Groupes Autonomes de Valence durant la seconde moitié des années 70

En réalité, dans ces années-là il y eut une grande quantité de groupes autonomes en tous genres, répartis, sans considérer d’autres zones (Portugal, Italie, France, Allemagne, etc.), sur tout le territoire de l’État espagnol. Des groupes de gens unis par des relations d’amitié ou par des intérêts communs plus ou moins subjectifs : des projets de vie en commun, d’activisme social et politique, d’une manière de vivre différente de la dominante… Leur existence fut plus ou moins éphémère. Par exemple, beaucoup d’entre eux, ou certains individus qui les formaient, renoncèrent à leur autonomie en participant à la reconstruction précipitée de la CNT à la mort de Franco, en s’intégrant dans d’autres syndicats ou dans des groupuscules avant-gardistes d’extrême gauche ; d’autres devinrent accro à l’héroïne, formèrent des coopératives ou se firent musulmans ; d’autres encore devinrent de simples voleurs ou trafiquants, des travailleurs normaux, ou des pères et mères de famille. Parmis ceux qui continuèrent à résister, beaucoup se retrouvèrent en taule, et quelques-uns furent tués par la police, les matons, la drogue, la maladie ou des accidents de voiture ; quelques autres se suicidèrent… Enfin, certains suivirent, simultanément ou successivement, une somme plus ou moins grande de ces destins ou d’autres similaires ; je ne sais pas si ce fut le résultat ou la cause de la défaite du mouvement auquel ils avaient participé, ou les deux à la fois.

 

Bien que la violence ou la « lutte armée » ne fût pas la seule manière d’agir ni la plus importante, certains de ces individus et de ces groupes recouraient occasionnellement, plus ou moins fréquemment, à des actions plus ou moins violentes, en utilisant parfois des armes. Des vols, des braquages, des sabotages, des attentats contre des banques, des casernes, des commissariats, des tribunaux, des maisons de redressement, des prisons, des agences pour l’emploi, des grandes surfaces, des infrastructures capitalistes… Mis à part les Commandos Autonomes Anticapitalistes d’Euskadi, qui, bien qu’avec des propositions théoriques et pratiques très ressemblantes, surgirent dans un contexte différent, la majorité de ces groupes, de par leur choix, leur manière de penser et d’agir, leurs relations et certaines des personnes qui les intégraient, étaient dans la lignée, par exemple, des Groupes Autonomes de Combat et du MIL (Mouvement Ibérique de Libération). Ceux-ci furent actifs à Barcelone, de 71 à 73, comme tentative de critique théorique et pratique contre l’avant-gardisme et le réformisme de la « gauche du capital », et d’appui à l’autonomie des luttes ouvrières, dont les partisans – depuis les commissions ouvrières et d’autres tentatives d’auto-organisation surgies à partir de celles-ci – avaient dû livrer un combat inégal contre la manipulation stalinienne et d’autres bureaucraties gauchistes. D’autres groupes encore se plaçaient dans la continuité des GARI (Groupes d’Action Révolutionnaire Internationalistes) qui agirent sur le territoire français et belge, en 74, en réponse à l’assassinat légalisé de Salvador Puig Antich et en défense des autres prisonniers du MIL sur lesquels pesait aussi une menace d’exécution. Ou de la multitude de groupes autonomes sans nom fixe qui surgirent au cours des campagnes contre la répression des précédents.

