raconte. Comme bon nombre d’habitants des Minguettes, il subit des contrôles à répétition. Excédé par ce traitement humiliant, il les compte : 56 depuis 2002. À deux reprises, le contrôle a mal tourné, et il a été passé à tabac. La première fois, en juillet 2004, c’était en bas de chez lui. Interpellé par la BAC, Moncef se retrouve plaqué contre son véhicule. Il proteste, les agents l’écrasent au sol. Pendant son transfert au commissariat, où il sera fouillé à nu, les coups pleuvent. Le rapport médical attestera d’une dent fissurée, et de nombreuses contusions au visage, au cou et sur le haut du corps. Il porte plainte. En retour il est accusé d’outrage et rébellion, au motif d’avoir « résisté à son interpellation » et insulté les policiers. Il sera condamné à trois mois d’emprisonnement avec sursis, ainsi qu’à verser 250 euros de dommages et intérêts à chacun des responsables des violences. 2006, même scénario, ou presque. En se rendant au travail, il est contrôlé par trois policiers dans les couloirs du métro. Il sort sa carte d’identité, mais ça ne leur suffit pas : ils veulent le fouiller, il proteste. Cette fois-ci, le contrôle se termine à l’hôpital : lourdes blessures aux cervicales et paralysie des lombaires. Nouvelle plainte déposée par Moncef... et nouvel « outrage et rébellion ». On l’accuse d’avoir lancé à ceux qui le contrôlaient : « Vous n’avez que ça à foutre ? » ; de s’être mis à « parler fort afin de prendre les autres usagers présents à témoin, refusant la palpation et disant “vous n’avez pas le droit de me toucher, vous me contrôlez parce que je suis un Arabe” » ; et d’avoir giflé un des trois policiers.[20] Disculpé de la gifle par le témoignage d’une passante et par le certificat médical établi par le médecin du policier, il est relaxé. Mais les policiers mécontents font appel du jugement. La Cour d’appel de Lyon étant réputée pour leur être l’une des plus favorables du pays,[21] Moncef est alors condamné à leur verser 2 700 euros de dommages et intérêts. Les huissiers débarquent, sa voiture est saisie. « J’ai pris une claque dans la gueule, conclut-il. J’ai compris que l’égalité et la justice n’existaient que dans les livres ».

L’« outrage et rébellion » est un véritable joker qui permet aux forces de l’ordre de couvrir et de justifier leurs actes de violence, afin d’empêcher que les plaintes déposées par les victimes aboutissent. Amnesty International, dans un rapport paru en 2009, parle de « représailles contre les plaignants ».[22] À Lyon, le champion de l’outrage et rébellion, c’est maître Versini-Bullara. Dans l’affaire de Moncef, cet avocat défend les policiers soi-disant « outragés ». Ceux de Vénissieux l’adulent : « Nous avons mis en place un dispositif avec un avocat, maître Versini, qui représente tous les policiers impliqués dans des affaires, des outrages par exemple. C’est un baron, nos agents de police gagnent à chaque fois ! », exulte la directrice-adjointe de la police municipale vénissiane, Jamila Hassani. Un avocat dévoué à la cause, si l’on ose dire. En témoigne cette phrase tirée de son site Internet :

« En la matière, le cabinet Gabriel Versini-Bullara intervient depuis des années et quasi-quotidiennement pour la défense des Forces de l’ordre tant pour qu’ils recouvrent leur honneur et leur considération face à des délinquants hargneux et vindicatifs à leur égard que pour lutter contre les plaintes injustifiées et intolérables déposées par cette même délinquance à leur encontre. »[23]

Fierté des uns, cauchemar des autres... « Depuis 2002, le nombre de personnes déférées devant les tribunaux pour ces motifs est effarant. On brise la vie de nombreux jeunes en les mettant en cage pour ça », estime Khaled. Outrage + outrage + outrage... = prison ferme.

Les brigades d’exception en métropole

Dès les années 1930, une police des colonisés en métropole est créée en France, la Brigade nord-africaine (BNA). Modelée sur un mix de méthodes de gestion des colonisés dans les colonies et de gestion des « indésirables » en France, cette brigade procède à des opérations de fichage massives et à des rafles dans les « quartiers musulmans » de Paris. En 1953, elle est remplacée par la Brigade des agressions et violences (BAV) – qui ressemble fortement à la BAC d’aujourd’hui – afin de réprimer la « criminalité » des colonisés puis pour combattre le FLN et les colonisés révolutionnaires des bidonvilles. Elle participe au massacre d’environ 200 Algériens à Paris le 17 octobre 1961, et à la rafle de dizaines de milliers d’autres.

