Au théâtre de la Justice

Tous les spectacles théâtraux ne sont pas amusants. Il en existe qui sont vachement ennuyeux, qui manquent de tout sens de la poésie et de la beauté. Tous les spectacles ne se déroulent pas dans des stades, des centres culturels ou des théâtres. Parlons de ce spectacle qui est joué chaque jour, où on paie l’entrée en liberté supprimée. Parlons de la Justice.

Commençons par dire que les acteurs des séances de la Justice assimilent plutôt bien leur rôle. Ils incarnent réellement leur personnage, ils y croient profondément et ne changeront jamais. Ce juge qui se croit dispensaire de justice, l’autre procureur qui croit combattre les injustices dans la société ou encore l’avocat qui plaide l’application correcte de la loi. Les seuls acteurs, involontaires et non-payés, qui ne se sentent pas vraiment à l’aise sont les accusés et leurs proches sur les bancs derrière. Eux non, eux ne sont pas là avec quelque croyance que ce soit, eux ils savent dès le début de la séance qu’ils ne seront pas applaudis, ni écoutés, ni compris.

Non seulement les spectacles offerts par la Justice sont ennuyeux et dirigés par une série de formalismes (les fameuses « procédures ») qui échappent à toute compréhension de ceux qui ne vivent pas leur vie à travers le prisme du code légal, ils sont aussi infâmes. Le patron qui se fait ses profits sur le dos de ses employés, qui vole leur labeur et leur énergie, est en pleine légalité, tandis que celui qui vole dans les supermarchés entre sur le domaine du délit punissable. Celui qui porte l’uniforme et fusille est quelqu’un qui protège la société, tandis que celui qui tue pour préserver sa liberté contre les usurpateurs de l’Etat est un délinquant sanguinaire. Dans le spectacle de la Justice, les mêmes choses reprochées deviennent légales ou illégales selon qui les a faites et pourquoi il les a faites.

La Justice n’est donc pas justice, qu’on pourrait avec un peu de bonne volonté encore comprendre comme un certain sens de l’équité, comme un résultat des éthiques individuelles. Mais non, la Justice, c’est la farce que cette société nous fait avaler de jour en jour pour masquer ses défauts, pour punir ses opposants conscients ou inconscients. Derrière les rideaux de la loi qui prétend protéger les faibles et préserver une place pour chacun dans cette société, règne férocement et sans exception le principe de l’argent, de l’exploitation et de la domination. La Justice, elle, ne fait que défendre ce principe contre tous ceux qui ne le respectent pas, que se soit par ignorance, nécessité ou conviction.

Est-il alors étrange que nous ne comprennions pas ce qu’il est dit dans les cours, que nous ne savons que distinguer des balbutiements ? Car nous, ceux qui combattent la profonde et permanente injustice de cette société divisée en riches et pauvres, l’asphyxie de la liberté et l’assujettissement de l’individu à l’Etat, nous parlons une toute autre langue que les acteurs de la Justice. Nous ne jouons pas des rôles, nous sommes simplement nous-mêmes. Nous n’invoquons pas des lois et des autorités, nous disons simplement ce que nous pensons. Nous ne référons pas à des lois et à des chiens en uniforme, nous nous efforçons simplement de détruire en première personne ce que nous considérons comme un obstacle à la liberté et à une vie passionnée et belle.

Assez de bavardages donc sur un tel jugement exagéré, un tel juge trop raciste, une telle loi trop dure. Comprenons enfin que nous n’avons pas de langage en commun avec ceux en toges. Allons droit au but. Ennemis de la Justice, ne perdons pas notre temps en vaine espérance d’appeler à quelque chose d’humain chez les juges, de croire que la Justice peut être améliorée. Interrompons ce beau programme de séances de Justice ; Pas de pitié avec ceux qui condamnent et enferment au nom des riches et des puissants – en cendres les tribunaux et sous terre les juges et les procureurs !


Publié dans Hors Service n°11, Bruxelles, 12 décembre 2010