 

Groupes Autonomes Libertaires est le nom que la police utilisa, et dont la presse se fit l’écho, pour étiqueter certaines personnes qui furent arrêtées à Madrid, Barcelone et Valence en 1978, accusées de braquages, d’attentats et de détention d’armes et d’explosifs. Après, quelques-unes d’entre elles, plus d’autres qui les rejoignirent à mesure qu’elles étaient arrêtées, signèrent du nom de Groupes Autonomes quelques appels écrits lancés depuis la prison. À la fin de 1980, quand fut publié pour la première fois un recueil de ces communiqués, il y avait dans les prisons de l’État espagnol quelques trente personnes qui, regroupées par affinité personnelle, avaient effectivement réalisé, entre 75 et 79, des actions comme des jets de cocktails Molotov contre des banques, des agences pour l’emploi, des grandes surfaces, des commissariats, des casernes de la Garde Civile et des objectifs similaires, par exemple, en réponse à l’assassinat de Salvador Puig Antich, ou aux dates anniversaires de celui-ci et des dernières exécutions du franquisme (en septembre 75), en réponse au massacre de Vitoria en 76, ou pour les assassinats de la police dans les rues d’Euskadi début 77. En 77, une série d’attentats à la bombe ou avec des cocktails, contre des entreprises allemandes quand plusieurs prisonniers de la RAF apparurent suicidés, contre des entreprises françaises contre l’extradition de Klaus Croissant – l’avocat de quelques-uns de ces derniers – et durant la grève de la faim d’Apala pour éviter son extradition, furent réalisés parfois simultanément à Madrid et à Barcelone, d’autres fois aussi à Valence, ou encore en coordination avec des groupes français. À la mi-78, à l’occasion de la visite de Giscard d’Estaing en Espagne, il y eux des engins explosifs et des jets de cocktails contre des entreprises françaises en Espagne et contre des entreprises espagnoles en France. Ces actions se voulaient être une riposte solidaire internationaliste contre la répression sans frontières du Capital. Le soutien aux luttes ouvrières autonomes se manifesta par des attentats contre les succursales et les installations des entreprises : à Barcelone en 76, aux grèves de « Roca » et des transports « Mateu Mateu » ; à Madrid, aux grèves de la construction de 76, de « Roca » la même année et celle du Metro en 77 et, début 78, à nouveau contre le Metro et la hausse de ses tarifs. En soutien à la lutte des prisonniers, à Barcelone, à Madrid et à Valence, tout au long de 77 et début 78, de nombreux attentats furent commis contre des banques, des tribunaux, des prisons, des maisons de redressement et des tribunaux pour mineurs. En outre, un grand nombre d’expropriations devaient servir à acheter des armes et d’autres ustensiles dont ils avaient besoin pour maintenir et étendre leur activité ; à formuler une critique directe de la propriété bourgeoise et à abolir immédiatement le travail salarié au moins dans leurs propres vies. Il n’y eut jamais de « dommages collatéraux ».

 

Dans la pratique, ces groupes étaient effectivement autonomes, y compris ceux d’une même ville entre eux. Chaque individu et chaque groupe décidait lui-même de ses actions sans accepter aucune autorité ni hiérarchie. Ils se mettaient d’accord pour des actions concrètes et partageaient aussi bien les armes et les autres moyens matériels que les techniques et les informations nécessaires. Entre eux, tout cela était socialisé, à la disposition de tout groupe proche prêt à « se mettre de la partie », c’est-à-dire, à agir à ses risques et périls, et à qui on pouvait faire confiance, ce qui était évalué à partir des relations personnelles et de la participation commune aux luttes du moment. Mais ils ne formèrent jamais une organisation fixe et le nom de groupes autonomes comme le mot autonomie étaient à peine utilisés, même dans la revendication publique des actions et dans les discussions internes des groupes. Je crois qu’il était courant de penser que plus quelqu’un parlait d’autonomie – ou d’anarchie – ou prétendait la représenter, moins il y avait de chances qu’il l’atteigne réellement et plus il était probable qu’il devienne son ennemi. L’idée de « propagande par l’action » ne leur était pas étrangère, mais ils ne faisaient pas les choses en vue de leur répercussion spectaculaire. En effet, ils n’utilisèrent jamais de sigle ni de nom fixes et il y avait des actions qu’ils ne revendiquaient même pas. Ça ne les intéressait pas que le Spectacle les identifie en leur accordant une importance dans son monde manipulé, comme il put le faire après les avoir arrêtés. Ce qu’ils recherchaient, c’était à exprimer leur rejet du système capitaliste à travers des actions significatives, pour que ceux qui pensaient et sentaient la même chose sachent qu’ils étaient là, dans l’espoir de les rencontrer dans la lutte. Démontrer, comme le proposait le MIL, que le niveau de violence par lequel on pouvait, et par conséquent devait, répondre à la violence capitaliste était bien plus élevé que ce que l’on croyait communément. Il ne s’agissait pas d’une option idéologique, mais d’une tendance pratique, dont l’un des aspects principaux était la critique théorique et pratique de toute idéologie, la tentative de théoriser leur propre pratique et de mettre en pratique leurs idées et projets. Telles étaient les caractéristiques concrètes de certaines actions concrètes, dont l’expérience concrète entraîna une manière d’appréhender l’action et de s’organiser, et même de vivre, dans laquelle il n’y avait pas de séparation définitive entre le politique et le personnel. Et, surtout, il s’agissait de défendre cette façon d’agir et de vivre face aux impositions et manipulations en tout genre, c’est-à-dire, d’une attitude plutôt négative : anti-capitaliste, anti-étatique, anti-bureaucratique, anti-autoritaire, anti-hiérarchique, anti-avant-gardiste, anti-dogmatique… La partie affirmative, créative, était plutôt laissée à l’imprévu, à la liberté de chaque groupe et de chaque personne et, surtout, à l’auto-organisation de chaque lutte dans un processus de dialogue direct et de décision permanente entre les intéressés.