En 1971 est créée à Saint-Denis la tristement célèbre Brigade anti-criminalité (BAC), élargie à d’autres villes en 1974, en remplacement des Brigades spéciales de nuit (BSN). Ses agents, qui ont fait leurs classes dans les colonies et qui, pour certains, cherchent à poursuivre la guerre d’Algérie légalement, sont chargés de traquer les colonisés et leurs enfants dans les quartiers. Dès 1971 et jusqu’à ce jour, la BAC est connue pour sa productivité (ses agents remportent des « bâtons », sorte de bons points, à chaque arrestation) et son agressivité. Suréquipés en armes non-létales et sûrs de leur toute-puissance, ses agents mènent une véritable guerre de basse intensité dans les quartiers populaires. Une jeune femme des Minguettes témoigne :

« À la BAC, ils font ce qu’ils veulent de nous, c’est des bandits franchement. Une pote avec qui j’ai grandi aux Minguettes est devenue flic, ce métier c’est un jeu pour elle. Avec ses collègues de la BAC, ils piquent des trucs pendant les perquisitions, se tapent des montées d’adrénaline dans les courses-poursuites et jouissent de leur pouvoir en te contrôlant et en te faisant baisser ton pantalon. »

Minar et Derka (les Deux Frères)

Chanson écrite en hommage à Tina et Raouf :

« Pour les flics c’te course-poursuite était banale […] Raouf et Tina à bord d’une Ford Fiesta, les deks les prennent en chasse c’est parti pour la Fiesta […] Même avec des points de suture ça fait cinq ans que ça dure, que les parents saturent […] Un putain de virage et la voiture dérive […] Après Zyed et Bouna, c’est Raouf et Tina […] j’ai l’impression que la haine me bouffe. »

Maintien de l’ordre… social

Au-delà de la paranoïa sécuritaire et d’une technique de provocation, le contrôle d’identité est avant tout, selon Didier Fassin :

« Un pur rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l’ordre – non pas à l’ordre public, qui n’est pas menacé, mais à l’ordre social. (…) La répétition des mêmes expériences dans une routine mortifiante est une véritable éducation physique au cours de laquelle on intériorise sa place sociale. »[24]

D’autres types de nuisances dont les habitants des cités font les frais quotidiennement produisent des rappels à l’ordre social : ici, ce sont les sirènes hurlantes de la BAC ou les spots aveuglants d’un hélico braqués sur les immeubles en pleine nuit qui réveillent les dormeurs en sursaut[25] ; là, c’est le car de CRS constamment stationné à l’entrée de la cité, la déambulation de Robocops surarmés qui roulent des mécaniques à l’heure des classes.

Autre technique de quadrillage du territoire et des esprits : les dispositifs sécuritaires tels que la « zone de sécurité prioritaire » (ZSP), dernière-née d’une lignée de « zones » (ZUP, ZUS, ZEP, ZAC...) en partie créées pour gérer les « damnés de l’intérieur ». Inaugurées à l’été 2012 par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, les ZSP – au nombre de 80 en janvier 2014 – délimitent des territoires « à risque » un peu partout en France. Depuis 2013, c’est Christian Lambert qui est à la tête du dispositif. Un costume taillé sur mesure pour celui qui fut successivement chef du Raid, directeur des CRS et préfet de Seine-Saint-Denis. Quand il s’agit de qualifier ces ZSP, Lambert n’y va pas par quatre chemins : ce sont bel et bien, selon lui, des « laboratoires ».[26] Le principe est de faciliter la mise en oeuvre d’opérations conjointes entre la police, l’Éducation nationale, les transporteurs et les bailleurs sociaux. C’est ainsi que dans les quartiers nord de Marseille, au début de l’année 2014, les CRS stationnés à l’entrée des cités accompagnaient parfois les contrôleurs dans les bus.