 

Une autre question était celle de l’autonomie des luttes qui déferlèrent alors sur tout le territoire de l’État espagnol, une autonomie sur laquelle nous misions nos attentes révolutionnaires, que nous voulions soutenir et à laquelle nous désirions nous joindre, pas lui dire comment elle devait être ou ce qu’elle devait faire. En ces années-là, proliféraient les grèves sauvage au cours desquelles les travailleurs s’auto-organisaient en assemblées obligeant les patrons et l’État à négocier directement leurs revendications avec des délégués élus par ces mêmes assemblées et révocables à tout moment, laissant hors jeu les bureaucraties syndicales, franquistes ou démocratiques, et autres intermédiaires professionnels. Souvent, ces grèves s’étendaient spontanément, grâce à la solidarité et en s’organisant en coordinations de délégués, jusqu’à se généraliser et dépasser le cadre revendicatif où elles avaient débuté. Elles en arrivèrent à constituer un problème politique d’une grande magnitude : une conception pratique de la démocratie totalement opposée à celle que prétendait alors imposer la coalition de politiciens franquistes et « démocrates » qui entendaient se partager le gâteau résultant de la tentative de modernisation du régime de domination. Au même moment, les attentats directs à la propriété capitaliste se multipliaient, particulièrement les braquages de banques, des actions tendant à se libérer immédiatement du travail aliéné, à récupérer une partie du pouvoir que le Capital nous prend ; pendant que les prisonniers sociaux, revendiquant une grâce générale, étaient en train de littéralement détruire les prisons, par des incendies, des mutineries et des évasions, et s’auto-organisaient eux aussi en assemblées et au sein d’une Coordination de Prisonniers En Lutte (COPEL). Beaucoup d’autres mouvements revendicatifs voyaient de la même manière la pratique de la démocratie, dans les quartiers, dans les asiles d’aliénés, dans les universités et les lycées, dans la rue… débordant de toutes parts les prévisions du parti de l’ordre. Tout cela joua un rôle non négligeable dans la fêlure du contrôle social qui se produisit alors. La désobéissance se propageait, la gouvernabilité devenait impossible, politiciens et journalistes se lamentaient tous les jours sur l’instabilité sociale et politique.

 

Aux alentours de 1976, il y avait à Valence un certain nombre de personnes d’origines très diverses : des ouvriers, des étudiants et des gens qui n’avaient rien du tout, des individus et des groupes unis par affinité personnelle et par une manière commune d’appréhender la participation aux agitations sociales et politiques du moment et l’action en général. Pour la plupart, nous préférions nous libérer dès maintenant du travail salarié par nos propres moyens plutôt que d’attendre une hypothétique révolution qui, d’ailleurs, ne nous paraissait pas vraiment imminente à l’échelle de toute la société. En effet, nous étions quelques-uns à partager l’idée que les opportunités de « frapper » qu’offrait l’instabilité découlant de la « Transition » n’allaient durer que quelques années, et nous avions l’intention d’en profiter tant que nous pouvions et de partir au Mexique, un peu avant que ce délai n’arrive à son terme, pour échapper, au passage, au service militaire. Pour nous, la révolution qui comptait, c’était celle que nous arriverions à faire tous les jours dans nos propres vies et dans nos relations personnelles. Pour la plupart, nous en avions marre du dogmatisme idéologique et des méthodes autoritaires et manipulatrices des groupuscules d’extrême gauche et, bien que la moyenne d’âge fut très basse, beaucoup gardaient en mémoire les échos de la récupération des commissions ouvrières aux mains du PCE, ou celle des commissions et des assemblées de quartier, et les tentatives postérieures d’organisation autonome des luttes ouvrières, comme les plateformes anticapitalistes, récupérées elles-aussi par des groupuscules avant-gardistes, ainsi que des expériences de lutte armée autonome comme celles du MIL et des GARI. Les groupes de quartier foisonnaient, dont certains par exemple, s’étaient développés, à travers la participation à des luttes de quartiers, par le débordement des clubs paroissiaux, locaux où l’Église tentait de faire du prosélytisme juvénile dans les quartiers ouvriers et dont les curés, comme les bureaucrates gauchistes, finirent par perdre complètement le contrôle. Parmi ces gens, certains étaient des travailleurs avec de l’expérience en matière de grèves et de conflits du travail, d’autres étaient déserteurs ou fugitifs, d’autres vivaient au jour le jour en tentant d’échapper au travail, en survivant à base de magouilles, de vols dans des supermarchés, etc., d’autres participaient depuis un certain temps à des actions de solidarité avec les prisonniers autonomes, d’autres aux « comités de soutien à la COPEL » ou à diverses activités solidaires avec la lutte des prisonniers contre la prison, d’autres étaient sortis de taule depuis peu où ils avaient participé aux luttes du moment, d’autres étaient en cavale… On peut dire que nous fuyions tous quelque chose : le service militaire, l’usine, le chantier, les salles de cours, la famille, la religion, l’idéologie, la prison, la société…

 

Dans les manifs et les mobilisations en tout genre qui abondaient à l’époque, nous étions toujours les derniers à nous retirer de la rue et les premiers à affronter la police, les fachos ou les services d’ordre des bureaucraties politiques et syndicales de la gauche. Au cours de celles-ci et des fêtes qui suivaient presque toujours, nous nous rencontrions et faisions connaissance. Nous nous reconnaissions surtout par nos attitudes antibureaucratiques, tendant à déborder les consignes modérées des « forces démocratiques », qui prétendaient à tout moment canaliser dans les termes de la nouvelle légalité les énergies des conflits sociaux, personnels, politiques, etc., survenant alors tous les jours et partout et s’organisant presque toujours en assemblées, pour les amener aux Mairies, aux Parlements, aux tables de négociation, aux pactes de « consensus », et autres institutions « démocratiques ». Nous voulions, au contraire, que ces conflits continuent à se poser dans la rue, dans les prisons, dans les quartiers, dans les usines et sur les chantiers, jusqu’à leurs ultimes conséquences, sans que les assemblées et les individus ne perdent leur pouvoir. Pendant qu’eux veillaient au civisme des masses et applaudissaient la police, nous leurs lancions des pierres et des cocktails Molotov, ainsi qu’aux banques, aux grandes surfaces et autres objectifs. Pendant qu’eux se contentaient de l’amnistie partielle pour les modérés de leur bord, nous, nous exigions une amnistie totale incluant les condamnés pour des délits violents – parmi lesquels il y avait encore des gens du MIL et de groupes autonomes postérieurs, la solidarité avec eux étant aussi un facteur d’unité pour nous. Pendant qu’eux rejetaient les « prisonniers communs », nous exigions une grâce générale et nous soutenions la destruction des prisons que les prisonniers eux-mêmes étaient en train de réaliser. Pendant qu’eux criaient « à bas la dictature » et « libertés démocratiques », nous criions « mort au capital » et « pouvoir ouvrier ». En somme, pendant qu’eux (syndicats, partis d’opposition, groupuscules de gauche, etc.) essayaient en étroite collaboration avec le reste des forces de l’ordre de rediriger ou de couper court à toute initiative prétendant aller au-delà du projet de démocratisation du franquisme pactisé entre le régime et l’opposition, nous exprimions et affirmions notre rage de liberté et notre désir de destruction de tout ce qui visait à nous exploiter ou à nous manipuler. En même temps, nous cherchions ceux qui pensaient, sentaient et agissaient comme nous pour nous unir à eux.