La création des ZSP fait écho aux difficultés rencontrées par les forces de police pour « maîtriser les foules » dans les années 2000. À plusieurs reprises, suite à des crimes policiers notamment, elles ont expérimenté des dispositifs de contre-insurrection dans les quartiers. Lors des émeutes de novembre 2005, l’état d’urgence, qui n’avait pas été utilisé depuis la guerre d’Algérie, est instauré. En 2007 à Villiers-le-Bel, les autorités, ébranlées par l’insoumission et la solidarité populaire, noient le quartier sous des nuages de lacrymo et des tirs de flashball. Des nuits durant, dans le vacarme des hélicoptères, de puissants projecteurs balayent les façades de la cité. Clou du spectacle, l’intervention de 1 000 hommes cagoulés du RAID le 8 février 2008, avec médias embarqués, bien sûr. De quoi nourrir l’image d’une « zone de non droit » où la « guérilla urbaine » ferait régner la terreur.[27]

Aux Minguettes, quartier classé ZSP depuis janvier 2013, les récits de l’utilisation du flashball sont légion. Norah, 21 ans, relate :

« Il y a six mois, des petits de 5-7 ans qui jouaient se sont fait tirer dessus par les flics, au flashball. Des grands avaient caillassé la police parce qu’ils s’étaient fait contrôler plusieurs fois de suite. »

Un jeune homme explique :

« Les tirs de flashball, ça arrive tout le temps. J’ai un pote qui a été blessé, une autre fois c’est une mère qui a été touchée, à côté de moi. Ils ne visent pas, ils tirent dans le tas. »

Il s’agit de graver la place sociale, celle d’héritiers de la colonisation et de l’immigration, dans la chair et l’âme des habitants. « À l’école maternelle où je travaille, les enfants ont dès 4 ans un sentiment de peur par rapport à la police ! », explique Nadera. C’est ce que Didier Fassin nomme la « mémoire incorporée ». D’où le poncif des gamins qui piquent un sprint dès qu’un bleu montre le bout de son nez : traités comme des coupables, ils se comportent comme tels. De même qu’ils ont toujours leurs papiers sur eux et s’insurgent rarement quand ils se font contrôler sans raison, habitués mais aussi conscients des conséquences d’un énervement, contrairement aux Blancs de classe moyenne, scandalisés au premier contrôle d’identité venu.[28] Marine, 25 ans, proche de la famille de Tina Sebaa, note :

« Les habitants des centres-villes ne s’imaginent même pas que ce harcèlement policier existe. À l’inverse, mes amis qui vivent dans des cités se font arrêter pour rien, se retrouvent en garde-à-vue pour rien et se font frapper pour rien, mais ils trouvent ça normal : c’est leur quotidien. »

Elle évoque un de ses amis, qui vit dans une cité de la Duchère, dans le IXe arrondissement de Lyon : « Selon lui, c’est comme s’il y avait une douane. Quand il vient en ville, il sait qu’il va se faire contrôler au moment de rentrer chez lui. » Entre le quartier et le reste de la ville, une frontière invisible sépare les « bons Français » de la version moderne des « classes dangereuses » : les héritiers de l’immigration et de la colonisation, mais aussi les sous-prolétaires blancs. Mathieu Rigouste, auteur d’une enquête sur la police, parle ainsi de « ségrégation endocoloniale ». Le concept fait référence à :

« Un régime d’exception permanent à travers lequel s’opèrent principalement les transferts et les traductions de dispositifs issus des répertoires militaires et coloniaux en métropole. Expérimentées dans les colonies, des formes de violence guerrière sont reformulées pour être appliquées au contrôle des colonisés en métropole et influencent la transformation de l’encadrement des classes populaires en général. »[29]

Les techniques et armements policiers expérimentés dans ces « laboratoires », ces enclaves endocoloniales, sont peu à peu adaptés aux mouvements sociaux et autres opérations de « maîtrise des foules », où l’usage du flashball, par exemple, s’est généralisé. En manifestation, la police ne tue plus. Elle continue, par contre, de blesser et de mutiler.

« Crevez en paix mes frères, mais crevez en silence, qu’on ne perçoive que l’écho lointain de vos souffrances... », disait un tract de novembre 2005, à propos des émeutes et de l’absence de réactions satisfaisantes de la classe politique et de l’opinion publique en général. Les journalistes, les sociologues et les membres de l’élite en général rechignent à reconnaître l’oppression spécifique qui pèse sur ces quartiers et sur les héritiers de l’immigration. Et pour cause, leurs enfants ne sont presque jamais contrôlés par la police, encore moins passés à tabac. À l’inverse, un journaliste tabassé durant une manifestation ou inculpé pour outrage, cela fait les gros titres. La victime étant présumée « respectable », on s’accorde pour crier au scandale. Certaines de ces victimes « respectables » ont lancé une campagne pour la dépénalisation du délit d’outrage.[30] L’initiative aurait pu être bienvenue. Mais en considérant que « chaque citoyen, quelles que soient ses origines sociales, est un coupable potentiel », les auteurs occultent le fait que la pression policière pèse sur certains plus que sur d’autres. Au-delà des quartiers concernés et de certains cercles militants, l’évidence peine à s’imposer. Il y a autour des violences policières « un mur de silence que les collectifs Vérité et Justice parviennent régulièrement à fissurer, mais qui, à peine fissuré, est sans cesse re-colmaté ».[31]