 

À partir de là, nous avons commencé à nous coordonner, par exemple, pour des jets de cocktails contre des banques, des agences pour l’emploi et des objectifs similaires : un même jour, à une même heure, à différents points de Valence, parfois pour une raison, d’autres fois pour une autre, aux moins dix ou quinze groupes de deux ou trois personnes lançaient quelques cocks, mettant le feu à leurs objectifs. En plusieurs occasions, nous nous sommes aussi coordonnés avec des gens de Madrid, de Barcelone, de France… tout comme nous l’avons raconté au début. Des actions comme celles-ci, nous ont permis de nouer des relations, de développer des habitudes et des modes de fonctionnement pour nous mettre d’accord sur des initiatives qui voulaient aller plus loin que le débordement impulsif des appels « démocratiques ». Avant, pendant et après, nous avons connu des gens plus expérimentés, qui nous ont appris des techniques comme l’utilisation d’armes et d’explosifs, la falsification de documents, le crochetage et le vol de voitures, etc. Nous avons commencé à faire des braquages, nous avons appris à poser des engins explosifs, notre action s’intensifiait. Mais au même moment, pratiquement sans que nous ne nous en rendions compte, la situation sociale avait commencé à changer et le sol commença à se dérober sous nos pieds. À mesure que nous nous faisions arrêter – ce qui commença à arriver au début de 78, quand, à la suite de l’affaiblissement du mouvement général, nous sommes devenus de plus en plus isolés, tandis que la police et son armée d’indicateurs pouvait nous prêter beaucoup plus d’attention – les compagnons qui restaient en liberté, à Valence et ailleurs, et quelques-uns qui arrivèrent à s’évader, se donnèrent pour objectif prioritaire la libération des prisonniers. Plusieurs tunnels furent creusés, du dehors au dedans et du dedans au dehors, il y eut des tentatives de libération durant les comparutions et les transferts aux procès ou dans les hôpitaux, et d’autres actions dont le pourcentage de succès ne fut pas très élevé, de sorte que des gens tombaient, au cours de ces tentatives ou pendant les expropriations nécessaires à leur financement, plus vite que les prisonniers n’arrivaient à sortir. Au bout du compte presque tout le monde finit entaulé ou grillé, tandis que le mouvement en général se retrouvait définitivement vaincu. C’est ainsi que nous nous plongeâmes dans les noires années 80, des années de désabusement et d’isolement pour nous et de toute-puissance du Capital et de l’État.

 

Pour nous, outre la destruction de l’État et de tous ses instruments de violence et d’oppression, la révolution consistait principalement en l’abolition du travail salarié. Plutôt que de fantasmer sur comment se produirait un futur processus de libération du travail (ce n’est pas qu’on ne le fit pas aussi de temps en temps), nous tâchions de nous libérer tout de suite des rapports d’exploitation en général, en vivant, par exemple , de vols, petits et grands, dont nous partagions autant les émotions et les risques que les produits. Quant au futur, la révolution devait être pour nous le début d’un processus permanent d’auto-transformation de la société par la participation libre et égale de tous les impliqués à toutes les décisions et les activités qui constituent la vie sociale, de création constante des conditions de la liberté, la libération de la partie pénible du travail et la participation libre à la partie créative, à la construction du monde humain. Comment cela se ferait, ceux qui le feraient devraient en décider à partir du moment où ils décideraient de le faire. C’est ce que nous tentions, à l’échelle de nos propres vies, en partant de nos petites communautés et en cherchant à nous coordonner avec d’autres semblables qui surgissaient ici et là et que nous pouvions rencontrer, comme le mouvement ouvrier assembléaire et les autres mouvements désobéissants dont nous avons déjà dit qu’ils constituaient pour nous un début de révolution. L’autonomie de fait, c’est-à-dire, les actes, les attitudes, les procédés comme les grèves sauvages, les assemblées de grévistes, les commissions de délégués élus et révocables à tout moment par celles-ci, la solidarité, les piquets, les groupes d’affinité ou les accords spontanés pris dans le feu de l’action, alors qu’on y coïncidait, tout cela était devenu une habitude pour beaucoup de gens, mais leurs ennemis étaient nombreux et bien organisés. Il était difficile que ces « bonnes habitudes » s’imposent contre les procédés des organisations bureaucratiques, dirigistes et manipulatrices, qui à tout moment tentaient de l’emporter sur elles, puisque les organisations de la gauche, les partis et les syndicats, devaient démontrer leur pouvoir de mobilisation, et surtout, de démobilisation, leur contrôle des masses ouvrières, pour avoir quelque chose à vendre en échange de leur part du gâteau « démocratique », et ils pouvaient compter sur tous les moyens du pouvoir dominant, depuis le monopole et la manipulation de l’information jusqu’à l’intervention de la police.

 

L’ « autonomie » était alors un ensemble d’habitudes, de méthodes, de tactiques, adoptées spontanément dans les luttes concrètes qui se produisaient dans la rue, sur les chantiers, dans les usines, dans les prisons, dans les quartiers, etc., en appliquant directement, souvent intuitivement, les leçons du passé immédiat, sans que la majorité de leurs protagonistes se demandent pourquoi ils faisaient les choses ainsi. Ça tombait sous le sens, il n’y avait pas d’autre manière de les faire. Le principal défaut fut peut-être bien ce manque d’une conscience claire de ce qui se faisait, comment et pourquoi, de quels étaient les ennemis de cette manière d’agir et des procédés qu’ils utilisaient pour s’opposer à elle. Spontanéité inconsciente, absence de théorie critique, d’un mode de penser stratégique suffisamment étendu. D’un autre coté, les gens disposés à une lutte sans merci étaient une minorité, le reste appartenait à ce que l’on appelait alors la « majorité silencieuse », qui s’identifiait passivement avec le projet « démocratique », complètement éblouie par l’illusion de l’« État-providence » et de la « société de l’abondance », sans se rendre compte que la société espagnole parvenait trop tard à tout cela, alors que c’était déjà en pleine décomposition. Il se peut qu’il n’y ait jamais eu un véritable « mouvement », un grand nombre de gens luttant d’un commun accord pour des objectifs communs qui leurs étaient propres. La majorité de ceux qui se mobilisaient, et même beaucoup de ceux qui défendaient les assemblées, le faisaient pour des améliorations de leurs conditions de travail et de consommation et autres revendications « particulières », parfaitement traduisibles au langage de l’État et du Capital. Peut-être que la situation n’était pas aussi « révolutionnaire » que nous l’aurions voulu. Pourtant, on peut dire que la vague assembléaire de 76-78 fut d’une grande force, en arrivant à conditionner tout le développement de la « Transition », et créant, tant qu’elle dura, une situation ingouvernable, s’étendant du travail à beaucoup d’autres cadres et mettant en danger à tout moment les bénéfices du Capital. De telle sorte que toute la « Transition » peut se voir comme un affrontement entre ceux qui voulaient canaliser les énergies libérées par l’affaiblissement du régime franquiste dans les cours « démocratiques » et nous qui voulions les déborder.