Le sceau du mépris

« Hoggra policière », « crimes sécuritaires », « justice à deux vitesses » : depuis trente ans, les mêmes mots, les mêmes constats, la même douloureuse rengaine rythment les tracts, fanzines, morceaux de musique et discours militants. Çà et là, des comités s’organisent pour que la justice soit rendue et que la vérité éclate, des manifestations contre les violences policières battent le pavé, des campagnes nationales sont lancées. L’enjeu de ces mobilisations : faire reconnaître les mal-nommées « bavures » comme étant bel et bien des crimes racistes, sécuritaires et systémiques – inhérents au système du maintien de l’ordre, aboutissements logiques d’un harcèlement quotidien, d’un état d’exception dans les quartiers.

À l’image de Faren et de sa mère Mellaz Sebaa, qui depuis sept ans – soutenues par Yves Lamartine, le père, et leurs proches – se battent sans répit pour obtenir une part de vérité quant au déroulement de l’accident et faire reconnaître la responsabilité des policiers de la BAC dans le décès de Tina. Des années à résister aux intimidations et aux déceptions, à se dépatouiller avec les preuves falsifiées et les expertises, à disséquer le moindre détail. Quand on attaque l’État et sa police, il ne suffit pas d’attendre sagement que les avocats et les magistrats fassent leur boulot. « De toute façon c’est tous des ripoux. Du juge à l’avocat, ils se connaissent tous, boivent l’apéro ensemble... » relève Faren, écœurée. Dans la cuisine qui lui sert de bureau d’investigation, Mellaz, rencontrée quelques temps après Faren, confie qu’elle a mené, envers et contre tous, une enquête digne de Sherlock Holmes. Sa fille nous avait prévenues :

« Ma mère, c’est vraiment une battante. Une semaine après l’accident, elle allait à l’hôtel de police et restait assise là toute la nuit. Elle interpellait tous les flics : “Je me battrai jusqu’au bout !” Quand ils la voient, ils changent de trottoir, ils ont honte. À force de fouiner et d’aller faire ses bordels au comico, elle a chopé plein d’indices pour le dossier, les flics parlaient sans s’en rendre compte. »

Dans ce type d’affaire, les instructions sont au mieux bâclées, au pire complètement falsifiées. Dans l’affaire de la mort de Tina Sebaa et Raouf Taïtaï, les procès-verbaux des policiers, pompiers et médecins qui incriminent les forces de l’ordre ne figurent pas dans le dossier. Les autres, pas moins de 473 (!), sont très contradictoires. Point de clichés de la scène de l’accident, l’appareil utilisé par la police ce soir-là n’avait malencontreusement pas de pellicule, et les caméras de surveillance ont été déclarées hors-service. Les témoins, enfin, sont instrumentalisés, voire mis sous pression. Crédit n’est accordé qu’à ceux qui disculpent les policiers. Le lendemain de l’accident, quand Faren rend visite à Mehdi dans sa chambre d’hôpital, elle le trouve seul. Elle lui demande si les policiers les ont percutés, il acquiesce. Quand elle revient une heure plus tard, il est entouré de deux policiers et de son oncle. « Son discours était complètement différent. Il disait que la police avait gardé ses distances de sécurité. Les flics, quand ils veulent te monter la tête, ils y arrivent... » Plus tard, lors de sa confrontation judiciaire avec les policiers, il maintiendra que Tina avait bu, contredisant ainsi l’autopsie, l’expertise médicale et la contre-expertise commandée par la famille. Malgré tout, c’est lui que la juge croira : « On ne croit jamais les jeunes mais là, Mehdi, c’était le bon Dieu sans confession », ironise Faren. À l’inverse, l’autre témoin encore en vie, Myriam, restée huit mois dans le coma, est jugée inapte à être auditionnée. C’est pourtant elle qui donnera les détails que Mehdi se refuse à dévoiler sur les circonstances de l’accident. Faren l’avait retrouvée par hasard deux ans après l’accident, dans un hôpital, enregistrée sous X. Selon une aide-soignante, des policiers avaient stationné devant la porte de la chambre d’hôpital de Myriam pendant plusieurs mois, attendant son réveil.