 

Mais ces perspectives rebelles furent battues, ici comme dans le reste de l’Europe, par l’action combinée de la violence policière, du leurre politique et syndical et de la séduction spectaculaire. Puisque la révolution ne gagna pas, la contrerévolution triompha. Comme une réponse ironique à notre refus du travail, le Capital nous donna la reconversion industrielle, le chômage, le travail au noir et l’emploi précaire, la restructuration de la production, un reconditionnement du territoire social basé surtout sur des critères de contre-révolution préventive. Le Capital, le « devenir monde de la marchandise », a aujourd’hui plus de vigueur que jamais. Outre le degré de développement qu’atteint la stupidité consumériste, le travail salarié continue d’être l’esclavage, la servitude de notre temps ; le fait concret, actuel, de l’aliénation ; le mode de relation sociale d’exploitation par lequel nous perdons la liberté en vendant notre énergie pour que le Capital produise et reproduise avec elle, selon ses propres modèles et intérêts, son monde-marché dans lequel nous sommes forcés de vivre sans avoir la moindre chance de l’altérer ou de lui donner forme selon nos propres désirs et besoin. Le développement technologique, diminuant l’importance de la force de travail humain dans le processus productif, a rendu le travail salarié de moins en moins nécessaire. De cette manière, il a pris la forme et le contenu d’une domination qui n’a de sens que pour elle-même, ceux de la toute-puissance, du sadisme des exploiteurs, et de la servitude volontaire quant aux exploités. L’ennui, c’est que nous continuons à être ses prisonniers, comme nos parents et nos grands-parents, mais que nous ne disposons plus de la force qu’avait la classe ouvrière d’antan, qui découlait de sa position dans le mode de production ainsi que de sa conscience de classe. Nous continuons à dépendre du Capital tandis que celui-ci dépend de moins en moins de nous. Il n’y a plus aucun critère humain effectif qui puisse juger et altérer le cours de l’histoire, c’est le courant du Progrès qui juge et décide de tout. La mégamachine exploiteuse, renforcée technologiquement, règne totalitairement comme un pouvoir parasitaire sur la vie, comme la substance absolue constitutive de toute réalité, empêchant d’infiniment de manières la formation de tout sujet individuel ou collectif qui puisse s’y opposer.

 

Je voudrais qu’il soit clair que ce récit n’a pas pour but de servir aujourd’hui d’exemple à qui que ce soit. Au contraire, dans la narration même de ce que nous pensions, ou de ce que je pense maintenant que nous pensions alors, on peut distinguer certaines bêtises et illusions idéologiques sans autre fondement que l’aliénation – qui consiste au bout du compte en un éloignement de la réalité, même forcé –, et dans notre pratique beaucoup de faiblesses et quelques stupidités. Par exemple un certain fétichisme des pistolets, une espèce d’activisme armé, qui nous menait fréquemment à confondre la violence avec la radicalité, et nous éloignait, de par la spécialisation en actions et dynamiques clandestines, des luttes sociales réelles qui, évidemment, se déroulaient dans un champ beaucoup plus ample. Un contre-culturalisme immédiatiste qui, en mettant trop l’accent sur le quotidien personnel, nous faisait négliger la recherche de perspectives sociales, historiques, stratégiques. Un certain spontanéisme autosuffisant qui nous faisait oublier la nécessité de coordination pratique concrète des différentes luttes et de ceux qui luttaient. En réalité, nous conservions encore une grande partie de la foi déterministe dans le fait que le prolétariat devait fatalement faire sa révolution sociale, de telle sorte que nous pouvions le laisser faire, pendant que nous nous dédiions à notre révolution personnelle. Tout cela jouait en faveur des tendances dominantes sur tous les terrains – politique, travail, quartier, antirépression, etc. – qui, par la suppression de toute méthode ou occasion de dialogue direct, de réflexion, de décision, d’auto-organisation et d’action collectives, à commencer par les assemblées, et leur substitution par les mécanismes de médiation étatiques, marchands et finalement technologiques, et la réclusion de chacun dans sa vie privée, laissaient les individus, à commencer par nous-mêmes, isolés et à la merci de la police et du marché.