Un combat judiciaire charrie son lot d’échecs et de déceptions. Long et éprouvant, il envahit la vie de celles et ceux qui luttent. À 15 ans, Faren arrête l’école du jour au lendemain pour s’engager totalement dans le combat judiciaire aux côtés de sa mère.

« Je suis restée trois ans chez moi, à bosser sur l’affaire, à côtoyer les avocats, à fréquenter les palais de justice. À 19 ans, j’ai repris le lycée : c’était dur, j’avais au moins 30 ans dans ma tête. Je connaissais aussi déjà le monde du travail, le parloir deux fois par semaine pour soutenir une pote incarcérée. En un an et demi, j’ai passé un BEP en mécanique auto et le bac général. Maintenant j’ai 22 ans, et je suis en première année de droit. »

La première instance a duré trois ans, avant d’être classée sans suite. La famille a fait appel plusieurs fois, tous rejetés. Idem pour la Cour de cassation. L’avocat les avait prévenus : pour avoir un espoir d’y arriver, il faut ferrailler au niveau européen. Aujourd’hui, les Sebaa-Lamartine sont l’une des rares familles en France à poursuivre le combat jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). « Si jamais il y a une jurisprudence, c’est bien pour les futures victimes. On veut la vérité et que cela n’arrive plus », explique Faren. « Je ne laisserai jamais ma fille devenir un numéro de dossier classé sans suite », prévient Mellaz.

La relaxe ou le classement sans suite par les tribunaux français sont monnaie courante dans les procès de crimes policiers. Les seuls policiers à avoir été condamnés dernièrement sont ceux qui ont tué Abdelhakim Ajimi en 2007. Traînés devant les tribunaux par un Comité vérité et justice très actif, ils ont été reconnus coupables d’homicide involontaire et de non-assistance à personne en danger et ont écopé en 2013 de 6, 18 et 24 mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Grasse. Fait rare qui n’a pas empêché la hiérarchie policière de légitimer les actes de ses agents : ils n’ont été ni suspendus, ni sanctionnés, ni même mutés. Pourtant, quelques mois plus tard, le même tribunal condamnait deux militants de ce comité à quatre mois de prison avec sursis et 150 euros d’amende pour outrage envers la police, le fameux « joker ». Motif : avoir traité des policiers d’assassins pendant une manifestation. Comme il y a trente ans, impunité policière et asymétrie des jugements sont de mise.

Face à toute remise en cause d’un agent, le corps policier fait preuve d’une solidarité indéfectible : à l’annonce de la mise en examen d’un des leurs dans la mort d’Amine Bentounsi, tué d’une balle dans le dos à Noisy-le-Sec en avril 2012 entre les deux tours de l’élection présidentielle, des policiers manifestent à Bobigny et sur les Champs-Elysées, sirènes hurlantes, à l’appel des syndicats. À droite, on demande l’instauration de la « présomption de légitimité » : un permis de tuer, en quelque sorte. À gauche, le candidat Hollande condamne les faits mais demande que le salaire des policiers incriminés soit maintenu.

Le maillage fragile d’une lutte décisive

La nouvelle de la poursuite qui avait conduit Raouf, Mehdi, Tina et Myriam dans un mur de Saint-Fons s’était répandue comme une traînée de poudre. « Quand on est arrivé à l’hôpital pour voir Tina, il y avait déjà plus d’une centaine de jeunes de notre quartier, choqués », raconte Faren. Les nuits suivant l’accident, des voitures ont brûlé dans le quartier puis une marche silencieuse a eu lieu. Plus tard, en 2012, six jeunes femmes proches de la famille montent le Collectif de solidarité lyonnais, pour récolter des fonds en vue de la très coûteuse plainte à la CEDH. Dépourvues d’expérience militante au départ, elles décident de se monter en association. « On a fait une demande de subvention à la ville de Lyon, qui nous a répondu qu’il valait mieux qu’on monte une asso- ciation pour aider les jeunes à ne plus voler de voiture ! » explique Marine, 25 ans, l’une des fondatrices. Très soutenues par la mère, Mellaz Sebaa, elles élargissent assez rapidement leur réseau de collectifs mobilisés contre les violences policières et réussissent à organiser un stage de danse zumba à Vaulx-en-Velin puis un rassemblement auquel participent d’autres familles de victimes. Elles multiplient les rencontres, sont invitées à l’antenne de Radio Canut,[32] des musiciens écrivent des morceaux en hommage. On reparle de l’affaire.

Un peu partout où surviennent des décès liés à l’activité policière, de petits collectifs semblables à celui-ci se constituent. Comité vérité et justice (CVJ) pour Lamine Dieng, pour Wissam El Yamni, pour Ali Ziri... la liste est longue. Le nom même de chaque collectif redonne une identité au défunt et politise la question de la violence policière. Celui qui vient de tomber n’est pas seulement un « jeune connu des services de police », il a un nom, un âge, un visage, une famille. Si les comités ont des modes de fonctionnement différents et des revendications propres, l’objectif est toujours sensiblement le même : agréger les soutiens et la solidarité autour des familles et des proches endeuillés, apporter un appui à celles et ceux qui ont décidé de mener une action en justice contre les policiers en cause, construire un tissu de solidarité et de support psychologique, financier, juridique, militant. La famille demeure souveraine des décisions.

Pour briser l’isolement, il a été tenté de nombreuses fois depuis les années 1980 de coordonner les différents comités actifs sur les questions « police/justice ». Mais la douleur du deuil, les procédures administratives et judiciaires pesantes, les tensions entre personnalités rendent sa mise en œuvre difficile. Pourtant, au coup par coup, des rencontres s’opèrent. 5 avril 2014, métro Anvers, Paris. Des banderoles clament « Urgence ! La police assassine », « Que justice soit faite pour Lahoucine Ait Omghar », « Se défendre de la police », « Face à la répression, la solidarité est notre arme », ou encore « Peine de mort abolie ? Ça dépend pour qui ». En ce samedi ensoleillé, plusieurs centaines de personnes arpentent les rues contre les violences et les crimes policiers. On croise des anciens du Mouvement de l’immigration et des banlieues, des militants du réseau Résistons ensemble contre les violences policières et sécuritaires, de Vies volées, de la Brigade anti-négrophobie, d’Angles morts – un collectif qui soutient les prisonniers de Villiers-le-Bel – , ou encore le collectif Huit juillet – Se défendre de la police, qui s’organise autour de personnes mutilées par des tirs de flashball.

Le soir même, une cinquantaine de personnes se retrouvent autour d’un repas dans une cantine occupée. C’est l’occasion pour des proches de personnes tuées par la police et des personnes ayant perdu un œil suite à des tirs de flashball de raconter le traumatisme subi et leur combat judiciaire et militant. D’échanger – pas uniquement par l’intermédiaire des blogs de chaque collectif – sur le système du maintien de l’ordre : « Il y a sept ans, le flashball était une arme militaire d’élite, expérimentale, maintenant tous les flics en ont », fait remarquer un jeune homme. « Si on continue à se taire, ils pensent qu’on accepte notre sort et qu’ils peuvent continuer à nous tuer », ajoute un autre. La soirée est animée d’une forte volonté de coordination et de « partage des outils et des modes d’action » : les noms des avocats aux honoraires abordables qui acceptent que les parties civiles participent activement à la défense, les numéros des journalistes qui font du boulot correct, les procédures fructueuses, les pièges à éviter. L’ambiance est au renforcement des liens entre les héritiers de l’immigration qui subissent la hoggra policière au quotidien, et les militants mutilés pendant des manifestations ou des gardes-à-vue, tout en reconnaissant l’oppression spéci- fique que doivent affronter les premiers. Cheminer ensemble, et se donner de la force pour la suite.

Application concrète deux jours plus tard, au Tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Amal Bentounsi, la sœur d’Amine, tué en 2012, passe en procès pour diffamation à cause d’une fausse publicité de recrutement pour la police postée sur le blog d’Urgence notre police assassine, son collectif. La petite annonce se termine ainsi :

« Vous voulez commettre des violences et crimes en toute impunité ? [...] La police recrute et la justice vous protège et vous acquitte. [...] Alors n’attendez plus, la police est le meilleur des métiers pour être au-dessus des lois ! »