 

Ce qui était alors déjà erroné, parce que délirant et illusoire, le serait bien plus encore maintenant, vingt-cinq ans plus tard, dans une situation beaucoup plus difficile et complexe et complètement différente à certains égards essentiels. Il ne faut rien mythifier, ni personne. Toute cette histoire n’a de sens que si elle sert à ceux qui la liront de matériel pour comprendre le passé immédiat tel qu’il a contribué à construire le présent, c’est-à-dire, dans la mesure où vous serez capables de juger de ce qui est dit ici, et de ce qui n’est pas dit, ce qui suppose que vous disposiez de concepts construits par vous-mêmes à partir de votre propre expérience pratique qui, s’ils servent à quelque chose, doivent aussi servir à la juger… Dans un monde où toutes les « réalités » et surtout la « réalité » en général, se constituent d’après ce que dicte le fétiche marchandise, précisément ce qui apparaît comme réel est par définition faux, un élément du mensonge dominant. Postuler une vérité différente implique de défier celle qui nous est imposée, ce qu’il ne convient pas de faire si l’on ne dispose pas de forces suffisantes. Il faut d’abord construire cette force. Sinon, la défaite est assurée et les « réalités », petites et partielles, qui se déclarent contre le Capital, sont vaincues d’avance, et se convertissent aussi en marchandises, ou en fétiches et en rituels, consécration de l’impuissance, acclimatation, falsification de la révolte. L’ennemi a aussi beaucoup d’avance sur nous sur le plan de la conscience, il connaît beaucoup mieux que nous un territoire qui est le sien, et il nous connaît aussi mieux que nous ne nous connaissons nous-même. Tout cela suite à la défaite et à la consécutive dispersion d’un mouvement révolutionnaire qui fut interrompu durant des années, étant vaincu comme sujet, en même temps qu’étaient supprimées les conditions matérielles, objectives, de son existence. La reprise de ce mouvement n’est pas une simple question de Foi, idéologique, sentimentale ou quelque chose comme-ça. Il ne suffit pas non plus de la désirer, il faut reconstruire une conscience critique collective, reprendre une pratique consciente, entamer un processus de communication basé sur le rejet du mode de vie capitaliste et sur le désir et la lutte pour la liberté, la justice et la dignité, et trouver par cela de nouvelles bases pratiques, des leviers matériels pour faire face au Capital. Il faut aussi bien prendre le temps de réfléchir sur les véritables résultats de la lutte armée comme affrontement direct avec l’État de la part de groupes de plus en plus séparés et militarisés, dans la « contre-révolution » de la fin des années 70 et des années 80, surtout en ce qui concerne les manœuvres de manipulation et de déformation, et sur les changements stratégiques qui ont eu lieu depuis lors sur le terrain de la guerre sociale. Agir d’une manière ou d’une autre sans avoir fait cela, en imitant de manière acritique et sans aucune préparation des attitudes qui, dans beaucoup de cas, furent déjà erronées en leur temps, c’est rendre la tâche trop facile à l’ennemi.


Titre original : Grupos Autónomos de Valencia en la segunda mitad de los 70 , paru dans Ekintza Zuzena . Aldizkari Libertarioa (Bilbao), 2007
Traduit de l'espagnol dans CO.P.E.L, tunnels et autres apports de groupes autonomes/Expériences de lutte autonome dans les années 70 et 80 à Valence (Espagne) , ed. Typemachine (Gand, Belgique), 2e ed. octobre 2007