La salle est pleine. La sœur d’Amine Bentounsi témoigne de la difficulté à mener une bataille judiciaire contre la police. Quatre personnes sont appelées à la barre pour témoigner en sa faveur. Parmi elles, la porte-parole de l’association « Stop le contrôle au faciès », qui a mis en place un numéro d’urgence et de signalement des contrôles au faciès, explique que sur les 3 000 appels reçus par l’association depuis 2011, la moitié font état de violences policières physiques ou verbales et de poursuites pour outrage. Farid El Yamni, dont le frère Wissam a lui aussi été tué en 2012, souligne : « C’est nous, les familles, qui menons l’enquête. Avant on croyait à la justice. On aurait préféré vous faire confiance. Mais on sait très bien que les policiers resteront impunis. » Mathieu Rigouste, enfin, intervient en tant que chercheur pour faire remarquer que l’organisation Amnesty International, auteure en 2009 d’un rapport accablant intitulé Des policiers au-dessus des lois, ne s’est jamais attiré les foudres judiciaires. « Ce sont toujours les mêmes qui sont attaqués, résume-t-il. Ceux qui subissent la violence policière au quotidien. Eux n’ont pas le droit de dénoncer, lutter, résister. » Il s’agit de faire taire les premiers concernés, les proches de victimes qui osent parler trop fort, pour empêcher que grandissent les solidarités, qui risqueraient de mettre en cause le système de maintien de l’ordre.

Amal Bentounsi et les témoins ont saisi l’occasion de faire de ce procès une tribune politique. Face à ces constats indéniables sur les rouages d’un système dont ils participent, les magistrats font profil bas. La procureure requiert la relaxe. Événement rarissime : ce lundi, au TGI, c’est la police et la justice qui ont été renvoyées au banc des accusés.

Touche pas à mon policier !

En janvier 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, porte plainte contre Amal Bentounsi, la sœur d’Amine tué par la police en 2012, pour « diffamation envers une administration » à cause d’un clip vidéo (« Outrage et rébellion ») publié sur son blog Urgence notre police assassine. Le procès s’est tenu le 7 avril 2014, verdict fin mai. Quelques mois plus tôt, Walid et Dorsaf du CVJ pour Abdelhakim Ajimi avaient été condamnés à quatre mois de prison avec sursis et 150 euros d’amende. En 2010, c’était le père de Malek Saouchi qui avait été attaqué en justice par le maire de la commune de Woippy, pour avoir osé diffuser, alors que son fils venait d’être tué, une photo du véhicule de police municipale enfoncé par le choc avec le scooter de Malek [33]. Poursuivre en justice les proches de victimes de la police est une stratégie classique pour les dissuader de se battre. Les rappeurs aussi sont des cibles privilégiées. En 2002, Nicolas Sarkozy, fraîchement promu ministre de l’Intérieur porte plainte contre Hamé, du groupe La Rumeur, pour « délit de diffamation publique envers une administration publique, en l’espèce la police nationale ». En cause, un texte, « Insécurité sous la plume d’un barbare », qui accompagne l’album L’Ombre sur la mesure. Les passages incriminés ne font pourtant que dénoncer une réalité bien banale :

« Les rapports du ministre de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété. »

« La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “Touche pas à mon pote”. »

« La réalité est que vivre aujourd’hui dans nos quartiers c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières. »[34]

Avant lui, d’autres rappeurs avaient été poursuivis. En 1995, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré et trois syndicats de police tirent à boulets rouges sur le groupe Ministère A.M.E.R. pour une chanson intitulée Sacrifice de poulets, inspirée du film La Haine. Le groupe sera relaxé du délit d’injure pour l’utilisation du qualificatif « poulet » mais condamné à 250 000 francs d’amende pour « incitation au meurtre ». Cette affaire a eu raison du groupe, qui s’est ensuite séparé.

2000-2014 : 126 personnes tuées par la police française

Ce recensement a été réalisé par des historiens, des collectifs militants et à l’aide de coupures de presse. Il est ici fait état – de manière non-exhaustive malheureusement – des 127 personnes tuées lors d’interventions policières ou par des policiers et des gendarmes en civil entre 2000 et début 2014. En parallèle, des indications quant aux évolutions des dispositifs et armements policiers sont données. Cette chronologie ne fait en revanche pas mention des personnes qui décèdent de façon suspecte en prison et en centre de rétention.

2000 / 3 morts
2001 / 9 morts
2002 / 5 morts
2003 / 7 morts
2004 / 5 morts
2005 / 4 morts
2006 / 7 morts
2007 / 16 morts
2008 / 10 morts
2009 / 7 morts
2010 / 10 morts
2011 / 12 morts
2012 / 17 morts
2013 / 11 morts
2014 / 3 morts (au 11 avril)
2001-2009 : 17 lois portant sur la lutte contre l’insécurité
2004-2005
2005
2006
2007
21 octobre 2010
2012
Quelques Comités "Vérité et justice"

Ces deux derniers sites recensent des informations sur plusieurs personnes tuées par la police, dont les collectifs n’ont pas forcément de site internet.

Collectifs de personnes mutilées
Collectifs de soutien et sites d’information

[1] Lancé en 2010 par plusieurs familles de victimes, le réseau Vies Volées recense les décès et diffuse des informations concernant les collectifs de lutte contre les crimes et violences policières.

[2] Les Inrocks, « Il y a cinq ans, Lamine Dieng mourait dans un fourgon de police », 23 juin 2011.

[3] Argot qui désigne un agent de la BAC.

[4] Mathieu Rigouste, La domination policière, p. 153.

[5] Voir le site urgence-notre-police-assassine.

[6] Voir le site du Collectif Vérité et Justice pour Mahamadou Maréga.

[7] Maurice Rajsfus publie depuis 1993 un bulletin mensuel recensant les exactions commises par la police, disponible sur le site Que fait la police ? et dans plusieurs ouvrages.

[8] Il n’existe pas de données officielles sur les morts liées à la police française mais bastamag.net a publié en mars 2014 une base de donnée sur 50 ans.

[9] Libération, 14 janvier 2013.

[10] Rapport sur l’évolution et la maîtrise des dépenses de contentieux à la charge du ministère de l’Intérieur, Inspection générale de l’administration, septembre 2013.

[11] La Darnaise est un quartier du plateau des Minguettes qui a une vue imprenable sur le bas de Vénissieux, où se trouve le commissariat.

[12] Durant plusieurs mois en 1983, un crime raciste est commis tous les deux jours. C’est « l’été meurtrier ».

[13] Jeunes arabes de Lyon et banlieue, collectif qui luttait, entre autres, contre l’expulsion d’enfants d’immigrés nés en France, au titre de la « double peine ».

[14] Lire Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, 2012, un très bon ouvrage qui relate les mobilisations et formes d’autodéfense contre les crimes racistes et sécuritaires.

[15] Lors de leur rencontre à l’Élysée, les Marcheurs de 1983 obtiennent de François Mitterand la possibilité pour les associations de quartier de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes.

[16] Rigouste, ibid., p. 47.

[17] Rue89, « L’indécence au pouvoir : MAM offre l’aide sécuritaire à la Tunisie », 12 janvier 2011.

[18] Mépris, haine arbitraire, en arabe.

[19] Didier Fassin, La Force de l’ordre, p. 23.

[20] Procès verbal de l’audience.

[21] Rebellyon.org, « La police a toujours raison... à la Cour d’appel de Lyon » ; 21 février 2006 ; Rue89 Lyon, « 60 % des peines aggravées : Lyon a-t-elle la Cour d’appel la plus sévère de France ? », 20 janvier 2014.

[22] France, des policiers au-dessus des lois, Amnesty International Publications 2009, p. 32.

[23] Voir le site de Gabriel Versini-Bullara, avocat à la cour, barreau de Lyon.

[24] Fassin, ibid., p. 145.

[25] À la Reynerie à Toulouse par exemple, où chaque été depuis des années, la BAC allume ses sirènes tous les jours entre quatre et cinq heures du matin.

[26] Libération, « Le ministère de l’Intérieur annonce seize nouvelles ZSP », 11 décembre 2013.

[27] Pour des détails fournis sur le sujet (doctrines, lois, dispositifs, discours à l’encontre des colonisés et de leurs descendants), lire L’Ennemi intérieur, Les Marchands de peur et La Domination policière de Mathieu Rigouste.

[28] Fassin, ibid., p. 138.

[29] Rigouste, ibid., p. 52.

[30] Voir le site du COllectif pour une DÉpénalisation du Délit d’Outrage / Contre les violences policières.

[31] Pierre Tevanian, Chronique du racisme républicain, p. 77.

[32] Radio libre lyonnaise créée dans les années 1970 (102.2 FM).

[33] Le Parisien, « Le maire de Woippy attaque en justice le père du jeune tué en scooter », 3 mars 2010.

[34] Télérama, « La Rumeur, huit ans de procès contre Nicolas Sarkozy », 29 juin 2010.


Consulté le 13 octobre 2016 de infokiosques.net
Paru dans la revue Z (n°8, mai 2014).